Chercheur en France : une vue de l’intérieur du système

par Ronny
lundi 7 mai 2007

Depuis plusieurs années, le mouvement « Sauvons la recherche », alerte le « grand public » et les décideurs sur les difficultés que traverse la recherche en France. Les opinions pour ou contre sont souvent émises par des personnalités qui ne connaissent pas le système de recherche français. Un regard de l’intérieur obtenu au travers d’entretiens et d’expériences personnelles s’impose.

Le système de recherche français est essentiellement public. Il découle de décisions qui remontent, en grande partie, à l’après-guerre et à la période de redémarrage de l’activité économique. Ce système, toujours en grande partie, résulte de la vision du chef de l’Etat de l’époque, le général de Gaulle [1]. Dans le secteur privé, il n’existe que très peu de dispositifs de recherche structurants ou en réseau ; chaque entreprise agit le plus souvent en son nom propre au travers d’un service de recherche et développement.


Composition du dispositif de recherche

La force de recherche française publique est articulée autour des universités et des grands organismes de recherches, tels le CEA, le CNRS, L’INSERM, l’INRA, L’INRIA, etc. A l’exception du CNRS, qui a mission de couvrir tous les domaines de recherche, chacun de ces organismes œuvre dans un secteur particulier ; recherche nucléaire pour le CEA, agronomique à l’INRA, médicale à l’INSERM [2], etc. Les laboratoires de ces organismes leur sont soit « propres » (le seule tutelle est l’organisme considéré), soit « associés » (ils dépendent de plusieurs tutelles). Ainsi, la plupart des laboratoires des universités françaises sont des laboratoires associés, le plus souvent au CNRS ou à l’INSERM. Il existe donc des interactions fortes entre les organismes et l’université.

Les personnels de recherche sont soit des personnels permanents, soit des agents contractuels. On distinguera deux catégories essentielles parmi les permanents : les chercheurs (chargés et directeurs de recherche) et enseignants-chercheurs (maîtres de conférence et professeurs), et les ingénieurs et techniciens (dit ITA ou IATOS selon les organismes). Parmi les contractuels, on retrouve les mêmes catégories que ci-dessus, avec des chercheurs et des ingénieurs et techniciens. On inclut dans la première catégorie les doctorants, sous contrat de trois ans avec le ministère de la Recherche ou son équivalent du moment, les post-doctorants (pratique qui consiste pour un doctorant à parfaire son expérience dans un autre laboratoire, un peu à l’image du compagnonnage), et les chercheurs sur contrat de recherche.

En 2002, les effectifs des personnels de recherche publique en France étaient de l’ordre de 180 000 personnes [3], dont environ 26 000 au CNRS, 9 000 à l’INRA, et 90 000 à l’université. En 2004, la France disposait de 75 000 chercheurs et enseignants chercheurs dans le secteur public [4]. Le nombre des personnels non fonctionnaires était de 20 000 en 2004 [4], nombre qui a augmenté depuis avec la mise en place des contrats de l’agence nationale de la recherche (ANR). Constat : la plupart des non-fonctionnaires se trouvent dans les équipes de recherche. Il n’est pas rare qu’une équipe de recherche compte bien plus de personnel non fonctionnaire (donc contractuel) que fonctionnaire.

La dotation de crédits provient d’une part du budget civil de la recherche et du développement et d’autre part, du ministère chargé de l’Enseignement supérieur. Le premier s’élevait en 2003 à 6 700 millions d’euros dont 6 200 millions au titre du ministère chargé de la Recherche et à 500 millions au titre de l’enseignement supérieur du ministère de l’Éducation nationale. Le second s’élevait à la même date à plus de 2 100 millions d’euros soit un total général de plus de 8 800 millions d’euros [3]. La dépense globale de l’Etat pour la recherche publique s’est élevée en 2005 à 1,6% de son PIB soit 20 milliards d’euros. La dépense de l’Etat pour la recherche publique et privée se montant, elle, à 2,1% environ de son PIB, soit environ 27 milliards d’euros.


Un soutien financier limité

Avec 2,1 % de son PIB consacrés à la recherche civile et militaire, la France se situe un peu au-dessus de la moyenne européenne (tirée vers le bas par les nouveaux entrants), devancée par la Suède (3,9 %), la Finlande (3,5%), la Suisse (2,95%), l’Allemagne et le Danemark (2,50) et l’Autriche (2,35). Hors recherche militaire, ces écarts s’accroissent et la France se retrouve, de plus, derrière la Belgique, voire les Pays-Bas [5].

En termes de dynamique, depuis 1995 et d’après Eurostat, trois pays seulement régressent quant au volume de recherche (inflation prise en compte) : la Grande-Bretagne (- 11,4 %), les Pays-Bas (-9,5) et la France (-6,9). Progressent en revanche l’Allemagne (+ 15 %), le Danemark (34 %), la Suède (16 %) et la Finlande (+ 70 %). Dans le même temps, hors UE, les progressions des Etats-Unis et du Japon se sont élevées à 7 % et 9,5 % respectivement. Il ressort donc qu’en France - exception parmi les pays riches - la recherche est moins bien soutenue aujourd’hui qu’elle ne l’était voilà dix ans [5].

Des mesures avaient pourtant été annoncées par le président J. Chirac, dont un milliard d’euros de plus en 2006. L’examen des chiffres révèle que la recherche publique n’en a pas ou peu bénéficié, puisque 460 millions ont été affectés au soutien aux entreprises [5], et 400 millions au comblement des 2% d’inflation calculés sur les 20 milliards d’euros évoqués plus haut ! Les 150 millions d’euros restant équivalent au montant des investissements de R et D que la seule firme Hewlett - Packard va effectuer en cinq ans dans le domaine des puces RFID, cet investissement ne représentant que 1% du budget R et D de l’entreprise [6] ! Comparaison significative.


La recherche des (et sur) contrats

Au sein d’un organisme comme le CNRS, 80% de la dotation « sert » à payer les salaires des personnels. Les 20% restants vont aux infrastructures (physiques et organisationnelles), et au soutien à la recherche. La dotation CNRS issue de ce soutien est donc très faible : entre 1500 et 5 000 euros annuels par chercheur selon les laboratoires en sciences de la vie. Il en est de même à l’INSERM, à l’INRA et dans les universités.

Les chercheurs et ingénieurs sont donc conduits pour effectuer leurs travaux, à rechercher des contrats auprès d’agences nationales ou internationales, ou plus rarement auprès d’entreprises privées. Ce dernier cas de figure est plus difficile à mettre en œuvre car les échelles de temps auxquelles fonctionnent ces entités divergent totalement. Trois à quatre ans de travail constitunt un horizon acceptable en recherche académique, et quasi insupportable en recherche privée. La recherche académique s’accompagne également d’une prise de risques qui, contrairement à des idées reçues solidement ancrées dans certains milieux, ne caractérise pas dans ce domaine le monde de l’entreprise.

La recherche de contrat reste cependant une activité très coûteuse pour la collectivité. La mise en place des programmes de recherche, leur diffusion, les réunions exploratoires et préparatoires, le temps passé aux réponses aux appels d’offres, à leur évaluation, à la production des rapports d’étapes et finaux et à leur évaluation a un coût (calculable à partir des coûts horaire officiels) qui n’est jamais explicitement mentionné. Deux chercheurs du CNRS et de l’INSERM ont récemment calculé que ces coûts cachés du programme de l’Union européenne (6e programme cadre) correspondaient à plus de la moitié des sommes distribuées !

Coûteuse pour la collectivité, la recherche sur programme l’est aussi pour les laboratoires. Il faut en effet former les personnels sur le contenu des programmes de recherche pour qu’ils acquièrent ensuite l’autonomie nécessaire à leur action. Une fois autonomes, et ayant acquis de l’expérience, ceux-ci quittent l’équipe à la fin de la période de 12, 24 ou 36 mois de contrat. Il faut alors tout recommencer à zéro au prochain contrat décroché.

Il existe un consensus chez les chercheurs du secteur public pour estimer que la recherche sur contrat doit être maintenue car elle permet de dégager des moyens dans un secteur que les tutelles souhaitent explorer. En revanche, il existe aussi une opinion assez générale sur le risque que constitue la systématisation du modèle de recherche sur appel d’offres, risque de multiplication de fraudes scientifiques [7] et surtout risque de stérilisation de l’activité de recherche [8] à terme non définissable. Comme le disent de nombreux scientifiques, ce n’est pas en cherchant de la pénicilline que celle-ci a été identifiée [9], les rayons X n’ont pas été découverts alors que l’on recherchait un moyen de voir au travers du corps humain, les cristaux liquides ne résultent pas de la volonté de fabriquer des écrans plats, et comme l’expose joliment E. Brezin, vice-président de l’Académie des sciences, « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a découvert l’électricité ». En bref, l’epistémiologie qui inclut l’histoire des sciences révèle que celle-ci est faite de ces découvertes fortuites, non voulues, non cherchées, non commandées et non budgétisées ! Peut être serait-il bon de conserver ce point-là à l’esprit aujourd’hui.


Un métier fantastique et pourtant difficile

L’idée de contribuer à l’avancement de la connaissance, de produire un bien accessible à tous et dont la détention par l’un ne prive pas l’autre, celle d’exercer un des rares métiers où l’exécutant est payé pour se tromper (et bien sûr pour comprendre pourquoi), la chance de pouvoir répondre directement à sa propre curiosité, de mener de la conception à la réalisation une expérience, font de l’activité de recherche une activité fantastique. Il y a néanmoins des prix forts à payer pour cela.

Le premier prix à payer, à titre individuel, réside dans le fait que les études sont longues, et la sélection drastique. La carrière commence tard (à 23 ans en moyenne en début de thèse), pour terminer à 28/29/30 ans son post doc, et bénéficier d’une éventuelle embauche autour de la trentaine au mieux. Les salaires sont modestes surtout en début de carrière : 1 100 euros/mensuels nets à bac + 5 pour un doctorant, 1 600 (sur 12 mois) pour un chargé de recherche ou maître de conférence (bac + 10, age moyen 30 ans), pour une fin de progression autour de 2 800 à 3 000 euros net mensuel, après une quinzaine d’années [10]. Autour de 3 700 euros pour un directeur de recherche ou professeur moyen en fin de carrière, toujours bac+10, et la responsabilités d’un groupe de 6 à 30 personnes voire plus (y compris responsabilité pénale), plus de nombreuses tâches collectives, y compris de l’expertise, pratiquement jamais rémunérées contrairement à une idée reçue. Ce n’est pas la misère, mais ce n’est pas non plus un salaire de « cadre sup. » à responsabilités égales. D’autant qu’avec la réforme des retraites et le coût prohibitif des rachats d’années d’études, les professions intellectuelles vont voir leur revenu sensiblement baisser. La retraite est en effet un salaire différé qu’il sera bientôt impossible d’obtenir à taux plein lorsque l’on commence sa carrière à 28 ou 30 ans.

Autre prix à payer, fonctionner au sein d’un système administratif pesant. Deux raisons à cela. La première est que la gestion des crédits par les organismes s’est considérablement alourdie en une dizaine d’années, en particulier lors de l’apparition au sein de ces établissements, des procédures de marchés publics. Celles-ci, destinées aux commandes importantes de l’Etat et de collectivités (travaux publics, commandes militaires, etc.) ont été imposées aux laboratoires qui ont perdu un temps fantastique à tenter de s’y adapter, pour que le ministère des Finances constate ensuite l’étendue des dégâts et fasse machine arrière. En d’autres termes, on a demandé aux chercheurs pendant des années de courir le 100 mètres en poussant une brouette pleine de terre et on les a moqués pour ne pas avoir tenu les 10 secondes ! La recherche a payé le prix de la corruption d’autres secteurs, publics ou privés, que ces marchés étaient censés combattre. Cette vison est à évaluer a posteriori en regard d’affaires telles que celle des frégates de Taiwan [11] ou Clearstream [12].

Deuxième raison des lourdeurs administratives : un pilotage financier de l’activité publique en général, de plus en plus présent. Ce pilotage conduit à l’oubli complet par la tutelle financière des missions mêmes du service public. Après la poste ou la SNCF [13], cette dérive touche tous les secteurs de l’Etat, y compris celui de l’enseignement supérieur et de la recherche.


De la critique

Chercher c’est aussi savoir se soumettre aux critiques et les prendre en compte. Dans son travail, le chercheur est - là aussi contrairement à une idée reçue - constamment évalué. Sa tutelle lui demande un rapport succinct annuel, et plus complet tous les deux ans, puis très détaillé tous les quatre ans. Il est évalué tous les ans par ses pairs, et tous les quatre ans par une commission nationale et internationale d’experts. De plus, un chercheur ou un ingénieur chargé de travaux doit soumettre son travail à l’expertise de ses pairs avant diffusion, le plus souvent au travers de publications scientifiques. Ces évaluations sont le plus souvent internationales et ne constituent en aucun cas des formalités, bien au contraire.

Enfin, autre évaluation, celle liée aux demandes de financements soumises aux agences nationales et internationales (voir la recherche des et sur contrats, plus haut). Celle-ci peut être drastique également avec des taux d’acceptation à un chiffre. On peut d’ailleurs se demander si l’activité de nombre de ceux qui décrient l’activité de recherche des universitaires, des membres de l’INRA ou de l’INSERM, fait l’objet d’autant d’évaluation critique de la part de leurs confrères ou du public. Personnellement j’en doute et j’ai même l’outrecuidance de croire que notre société fonctionnerait mieux si l’activité de services d’entreprises et d’administrations, ou celle de décideurs étaient aussi évaluées que l’est celle des chercheurs.


Références et notes

[1] Pierre Lelong. Le général de Gaulle et la recherche en France. Revue pour l’histoire du CNRS. Novembre 1999. Voir http://histoire-cnrs.revues.org/document481.html

[2] On consultera si nécessaire les sites des différentes organismes, faciles à trouver sur internet

[3] Comité national d’évaluation de la recherche évaluation de la recherche publique dans les établissements publics français. Décembre 2002.

[4] Ministère délégué à l’enseignement supérieur et à la recherche. Voir http://cisad.adc.education.fr/reperes/default.htm

[5] Collectif « sauvons la recherche ». Ces chiffres n’ont pas fait l’objet de contestation officielle.

[6] ZDNet France. HP va investir 150 millions d’euros pour le développement des RFID. Août 2005.

[7] Girolamo Ramunni. La fraude scientifique. Revue pour l’histoire du CNRS. Novembre 2003. Voir
http://histoire-cnrs.revues.org/document566.html

[8] Pierre Le Hir et Catherine Rollot. Université et recherche : la guerre des promesses. Le Monde. 12 avril07.

[9] On trouvera une explication succincte sur cette découverte sur Wikipedia (France), rubrique Alexander Fleming.

[10] Source CNRS. Voir
http://www.sg.cnrs.fr/drhchercheurs/concoursch/chercheur/carriere-fr.htm

[11] Joël Bucher. Silence on triche : le fric ou le néant, les frégates de Taiwan. Cyberbook. http://boom2000.free.fr/index2.htm

[12] Denis Robert et Ernerst Backes. Révélation$. 2001. Les Arènes éditeur.

[13] Martine Bulard. Dérégulation en direct : service public, danger. Le Monde Diplomatique. Mars 2006.


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