Centre National des Arts et des Cultures Tsiganes

par Nain Hognon
vendredi 16 octobre 2015

Lettre à Madame Fleur Pellerin

Ministre de la Culture et de la Communication

 

Madame la Ministre,

 

Le projet, Art Bohème des Périphéries, exposition fugitive itinérante au cœur des capitales européennes, commencé en août 2014, c'est accompagné, à votre attention, et à l'occasion de ses premiers stationnements de septembre 2015, (Paris, Bruxelles, Berlin, Prague, Buchenwald, Nuremberg, Strasbourg, Rennes), de l'envoie d'une carte postale à l'effigie du projet. https://artbohemedesperipheries.wordpress.com/

 

Monsieur François Hollande, Président de la République, informé du départ de cette action artistique, a bien voulu, par l’intermédiaire de sa Chef de Cabinet, Madame Isabelle Sima, me faire parvenir un courrier d'encouragement. (Copie sur le site ABDP)

Ce projet ABDP, qui a fait l'objet de deux émissions sur France Inter, le 1 & 2 octobre 2015, a pour ambition d’interpeller les élites, pour la création d'un ''Territoire d'expression'', propre à la population tsigane de France. C'est une richesse inestimable, que de pouvoir constater que la France est le seul territoire en Europe, qui rencontre une telle diversité de populations tsiganes traditionnellement implantée depuis des siècles, aux cœurs de ses régions : Manouche, Gitane, Rom, Sinti, Yeniche. Je ne vous encombrerez pas de détails quant aux difficultés majeures que nous rencontrons de part notre identité, cependant, vous ne pouvez ignorer, en qualité de Ministre de la Culture, représentante des cultures nationales, qu'une partie de la population française, subit, depuis des siècles, une persécution intensive et soutenue, étayée uniquement par son appartenance à un groupe social parfaitement identifié. Administrativement nommé Gens du Voyage, la population tsigane de France, étayée par une culture ancestrale, est reconnu comme groupe ethnique sans région d'origine, et représente en France, selon l’étude réalisé en 1998 par l'anthropologue David Levinson, environ 1 300 000 personnes.

Ce chiffre est en adéquation avec notre propre estimation.

Louvoyant entre ces difficultés, comme autant d’écueils ou de freins à notre évolution, notre population, a, malgré cela, et depuis de nombreuses générations, distrait, égayée, amusée, étonnée nos concitoyens, par ses mélodies, ses comédies, ses métiers de cirques, forains, théâtres, ou en vulgarisant le cinéma, et tout autre genre culturel qu'elle croisait ou concevait.

Personne ne pourra mettre en doute, que l’art et la culture, depuis des siècles, sont des pierres angulaires de l'identité tsigane. Et nous sommes encore de très nombreuses familles, en France, à perpétuer cette tradition nomade. Certaines entreprises culturelles, perdurent dans des structures industrielles de grande envergure, (familles de cirque, industriels Forains), et travaillent en direction des grande villes, tandis que d'autres, plus petites, (théâtre, musique, art divers, petits métiers), animent plutôt les villages et les petites communes.

Aucun lieu, ni aucune place de village, ne peut dire aujourd'hui, ne pas avoir été traditionnellement en présence de nos familles, au cours des siècles passés. De plus, chaque village, chaque commune, chaque ville peut être, à tout moment, et indépendamment de ses structures ou capacités d'accueil, (nous sommes en général autonomes), sollicitée par l'une de nos structures culturelles.

C'est là, la force de notre engagement dans ce domaine particulier.

 

Je reconnais, cependant, que cette itinérance traditionnelle, pratiquée par nos familles, a plutôt mauvaise presse, aujourd'hui comme hier, aux yeux des élus et d'une partie de la population française. C'est un handicap majeur, mais il ne faut pas croire pour autant que ce nomadisme coutumier, nous éloigne de la création contemporaine, ou nous détourne d'une évolution sociétale. En effet, le regard qui est le nôtre, et qui anime notre création, n'est pas simplement tournée vers une survie professionnelle et culturelle, mais bien orienté vers une recherche artistique actuelle. D'ailleurs, la sélection, par le Centre National du Théâtre, en 2013, pour une Aide à la Création, de ma pièce, « L'hymen Promis d'Artémis », confirme que notre écriture est contemporaine, et en résonance avec les aspirations du monde moderne.

 

Vous conviendrez que l'identité tsigane est, pour la jeune création contemporaine non tsigane, un exemple à suivre, et les nombreuses compagnies en quête de reconnaissance, aiment se parer de nos oripeaux. Il suffit, pour s'en rendre compte, de parcourir les divers festivals..

L'identité tsigane est une référence majeure dans le domaine artistique !

 

D'aucuns pourraient considérer comme un paradoxe, d'observer que la population la plus caricaturée, ait une telle volonté de communication.

Il faut y voir le besoin de redessiner certains concepts de notre perception du monde, pour que perdure notre nomadisme ancestral. En effet, l'apparence est trompeuse, car la philosophie structurelle de notre conception de l’environnement échappe, faute de connaissance, aux clichées véhiculés par ceux qui s'inspirent, souvent pour nous rendre hommage, de nos existences.

Nous n'avons pas de terre à conquérir, mais simplement un besoin de territoires éphémères.

Le temps d'un spectacle, ou d'une foire, pour ceux qui voyagent, ou le temps d'une vieillesse, pour ceux qui ont dételé leur caravane. Caravane que nous brûlerons pour que s'efface toute trace de vie terrestre. Car la culture tsigane, que nous soyons nomade ou sédentaire, anime chacune des phases de notre être bohème.

 

L'être bohème est une pièce contemporaine que j'ai écrit en 2010, et qui traite de l’ambiguïté de notre identité et de son reflet dans le miroir de la culture d'une nation.

Le projet Art Bohème des Périphéries atteste également de ce concept d'art contemporain.

Mais comment imaginer, en effet, qu'une commune qui reçoit une demande de stationnement pour quelques caravanes, accepte l'idée que les artistes qui composent cette famille, aient engagée une recherche artistique d'envergure, propice à une avancée sociétale ?

De cette même façon, comment imaginer qu'une institution recevant une demande de subvention d'une famille tsigane, accepte l'idée que les artistes qui animent les projets portés, aient engagés une recherche artistique d'envergure, durable, propice également à une avancée sociétale ?

Nous touchons, par ces deux questions, le fondement même des difficultés que rencontre notre population :

Un rejet globale de notre culture, (et sa conception clanique), nomade ou sédentaire.

Un rejet globale de nos réflexions, et de l'impact de nos cultures sur les cultures environnantes.

Et je ne prendrais que l'exemple d'un grand artiste international :

Le travail de Django Reinhardt : Jazz Manouche en France, nommée French Jazz, à l’extérieure des frontières.

Django a défini à lui seul l'identité musicale moderne d'une nation !

Sa portée majeure sur la musique française, a t-elle un impact, aujourd'hui, sur l'accueil de nos familles ?

Artistes ou non artistes ?

L’expérience me permet de répondre non à cette question !

 

J'en conclu que l'apport de notre population au bien commun universel, et notre volonté d’apaisement n’ont aucune incidence sur le regard que l'on nous porte !

Si nos actions n'ont aucun impact sur le rejet que nous subissons, il faut accepter l'idée que seule notre existence, nomade et sédentaire, soit la cause du racisme à notre égard !

Nous ne pouvons pas évoluer avec l'idée que certains aspirent à nous voir disparaître !

Artiste de profession, je n'aborde ici, que le domaine de la culture, mais il en est un autre majeur que je peux néanmoins souligner : En effet, nous pourrions, à notre bénéfice, si nous voulions mettre en image les bienfait de notre population pour les populations du monde, parler des centaines de millions de tonnes de ferrailles et de métaux lourds, qui polluaient autrefois les territoires, et qui, depuis des dizaines d'années, ont été récupéré par les familles tsiganes.

Certains chercheurs avancent que l'eau aurait une mémoire.

Si c'est le cas, nous ne pouvons qu'espérer que les nappes phréatiques intercèdent en notre faveur au moment opportun !

Car il est un autre domaine, complètement occulté, ou ignoré des sociologues et des médias, mais qui reste néanmoins un poids majeur dans la structure fondamentale de l'identité tsigane :

Une spiritualité énigmatique !

En effet, l'ensemble des personnes croyantes, se reconnaissant appartenir à la population tsigane, sont toutes, (en romani tchib - langue tsigane), quelles que soient les religions pratiquées, Devlikané : Issus de Devel.

Et nous pouvons dire sans erreur, que toute personne portant ce nom de Devel, en elle, est tsigane.

Devel, (Del, Devla), étant la divinité tsigane d'une croyance monothéiste ancestrale, et transmise oralement. Même un athée, porte en lui, par ses ancêtres, le nom de cette divinité.

Et dans cet aspect de notre identité spirituelle, se trouve peut-être, par la définition du Bien et du Mal véhiculée par les religions du Texte, la cause de ce besoin de nous éradiquer.

 

Vous admettrez, Madame la Ministre, que, sans entrer dans les détails de cette partie obscure et mouvante de la culture tsigane, lorsqu'un groupe est porté par une divinité qui peut-être étayé par l'ensemble des religions, autant que par l'athéisme le plus profond, il devient difficile de faire disparaître cette identité. Le nom que l'on nous donne, ou que l'on se pare, n'a aucune incidence sur ce concept spirituel, fondateur d'une identité. De plus, pour certains d'entre nous, cette spiritualité particulière, a un impact sur notre relation, par la mémoire, aux territoires et à certains lieux.

Faute d'écoute et d'attention de notre culture orale, les siècles passés ont négligé cette partie de notre structure intellectuelle et philosophique, intensifiant l'absence de compréhension de nos besoins spirituels, culturels, philosophiques, par un manque de communication, laissant croire, par facilité, que nous n’étions qu'une meute de vagabonds sans fondement formel ou structurel.

Ce ne sont là que quelques exemples, quelques détails de l'immense richesse qui constitue la culture tsigane, mais ils vous informent de notre capacité à investir aussi bien les territoires, que les religions, ou les concepts philosophiques les plus hermétiques, en les faisant nôtres.

Non pas par profit, mais autant par nomadisme existentialiste, que par attention.

Les événements dramatiques, en France et en Europe, internements, déportations, exterminations, ont anéantie une partie de notre identité, et il nous a fallu plusieurs décennies pour nous reconstruire intellectuellement, et nous extraire de ces ornières nauséabondes et destructrices dans lesquelles on a voulu nous ensevelir. Parallèlement à cette lente restructuration, les relations avec les communes, et les administrations, sur notre propre territoire national, sont devenue de plus en plus tendus, et les interdictions de stationnement, un frein à toutes avancées professionnelles, culturelles, et sociétales.

Personne ne peut nier que notre reconstruction c'est accompagnée, et s'accompagne, aujourd'hui encore, d'un profond déni de nos droits de citoyens de culture tsigane.

 

En raison de ces trop nombreuses blessures, non encore cicatrisées, la distance qui nous sépare de la nation, semble insurmontable pour certains !

Cependant elle doit être comblée sans retard !

En effet, la nation doit reprendre contact avec nous, comme elle l'a fait avec d'autres cultures, car citoyens français, nous n’avons pas vocation à nous éloigner de la République.

Compte tenu de ces quelques informations, il faut donc maintenant envisager l'avenir de notre population au sein de la nation avec de nouveaux outils, plus en phase avec l’édification de notre structure philosophique, culturelle ou intellectuelle restructurée, ou en voix de restauration.

Besoin de reconnaissance, de relations humaines et culturelles stables et constructives, auxquelles aspirent légitimement l'ensemble des peuples.

 

Monsieur le Président de la République, dans son encouragement au projet Art Bohème des Périphéries, souligne, dans son courrier du 17 septembre : « l'esprit de partage qui caractérise la culture tsigane ».

Je veux croire, compte tenu de nos aspirations, que ces mots ne sont pas sans signification dans la parole d'un Chef d’État, et que leurs portées ouvrent de larges horizons, et c'est donc pour moi, une belle rencontre, que cette réflexion, cette assurance, cette belle pensée de Monsieur le Président de la République croisée sur le trajet de cet Art Bohème des Périphéries, car elle entrouvre une dimension poétique de notre identité, que les décennies précédentes avaient occulté.

 

C'est à ce titre, Madame la Ministre de la Culture et de la Communication, que j'ai l'honneur de solliciter la création d'un :

Centre National des Arts et des Cultures Tsiganes.

Cet outil permettrait aux artistes de se consacrer sereinement à leurs travaux, aux philosophes de travailler à de profondes réflexions, aux auteurs de parcourir cette culture orale qui nous porte depuis des millénaires, au théologiens de réfléchir profondément, sereinement, à ce qui anime notre spiritualité, aux porteurs de traditions professionnelles ancestrales, de transmettre leur savoir en toute quiétude, et à nos ambassadeurs d'accomplir leur devoir de représentant avec à leur coté la force d'un groupe en marche vers la conciliation et l'harmonie du peuple de France.

Et il ne s'agit pas ici de la vision onirique d'un saltimbanque perdu dans son imagination, mais bien d'un réel besoin, construit sur une analyse profonde de la situation actuelle et passée. Les grande civilisations n'ont laissé leurs noms dans l'histoire des peuples, que par l'art et la culture. La civilisation tsigane est une entité diaphane, qui ne transparait que par les peuples qu'elle côtoie, mais elle n'est pas imaginaire pour autant. Je ne doute pas que chacun, chacune de ceux ou celles qui se reconnaissent sous l'une des ces appellations, Tsigane, Manouche, Gitane, Rom, Sinti, Yeniche, Gens du Voyage, Français Itinérant, Voyageurs, ou toutes autres dénominations que l'on nous donne, sauront reconnaître le chemin à défricher. Ensemble, il nous reviendrait d'affirmer l'art et la culture tsigane comme une part constituante de la nation française.

De plus, en ouvrant de façon officielle les portes de notre univers, cette reconnaissance nationale attesterait de l'authenticité de nos démarches auprès de tous, et je crois fortement que l'impact serait bénéfique, sur le long terme, à l'ensemble de la population française.

D'autres groupes, ont pleinement réussit, par la culture, cette inversion.

La Révolution Française a négligé notre identité, et les aspirations d'un homme.

En effet, en 1786, un groupe de représentant de notre population, piloté par Louis Reinhardt, assisté de Christophe Lehman, sollicitait déjà auprès du roi de France, la reconnaissance de l'identité tsigane, et assurait qu'elle serait en mesure de fournir de ''bons et loyaux sujets''.

Ces représentants ne réclamèrent, en retour, qu'un libre droit de circulation !

Mais le siècle des Lumières n'aura pas pas la volonté d'éclairer notre route, et la Révolution Française ne nous accompagnera pas sur les chemins de la Liberté, de l'Egalité et de la Fraternité.

Les Cahiers de Doléances, ne passeront pas entre nos mains !

Seuls, accompagnés de notre volonté et notre énergie, nous arriverons, cahin-caha, jusqu'en cette années 2015.

 

229 années plus tard, moi, Louis, Jean Marcel Hognon, né sur les berges de la rivière Charente, dans la caravane familiale, je m'inscrit dans la mémoire et les pas de Louis Reinhardt et de Christophe Lehman, pour réitérer cette même demande !

 

A ce titre, je sollicite un entretien, et je reste, Madame la Ministre de la culture, à votre disposition pour mettre en place un groupe de réflexion, composé de personnes d'horizons différents, pour réfléchir à cette structure.

 

En parallèle de cette demande, j'ai le plaisir de vous informer que le Mouvement Intellectuel Tsigane, qui fêtera en 2016 ses vingt années d'existence, vient de lancer une campagne de valorisation de l'identité tsigane.

Un teaser est en préparation.

 

Une copie de ce courrier est envoyé à Monsieur le Président de la République, et à quelques uns de nos représentants les plus engagés.

 

Je vous prie de croire, Madame la Ministre de la Culture et de la Communication, à l'expression de mes salutations les plus respectueuses.

 

Louis, Jean, Marcel Hognon

 

Lettre envoyée à Madame la Minsitre de la Culture et de la Communication le 1 octobre 2015, et reçu le 5 octobre 2015.

 


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