Classes moyennes à la dérive ou bien gens en difficulté ? Révolution ?

par Bernard Dugué
mardi 12 décembre 2006

Les classes moyennes à la dérive, peut-on entendre en ce moment dans les commentaires diffusés dans la médiasphère. Ne pas y voir un scoop, ni un événement soudain, mais un coup médiatique bien joué par un jeune et brillant professeur de Sciences po au CV déjà bien rempli de livres, publications, participations à des colloques, organisation de tables rondes. Même sans être passé dans l’émission dont on ne parle plus, celle d’Ardisson, Louis Chauvel est parvenu au faîte de la célébrité en publiant un ouvrage intitulé Les classes moyennes à la dérive dans une réputée collection du Seuil. Une écrivaine eut également son heure de gloire en publiant voici dix ans un livre sur l’horreur économique. Bien évidemment, les deux livres sont liés par l’évolution récente de la France (et d’autres pays). Cette horreur économique, elle n’est pas supportée uniquement par la misère du monde (Bourdieu), les intermittents de l’existence, les précaires, les chômeurs, les exploités. Voilà que les classes moyennes entrent dans le grand wagon du déclassement. L’horreur économique prend un visage social supplémentaire avec la dérive des classes moyennes.

Peut-on parler pour autant de dérive ? Non, car dans l’esprit de Chauvel, il est plus question d’une déstabilisation ; autrement dit, la navigation des classes moyennes est encore assurée mais le navire tangue, alors que parmi les pauvres, nombreux sont des naufragés. Verra-t-on une sorte de french paradox dans ce phénomène assez curieux puisque la croissance reste honorablement moyenne mais soutenue depuis trente ans, ce qui ne devrait pas conduire à un tel résultat ? Le constat est simple. Les richesses produites sont accaparées par des groupes sociaux au détriment de l’équité économique. Un deuxième constat doit être établi. La plus grosse fracture sociale est l’immobilier, là justement où la facture est la plus élevée. Les politiciens vous diront fracture numérique, piètre illusion propagandiste et cache-misère autant que détournement de la raison citoyenne devenue aveugle à la forfaiture des complices politiques de la spéculation immobilière. Le logement est l’essence même de la civilisation moderne, l’habitat un lieu de vie, un port d’attache, une appropriation d’un fragment spatial du monde dans la durée, et même un droit fondamental.

Sur cette question du logement, un chiffrage en dit long sur la situation. Le salaire moyen d’un trentenaire permet d’acquérir à Paris quatre mètres carrés de logement actuellement, comparés aux neuf mètres carrés accessibles il y a vingt ans. Pour être locataire d’un appartement, il faut travailler deux fois plus d’heures qu’en 1986. Bien évidemment, ces éléments doivent être relativisés, en fonction des lieux d’habitation. La France ne se limite pas à Paris ni aux centres des grandes villes. Mais le fait est avéré. Si on veut acquérir un habitat urbain, il faut deux fois plus de temps. Et le phénomène touche l’Europe dans son ensemble. Pour preuve, les banques espagnoles proposant des crédits sur cinquante ans.

L’immobilier compte pour une bonne part dans les difficultés matérielles subies par les catégories les plus touchées, classes moyennes incluses. Ce fait global ne doit pas masquer les différences importantes liées aux destins fort disparates, situation géographique, patrimoniales, professionnelles, familiales, culturelles (dans le sens, mode d’existence). Plutôt que de parler de classes, mieux vaut évoquer ceux qui profitent un maximum, ceux qui s’en sortent convenablement, ceux qui peinent, ceux qui sombrent. A noter qu’un couple de fumeurs, à raison de deux ou trois paquets par jour, voit son budget amputé de 300 à 400 euros par mois. Cet exemple illustre les difficultés matérielles. Nombre de biens devenus indispensables ont vu leur coût s’envoler, automobile, carburant, chauffage, santé. Par ailleurs, des biens nouveaux sont apparus sur le marché, Internet, ordinateur personnel, téléphonie mobile. A cela s’ajoute l’augmentation des taxes locales qu’on sait être inégalitaires.

Je crois que le concept de classes moyennes constitue un produit intellectuel marquant la malédiction positiviste d’une certaine sociologie française. Le mieux serait d’évoquer les gens, et leur conditions - excellente, modeste, déplorable - alors qu’un nouvel indice devrait caractériser la situation d’une existence. Ainsi, ce n’est pas le pouvoir d’achat qui compte, mais le rapport entre le pouvoir d’achat et le vouloir d’achat. En dénominateurs figurent d’une part ce qui est nécessaire, les besoins, et ce qui est désiré pour assouvir quelques plaisirs, essentiels pour les uns et moins pour les autres. L’échelle des salaires et de leur évolution compte, évidemment. Mais l’évolution des prix de certains biens aussi. Les véhicules d’entrée de gamme ont vu leur prix décoller, avec leur équipement intégré. Ne parlons pas d’une chambre d’hôtel, du petit noir à la terrasse d’un café, d’un concert (indexé il y a vingt ans sur le prix d’un album et maintenant, coûtant presque le double. Je me souviens d’un concert en 1982 aux Arènes de Fréjus ; soixante francs pour voir et entendre King Crimson et Roxy Music). Les leçons de conduite, le contrôle technique, les mises aux normes, tout cela augmente le prix des choses.

J’aimerais poser deux questions à ce stade. La première : pourquoi, par quels processus, mécanismes, lois économiques, techniques, financières, en arrive-t-on à une situation où une minorité ne cesse de s’enrichir alors que de plus en plus de gens peinent à s’en sortir, voire à entrer dans l’existence (cas d’une partie des vingt à trente-cinq ans) ? Seconde question : pourquoi les Français acceptent-ils cette situation alors qu’aucune formation politique ne propose de remède radical pour modifier la donne ?


Sans répondre à ces questions, l’éclairage historique offre un parallélisme intéressant, mais à manipuler avec prudence. En effet, l’évolution dans l’après-guerre, de 1945 à 1975 (Trente glorieuses), puis de 1975 à 1995 (crise de croisière), et de 1995 à 2005 (crise de déclin), semble épouser le long cours de la Troisième République qui vit un essor industriel considérable de 1875 à 1905 (comparer la Belle Epoque et la période enchantée des seventies), puis un progrès conséquent marqué par un conflit meurtrier (1905 à 1925), pour s’achever par un déclin sur fond de crise économique internationale.

La connivence entre les classes moyennes et la République est admise par les historiens. Lors de la période précédant l’effondrement de la Troisième République, de 1929 à 1939, on a assisté à un phénomène de fragilisation des classes moyennes, alors que la croissance économique était en berne (Borne, Dubief, La crise des années 30, Seuil, p. 40) Dans le même temps, les revenus de la rente augmentaient. Les usines fermaient, les prix baissaient, et quelques catégories de Français étaient montées les unes contre les autres, les petits commerçants en difficultés contre les fonctionnaires dont la rémunération fut amputée par les gouvernements en place.

1930 et 2000 ne sont pas comparables, mais force est de constater quelques traits communs, notamment sur la baisse du niveau de vie de ceux qui s’en sortaient moyennement. Et là nous y sommes, sans savoir comment cette crise peut se solder. Le niveau de richesse est sans doute suffisant pour amortir les révoltes, mais cette atmosphère ne sera pas propice à un avenir radieux. Quand l’espoir de vie meilleure s’effiloche et que les insatisfactions grandissent, le pays est entre les mains soit d’une fronde généralisée, soit d’un effondrement lent accompagné d’un traitement psychologique. Alors, résignation, ou révolution ? Ou alors résilience ?

Sens du sacrifice peut-être, et sentiment d’une inéluctable domination de la technique et de la finance, relayée par les pouvoirs politiques. Les paysans français ont été laminés après la Guerre de 1914, ceux d’Ukraine, les koulaks, anéantis par un régime soviétique qui se réclamait de la Révolution communiste. La raison du progrès technique est supérieure à celle de l’humanité. Les classes moyennes n’ont pas à se plaindre. Leur abnégation financière répond à une rigueur économique aux desseins incertains mais aux profits assurés par ceux qui savent gérer et ordonner la mécanique sociale.


Nul, qui est parvenu à la liberté de la raison, ne peut rester indifférent à l’évolution de notre société, insensible au délitement des gens de peu, des gens de moyenne condition. Mais la raison sait aussi mesurer la justice et renvoyer les classes moyennes à leur égoïsme, car elles n’ont pas le souci de la misère et vaquent à leur survie, se complaisant dans la publicité politique. Pauvre société, de naufragés de l’âme et de l’esprit, plus nombreux que les statistiques ne le laissent transparaître, et pourtant, beaucoup attendent quelque occasion de rédemption, mais nulle révolution ne leur est proposée et donc, leur seul salut est de la faire, cette alchimique révolution, subjective et objective, accessible, avec un minimum d’intelligence et un pouvoir de balayer tant d’illusions et de désillusions passées.

Le mot de la fin, la technique vous a vaincus, gens de peu, alors que les élites ont su dominer la technique et l’utiliser à leur propre profit. Voilà le verdict le plus exact et le plus vrai qui puisse déterminer les gens à se soumettre à cet ordre ou à le combattre. Révélation du réel, apocalypse du sens, face à l’abîme, les âmes façonnent la grande arche du dessein non accompli, car elles n’attendent plus rien des politiques et de leurs artificielles et opportunistes promesses. Ainsi sont les affranchis de l’Eternel, ils sont la promesse !


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