Charlie nous dit : indignons-nous

par Rage
samedi 10 janvier 2015

Rédacteur et observateur fidèle, je n'ai plus posté d'article depuis un bon moment sur Agoravox. Lentement, j'ai vu, à l'image de la société, les propos dériver, devenir plus dur, plus radicaux, plus réactionnaires. Plutôt que de lutter assidûment contre ce mal - la peur - qui ronge notre société en mal de projet collectif et de repères, j'ai préféré observer.

Aujourd'hui, les terribles faits que nous venons de vivre les du 7 au 9 janvier, m'amènent à penser qu'il y aura un avant et un après. La question est de savoir, si, à ce point précis de notre histoire collective, nous allons basculer d'un côté ou de l'autre de la barrière. Notre société est en plein doute, et, sans repère et sans guide, hésite sur elle même. Dans l'épreuve, peut-être saura-t-elle se réunir sur l'essentiel et engager les choix cruciaux qui l'attendent.

En effet, la tendance est à l'oeuvre depuis déjà trop longtemps car personne n'a osé mettre au centre des débats, les sujets qui fâchent. La droite s'en est servi de fonds de commerce au point d'y perdre ses propres valeurs afin de conserver le pouvoir, à tout prix. La gauche, timorée, émiettée et impréparée n'ayant pas fait son travail préparatoire philosophique, n'a fait qu'éviter de les aborder. L'extrême gauche, elle, en manque de leader et de crédibilité (ou des deux à la fois), s'est effilochée. En revanche, l'extrême droite, a su profiter de ce "vide" pour dérouler, lentement, mais habilement ses tentacules du rejet de l'autre et du repli sur un soi qui n'a plus de sens dans un monde ouvert et mondialisé... mais trouve un écho dans la société profonde qui souffre économiquement et se sent exclu de son propre territoire.

 

Le thème le plus crucial, le plus clivant, le plus sensible, est bien évidemment celui des immigrés, des musulmans et du radicalisme, de l'islamisme et enfin du fanatisme.

 

Charlie, était précisément une lumière dans l'ombre, une lumière d'insolence et de liberté se battant pour défendre le fait que l'on puisse rire de tout, y compris de la religion, y compris de ces tabous que l'on n'ose aborder : l'islam, l'intégration, Israël, l'argent roi etc... Charlie, c'était quelqu epart notre canard enchaîné de l'indiscipline et de l'humour potache.

 

Si Charlie a été attaqué, c'est notre liberté, et même plus encore, la paix qui est attaqué. Cela a déjà été dit, mais là où le discours ne va pas assez loin, c'est que cette paix n'est pas attaqué à l'instant T, mais bien depuis trop longtemps sans qu'aucun discours ne s'en émeuve, sans qu'aucun leader "progressiste" ne se dresse pour en contrer les poisons.

 

La gauche, et plus particulièrement le mandat de renonciation de François Hollande, mais aussi la droite, avec les communautarismes attisés par Sarkozy, ont leur responsabilité dans ce tragique résultat. Il fallait certes s'y attendre compte-tenu de nos engagements militaires en Lybie et en Syrie, mais aussi - et surtout- par le fait de ne jamais avoir laissé aux musulmans modérés, la place qui devrait être la leur dans la société. Nous n'avons jamais abordé le sujet de leur éviction spatiale, politique, culturelle du modèle Français parce que nous n'avons pas su dire "non" à certains excès, et dire "oui" à leur intégration dans les institutions du pays.

Enfin, nous n'avons pas su nous positionner clairement sur le sujet Israelo-Palestinien, frileux au risque de dire que l'extrêmisme israélien n'est pas plus tolérable que le fanatisme du Hamas, et que la seule issue possible consiste à ce que la Palestine puisse vivre dignement aux côtés d'un territoire Israëlien, ce qui nécessite des compromis et non du tout répressif dur (je pense aux bombardements qui eux aussi, laissent des traces dans les esprits et dans le temps).

 

La gauche n'a pas su répondre aux défis qu'elle aurait du assumer de prendre à charge. Je pense à cette société, à ce système qui concentre les richesses, qui lessive, qui exclu et qui marginalise une part de plus en plus importante de la société (travail, territoire, ...) pour un but qui s'avère de moins en moins partagé, compris, durable. Qu'on le veuille ou pas, le 21ème siècle sera celui d'un passage à un autre modèle de société, portée par les jeunes et les progressistes, ou ne sera qu'une redite, tragique, du siècle passée avec une énième redite de l'histoire (crise financière, repli, montée en puissance des nationalismes et la suite que l'on connaît déjà mais sera différente car l'histoire ne se répète jamais à l'identique).

 

Dans ce contexte, les auteurs de ces attentats étaient des jeunes paumés, désoeuvrés, embrigadés, sans idéal ni espoir. Des jeunes, impardonnables, sans respect de la vie, y compris de la leur certes, mais qui ne sont pas des jeunes isolés. Ils font partie d'une mouvance plus répandue qu'on ne l'imagine qui est précisément issue de nos aveuglements et renoncements. Mais cela n'aurait pas été aussi loin si, depuis quelques années, une petite musique ne s'était immiscée dans la résonance médiatique assimilant les plus radicaux à tous les autres qui oeuvrent pour la France, tous les jours, et ce, depuis plusieurs générations. Nos propos excessifs couplés aux interventions du "monde" occidentale ont été le terreau nocif de cette radicalité. Nos renoncements à aider les modérés (en Syrie) pour maintenir des dictateurs, l'opportunité pour cette radicalité de concrétiser un territoire, un état de la haine et de la terreur. Il ne faut pas nous étonner qu'un jour cette réalité frappe à notre porte. 

 

La montée en puissance du Front National, des "néo-réacs" de tous poils, issus de la frange la plus riche de la société ayant tissé une alliance contre nature avec les plus faibles en mal d'écoute et d'avenir, a conduit à mettre sur le devant de la scène des personnalités comme Dieudonné, Zemmour et autres Finkielkraut et même Houellebecq plus ou moins sciemment... sans que personne ne vienne contrer intellectuellement, moralement, et idéologiquement les idées nauséabondes que leurs propos diffusent et diluent dans une société paumée.

Le triomphe commercial d'un Zemmour est le symptôme de notre malaise, de notre mal-être et surtout de l'absence de projet de société commun qui viendrait à nous réunir plutôt qu'à nous diviser. Pourtant, il y avait déjà eu des signes avant-coureurs avec les propos outranciers et parfois pire que l'on a pu entendre sur le débat du "mariage pour tous".

 

Alors oui, j'en veux à la gauche si faible de ce pays d'avoir renoncer à proposer un idéal, à toujours se cacher dans la bien-pensance du moment, dans la connivence entre copains et finalement dans le silence complice qui permet à ce type d'atrocité de pouvoir se tenir dans notre pays, laissant une large partie de la population face à ses propres interprétations, et démons. Il ne faut par ailleurs pas être naïf, ces faits tragiques ne sont que la face émergée du mal plus profond, plus insidieux encore, qui n'est pas nouveau et qu'il faudra dorénavant avoir en tête : l'affaiblissement de la laïcité. Cette affaiblissement couplée au fait que le monde musulman soit sous pression depuis des dizaines d'années, car il n'ayant pas fait sa révolution religieuse, est une porte ouverte au retour d'une nouvelle forme d'obscurantisme religieux.

Cet obscurantisme se nourrit des peurs et s'est toujours construit sur le "choc de civilisations" qui n'a pour fin que de nous opposer dans un conflit où tous nous serions perdants.

 

Les phares que pouvaient être, pour le monde musulman, la Turquie ou la Tunisie du fait d'une laïcité historique, ont été mis à mal d'une part par la chute d'un monarque-dictateur, d'autre part, par le retour d'un pouvoir religieux aux apparats démocratiques. En somme, le monde musulman n'a aujourd'hui que le choix entre dictature religieuse, dictature militaire ou monarque souverain. N'ayant pu se libérer de la religion, puis du souverainisme, le monde musulman n'a pas encore évolué vers notre "modèle" occidentale qui s'est construit sur plusieurs révolutions et abouti à ce jour au modèle, imparfait, de la république démocratique.

 

Notre part de responsabilité dans ce résultat est indéniable. Pour diverses raisons, dont le pétrole, nous, occidentaux, avons préféré des dictateurs militaires à des pouvoirs tribaux ou religieux... sans pour autant permettre l'avènement d'une démocratie, libre et souveraine. En manipulant le monde musulman, en intervenant sur son sol, en lui dictant ce qu'il avait à faire, nous n'avons fait qu'attisé son repli sur ses valeurs historiques, sur la religion et donc sur les extrémismes.

 

Le sujet n'est pas facile à aborder, mais nous sommes clairement en face d'une divergence profonde d'appréhension du monde, ou par ailleurs, le rôle de la femme sera sans doute la clé du sursaut. Nous sommes en face d'un combat qui ne se mène pas uniquement sur le champ de bataille, mais se conduit sur les idées, la pensée, le sens de la vie. A ce titre, nous pouvons aussi nous ré-interroger sur nos buts et notre société de consommation qui consume toutes les richesses de ce monde et opprime plus ou moins directement une part non négligeables de populations (musulmane... ou pas), qui, un jour ou l'autre, ont pu, peuvent, ou pourront se révolter.

 

 

Si je suis Charlie aujourd'hui, demain, je veux que Charlie génère un sursaut pour que de ce mal, naisse un bien. Ce bien, c'est une société unie qui se trouve un destin commun et ne rejette pas ses doutes et ses erreurs sur un bouc-émissaire déjà tout trouvé. Ce bien, précieux, se doit d'être défendu, soutenu, protégé par des hommes et des femmes qui doivent mettre sur la place publique des idéaux et aborder clairement les sujets qui fâchent pour que des compromis soient trouvés. Cette liberté se construit par des batailles d'idées à mener, par la défense de valeurs et la capacité à trouver des compromis, et non par la renonciation, le repli qui n'ont d'issue que la violence et la haine.

Pour en débattre, il faudrait aussi que les minorités de ce pays disposent d'instance représentatives dignes de ce nom et que des députés soient aussi présents à l'assemblée nationale pour aborder ce type de sujet.

 

En conséquence, les tragiques événements que nous vivons constituent, une fois encore, une opportunité de lever le voile sur la petite musique rance qui est distillée pour affronter l'ennemi à découvert et en face. L'ennemi, ce sont les extrémismes de tout bord, qu'il s'agisse de djihadiste mais aussi de réactionnaires qui font en sorte que rien ne change dans un monde qui, de fait, ne cesse d'évoluer.

 

Le combat, de notre génération, est un défi : il oppose les progressistes à tout ceux qui pensent que le monde d'avant était meilleur alors qu'il était plus cruel, plus inégal, plus injuste, plus dangereux et qui refuse l'idée de perdre leur pouvoir et leurs acquis. Le danger, le plus grand des dangers, serait de ne rien changer et de croire qu'une répression violente (ce que le FN nomme guerre totale contre le djihadisme) puisse changer les choses, alors qu'elle ne fera qu'alimenter la machine, comme les guerres US n'ont fait - par méconnaissance des populations - qu'alimenter des souffrances et des haines qui se paient et se paieront encore longtemps.

 

Le monde change et, qu'on le veuille ou non, nous avons à chaque instant la possibilité d'en infléchir la direction. Nous sommes à un instant clé. Pour cela, nous avons besoin d'une autre génération et d'hommes et femmes d'Etat d'une autre envergure que les carpettes sans convictions que nous avons actuellement. La nature ayant horreur du vide, la gauche (et d'une façon aussi la droite) a clairement sa responsabilité face à ces faits.

 

Le renoncement idéologique à un monde meilleur, plus juste, plus humain, plus rationnel que l'on définit et que l'on soutien par les actes est clairement ce qui doit changer. Le manque de courage et de conviction, a aussi sa part de responsabilité, car condamner et faire soi-disant bloc dans les mots ne suffit pas : le mal se combat à la racine, par les mots et les convictions, ce qui était précisément l'essence même de Charlie.

A force de ne plus savoir qui nous sommes, nous laissons à d'autres l'opportunité de nous dire ce que nous devrions être. Nous avons l'immense privilège de vivre dans une société de paix et de liberté : c'est déjà un socle commun qui mérite mieux que notre ignorance. Et pour cela, il est urgent que notre procédions à une "nouvelle donne" intellectuelle et philosophique dont le premier acte consistera à mettre à la poubelle les idées réacs que nous entendons beaucoup trop (les médias ont eux aussi à s'interroger).

 

Indignons-nous et exigeons un autre modèle, pour que Charlie n'est pas été un drame en vain.

Exigeons une autre éthique politique, un autre courage, une autre appréhension des sujets par le traitement des causes et non des seuls effets.

Le liberté se construit à ce prix.


Lire l'article complet, et les commentaires