Claude Allègre, Haroun Tazieff et l’affaire d’Outreau - quel rapport ? Chapitre 2. Le journalisme d’omission

par Frédéric Lavachery
samedi 2 mai 2015

Lettre ouverte à Gérald Lesigne, Eric Dupond-Moretti, Philippe Houillon et Edwy Plenel, à propos du naufrage judiciaire, politique et médiatique de l'affaire d'Outreau.

Monsieur le Procureur Gérald Lesigne, Monsieur le député Philippe Houillon, Maître Eric Dupond-Moretti, Monsieur le Directeur de la publication de Mediapart Edwy Plenel, vous pourrez trouver le premier volet de cette interrogation, Claude Allègre, Haroun Tazieff et l'affaire d'Outreau - quel rapport ? sur le site AgoraVox, à l'adresse

http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/claude-allegre-haroun-tazieff-et-l-166328

 

Ces mois d'avril et mai 2015, présentent un curieux synchronisme :

le rappel médiatique d'une ancienne crise, celle de la Soufrière de la Guadeloupe mise en scène dans le quatorzième épisode de l'émission DUELS de France, et de la prochaine ouverture à Rennes du troisième volet judiciaire de l'affaire d'Outreau.

Cette conjonction fortuite met en évidence, pour qui veut bien ouvrir les yeux, un dénominateur commun à ces deux scandales : le Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (c'est le titre d'un ouvrage de Christian Salmon, édité en 2007 par les éditions La Découverte).

Eric Beauducel est le documentariste réalisateur de ce quatorzième épisode de l'émission DUELS de France 5, "Tazieff – Allègre, la guerre des volcans ", diffusé le jeudi 23 avril. Il raconte l'histoire de la crise du volcan de la Soufrière de la Guadeloupe au cours de l'été 1976.

Un documentariste est-il tenu, comme l'est un journaliste sérieux, de traiter les éléments essentiels du sujet choisi, ou le documentariste a-t-il déontologiquement toute liberté de taire ce qui dérange la thèse qu'il met en scène sous forme d'un compte-rendu filmé des événements ?

Eric Beauducel a réalisé un documentaire par omission.

Comment se crée une machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ? A partir d'une histoire dont la trame est une mystification réductrice. Cette question et sa réponse, je le ai trouvées dans le livre de la psychologue Marie-Christine Gryson-Dejehansart, Outreau, la vérité abusée, page 19. Dans cet ouvrage, l'auteure a repris le fil de toute l'affaire pour que les enfants violés puissent un jour comprendre quel fut le ressort de la mort symbolique que leur ont infligée quelques ténors du barreau suivis par une presse unanime à oublier leur martyr en les traitant de menteurs.

 

 

Eric Beauducel a rendu compte de la formation scientifique du jeune Allègre, pas de celle du jeune Tazieff. Il a décrit les apports fondamentaux d'Allègre aux sciences de la Terre. Il n'a pas dit pas un mot des apports fondamentaux de Tazieff aux sciences de la Terre. Eric Beauducel reprend la légende d'un Tazieff appliquant au Mont Saint-Helens dont l'éruption fit 57 victimes en 1980, la méthodologie, forcément douteuse, qu'il aurait appliquée à la Soufrière, il ne dit pas un mot non plus sur ce que fut en réalité cette méthodologie et il omet de dire que Tazieff, à la Soufrière, avait écrit au Préfet : "Je vous rappelle pour terminer qu’en cas d’aggravation du phénomène, le délai minimum dont vous disposeriez entre les premiers phénomènes indubitablement magmatiques et une issue qui peut être cataclysmale est de 24 heures à deux jours". Il omet de dire que l'avis émis par Tazieff lors d'un survol du Saint-Helens a eu lieu un mois avant l'éruption et que Tazieff, jamais, n'avait affirmé que rien ne surviendrait à la Soufrière dans le délai d'un mois.

Tout ce qui pouvait être mentionné de négatif sur Tazieff le fut dans le film d'Eric Beauducel. Concernant Allègre, l'essentiel du négatif ne fut même pas effleuré. Eric Beauducel n'a pas retenu ce que plusieurs de ses interviewés lui ont dit sur la raison profonde de l'ampleur de la crise scientifique de la Soufrière : le mensonge de Claude Allègre sur les analyses des échantillons prélevés lors des éruptions mineures qui ont secoué le volcan au cours de l'été 1976.

 

 

Pour ré-informer le public, Marie-Christine Gryson écrit, en page 24 de son ouvrage :

La gendarmerie de Boulogne-sur-Mer, puis l'unité spécialisée de Liévin étaient parmi les premières au plan national à installer la procédure dite " Mélanie ", avec enregistrement vidéo et utilisation d'un mode d'interrogatoire non suggestif en lien direct avec les spécificités de la psychologie et de la victimologie infantiles. L'application de l'échelle de validité comportant dix-neuf critères de validation ainsi que dix-huit autres critères de vérification de la déclaration de l'enfant a été généralisée. J'ai été chargée de l'enseigner à des gendarmes spécialisés en 1998. Leur plus grand étonnement – et sans doute celui du lecteur non spécialiste – concernait le point 16 de cette échelle, "doutes à propos de sa propre déclaration ", qui est un facteur de validité si les autres sont retrouvés. Tous les officiers de police judiciaire, gendarmes ou policiers, mais aussi les travailleurs sociaux et les magistrats, et bien évidemment les psychologues, ont eu à connaître cette procédure qui complétait leurs approches diverses.

 

Jules Vallès fut le premier, en 1878, à en appeler à une Déclaration des droits de l'enfant. Elle ne vit le jour qu'en 1959. La dignité de l'enfant qui en est la source a été piétinée par la fable médiatique du mensonge des enfants violés d'Outreau.

« … je songe à l’enfant morte, qu’ils ont vu martyriser comme moi, et qu’ils ont laissé battre… » Jules Vallès.

Le sort de la population vivant au pied du volcan était la préoccupation principale de Tazieff et de ses équipiers. La motivation de Claude Allègre était tout autre. Il voulait le pouvoir, tout le pouvoir sur les sciences de la Terre françaises. Le film d'Eric Beéuducel amène subtilement le spectateur à une conclusion exactement inverse de ce que fut la réalité : scientifiquement, Allègre avait tort et usait du mensonge et de l'intimidation pour asseoir son pouvoir, quitte à ruiner 70.000 personnes.

Monsieur Eric Dupond-Moretti, vous êtes le Claude Allègre du barreau.. En page 20 de l'ouvrage Outreau, la vérité abusée, on lit :

Le storytelling d’Outreau est le suivant : « Les enfants carencés (privés de soins et d'affection) inventent des viols et abus sexuels, ils sont dangereux pour la société, leur parole ne doit plus circuler. » Il faut bien rappeler que ce storytelling ne correspond pas à la vérité judiciaire car on le sait à présent : quinze puis douze enfants ont été reconnus victimes de viols et agressions sexuelles.

 

 

 

Il me livre à l'opprobre et à la vindicte publique via l'auditoire des journalistes et proclame avec force :

 

Monsieur le Procureur Lesigne, vous avez suivi le guide Dupond-Moretti, alors même que vous contrôliez le travail minutieux des professionnels enquêteurs et experts auprès du juge Fabrice Burgaud dont vous connaissiez parfaitement le sérieux. C'est étrange, vraiment. Marie-Christine Gryson, page 104 :

Nous quittons la salle d'audience. Dans l'entonnoir de la sortie, je me trouve derrière l'avocat général Gérald Lesigne, et je l'entends dire à la cantonade, à savoir aux journalistes, aux accusés et aux avocats : " Je vous avais bien dit que ces enfants étaient fous. " Il ajoutera à l'attention de l'avocate de Myriam Badaoui, Maître Pouille : " Les enfants sont psychotiques et les experts ne l'ont pas vu…"

Monsieur Houillon, vous avez été à l'origine de la commission parlementaire d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, dont vous étiez le rapporteur Votre avez mis au pilori la psychologue Marie-Christine Gryson et le juge Fabrice Burgaud sur la seule base d'une opération de storytelling visant à discréditer à jamais les enfants violés. Etait-ce bien votre rôle, celui d'un professionnel du droit et celui d'un député ?

Monsieur Plenel, vous n'êtes pas responsable de cette opération conduite il y a dix ans avec le concours de la presse. Mais avez censuré sans explication, le 21 juillet 2014, le blog Mediapart d'une personne qui écrit sous le nom de Caprouille, lorsqu'elle a rapporté que Maître Dupond-Moretti avait connu une sérieuse baisse de forme lors d'un procès à Rennes où son client avait été condamné à dix ans de prison pour séquestration, violences et viols. Cette censure, la doit-on à une intervention d'Eric Dupond-Moretti auprès de vous ? Je vous adresse cette lettre ouverte, Monsieur Plenel, parce qu'en censurant une parole pour en asseoir une autre, vous vous engagez dans le champ du journalisme d'omission. Vous laisserez alors le champ libre aux démagogues pour se faire les chevaliers blancs de la défense des enfants violés comme il se font les champions de la lutte contre la corruption.

Le 2 avril dernier, j'ai envoyé ce message à Maître Patrice Reviron, avocat de la jeune victime Jonathan Delay, partie civile dans ce troisième procès relatif aux viols de mineurs à Outreau, le procès de Daniel Legrand :

Bonjour Maître Reviron, 

je suis un citoyen belge, vivant en France depuis 2001, année où se noue au plan judiciaire l'affaire dite d'Outreau. Je m'appelle Frédéric Lavachery et suis menuisier à la retraite, habitant en Haute-Loire. Comme la plupart des Belges, j'ai découvert en 1996 l'ampleur de la criminalité organisée qui vise les enfants, nommée pédocriminalité, et non pédophilie, par les parents des victimes de Marc Dutroux et consorts. Comme beaucoup de Belges, j'ai réagi en participant au mouvement populaire qui s'est levé à l'appel de ces parents. C'est par cet engagement que j'ai entendu parler d'Outreau en juillet 1997 et que trois ans plus tard j'ai été approché par deux agents des Renseignements Généraux français. 

Je dois aux enfants victimes et à la dignité perdue d'une société qui les a particulièrement mal traités lors des deux procès dits d'Outreau, de vous informer des faits suivants :

- 20 octobre 1996 : plus de 600.000 personnes ont formé une Marche blanche silencieuse et sans slogans dans Bruxelles (à l'échelle de la France, ce seraient 3.600.000 manifestants dans Paris). La presse unanime avançait le chiffre de 300 à 350.000 marcheurs, chiffre repris dans toutes les études de l'événement, mais le comptage secret de la Sûreté de l'Etat belge était de 615.000 manifestants, information qui me fut donnée en 1999 par le magistrat Jean-Claude Leys, alors substitut du procureur du Roi à la section financière du parquet de Bruxelles et qui sera plus tard candidat au poste d'administrateur général de la Sûreté de l'Etat. Le 20 octobre 1996, j'avais moi-même estimé par comptage statistique le nombre de marcheurs à 600.000. Annoncée comme gigantesque, cette mobilisation a poussé le Parlement belge à ouvrir, le 17 octobre, une "commission parlementaire d'enquête sur la manière dont l'enquête dans ses volets policiers et judiciaires a été menée dans l'affaire Dutroux, Nihoul et consorts". Les élections législatives se profilaient pour 1999. En un peu plus d'un an, selon une étude universitaire (Benoît Rihoux, Stefaan Walgrave, L'année blanche. Un million de citoyens blancs, Bruxelles, Editions Vie Ouvrière, 1998), plus d'un million de Belges se seront mobilisés, l'équivalent, proportionnellement, de six millions de Français. La presse quasi-unanime appuyait alors les parents des victimes et saluait la dignité de la population mobilisée. Les travaux de la commission parlementaire d'enquête seront retransmis intégralement et en direct par la télévision et largement suivis dans toutes les couches de la population, ce qui contribuera puissamment à la dramaturgie de l'affaire Dutroux qui a fragilisé l'Etat belge et conduit à une réforme partielle du code pénal et à une réforme structurelle de ses forces de l'ordre, police et gendarmerie. Je vous rapporte ces faits pour souligner le contraste des deux affaires, l'affaire Dutroux et l'affaire d'Outreau. 

- 16 avril 1997 : Libération titre : " La commission d'enquête du Parlement rend son rapport. Affaire Dutroux : un réquisitoire contre la justice et la police belges. Après des mois d'auditions, les parlementaires ont mis en évidence les dysfonctionnements de l'appareil judiciaire lors des enquêtes sur les disparitions d'enfants. "

- Juillet 1997 : quelques personnes d'Outreau (des travailleurs sociaux ?) viennent en Belgique à l'occasion d'une marche blanche organisée dans la ville côtière de La Panne pour témoigner d'une attitude inadmissible de la Justice du Pas-de-Calais qui, selon eux, ferme les yeux sur un réseau pédocriminel comprenant des " personnalités locales ". Ils s'adressent à moi et je leur conseille de prendre langue avec Carine et Gino Russo, parents de l'une des victimes de Marc Dutroux, ainsi qu'avec le journaliste Michel Bouffioux, tous trois présent à cette manifestation. Je n'ai pas eu connaissance des suites. 

- 1999/2000 : une cellule des Renseignements généraux français est venue en Belgique enquêter sur l'affaire Dutroux et son traitement par la société belge, société civile comprise. Cette cellule s'est également adressée à moi. Lors de notre deuxième rencontre, à Lille, sous mes questions précises quant à sa mission, ses agents m'ont avoué que la cellule avait été mise sur pied pour éviter que la France ne soit déstabilisée par une affaire de même nature que l'affaire Dutroux. Et non pour protéger les enfants.

- Juillet 2001 : Thierry Billard, directeur littéraire aux éditions Flammarion, m'a révélé que l'éditeur subissait une pression politique et diplomatique qu'il n'avait jamais éprouvée à un tel point, pour renoncer à la publication du livre Dossier pédophilie, le scandale de l'affaire Dutroux, co-écrit par un journaliste d'investigation luxembourgeois, Jean Nicolas, et moi. Devançant la capitulation imminente de l'éditeur, Jean Nicolas, homme vénal, je le découvrirai plus tard, mais remarquable "fouille-merde", était parvenu à se procurer les fichiers informatiques de l'ouvrage chez l'imprimeur et a menacé Flammarion de publier ailleurs notre livre, ce qui a décidé Flammarion à éditer notre travail pour le saboter dès la sortie. Je pourrai vous détailler tout cela. Il y a eu deux suites judiciaires à cette affaire, l'une à Paris en 2001, l'autre à Bruxelles, nouée également en 2001 elle vient de trouver un épilogue en cour de Cassation de Belgique. 

- Juillet 2001 toujours : les autorités belges sabotent la commission rogatoire internationale du juge Fabrice Burgaud, visant notamment à documenter le volet de l'enquête concernant l'huissier Alain Marécaux. Lorsqu'enfin l'autorisation d'enquêter en Belgique fut accordée au juge français, le ménage avait été fait.

- 1er mars 2004 : ouverture du procès Dutroux, Nihoul et consorts à Arlon.

- 4 mai 2004 : ouverture du procès d'Outreau à Saint-Omer.

Les faits que je résume par cette chronologie sommaire ouvrent nécessairement l'hypothèse que l'affaire d'Outreau a été politiquement conduite pour discréditer à jamais la parole des enfants victimes. Pour vérifier la pertinence de cette hypothèse, il faudra examiner les basculements de la presse tant en Belgique qu'en France, comparer les dynamiques des deux commissions parlementaires, reprendre le fil de l'instruction belge et le comparer avec celui de l'instruction française, y compris les instructions d'audience en cours de procès. Et faire ressortir par des faits les blocages internes des deux côtés. C'est un gros travail mais tous les documents existent, les témoins aussi. La condition faite à tous les enfants, victimes passées, présentes et à venir, nous l'impose. Nous l'impose à tous, qui que nous soyons. 

Je suis bien entendu, Maître, à votre entière disposition, 

Ne serait-il pas temps, Messieurs, que l'Assemblée Nationale se saisisse de cette mission sur la pédocriminalité conduite par les Renseignements Généraux en territoire belge à la veille de la saisine d'un juge d'instruction pour les viols en réunion d'enfants d'Outreau, viols dénoncés depuis 1997 ?  

 

Frédéric Lavachery. 

Président du Centre Haroun Tazieff pour les Sciences de la Terre.

 

Auteur des ouvrages :

- Dossier pédophilie, le scandale de l'affaire Dutroux, co-écrit avec Jean Nicolas, éditions Flammarion, Paris, septembre 2001.

- Un volcan nommé Haroun Tazieff, éditions de l'Archipel, Paris, avril 2014, livre qui s'ouvre sur cette dédicace : à tous ceux qui, pour avoir eu le courage de la dignité, se sont retrouvés seuls ne serait-ce qu'un jour, et à Marie-Christine Gryson-Dejehansart, je dédie ce livre. 

 

Chaudeyrolles, le 30 avril 2015.


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