Clisthène, la quenelle et l’hoplite

par Trassibul
samedi 15 février 2014

Mais qui donc est Clisthène ? Si je m’en allais de ce pas interroger mes contemporains, les fameux « hommes de la rue », que me répondraient-ils ? Un Grec ? Un personnage de Molière amoureux d’Henriette ? Peu de monde, il est sûr, connaîtrait l’existence de celui qui ne fit pas grand-chose de sa vie, si ce n’est d’avoir aidé ses concitoyens à inventer la démocratie.

Clisthène, 570 – 508, (dates approximatives). Athénien, issu d’une famille riche, Clisthène l’aristocrate rêve de gloire et de pouvoir ; il aura l’une et l’autre acquis par l’audace et les armes, mais goûtera aussi, par la suite, aux désagréments de la chute et de l’exile. Athènes à son époque est à peine plus qu’un petit village que se disputent les plus téméraires. Clisthène ostracisé, la petite cité grecque sera dirigée par un tyran. N’en pouvant plus, les citoyens prendront les armes. Une révolte ? Non, non Sir. Plus de tyran. Les athéniens ont le pouvoir, mais comment gérer ce pouvoir que, seuls, comme des grands, ils ont pu faire leur ? Ils rappellent Clisthène qui a entre temps voyagé, réfléchi, étudié le mode de fonctionnement des différentes cités où il a séjourné. Les athéniens l’appellent, mais non pas comme des enfants qui appelleraient un père, car sur ce coup-ci ce sont eux qui, par l’audace et les armes, ont pris le pouvoir ; le rapport de force n’est plus le même.

Un homme face à l’un des plus beau des défis, et ce, aiguillonné par sa cité.

Tout est à inventer.

A l’ouest d’Athènes il est une colline, au dessus du tumulte de l’Agora, avec un vaste espace pouvant contenir jusqu’à 6000 personnes, et une vue imprenable sur l’Acropole.

Ce sera là !

A 6000 on est serré, on a donc vite fait de l’appeler la Pnyx (dense, serré). Ici, contrairement à l’Agora, la parole sera organisée mais appartiendra néanmoins à tout citoyen. Ici surtout une fois la parole émise, on vote. Oui, on vote. On vote les lois ainsi que toutes propositions soumises au peuple. Un galet blanc : oui, un galet noir : non. Pour la première fois au monde un tel outil vit le jour et Clisthène guida ses concitoyens pour le fabriquer, lui l’aristocrate, lui dont les seuls ambitions dans ses jeunes années était d’avoir le pouvoir absolu. Ce qui allait donner l’Assemblé Nationale, la Chambre des Communes, le Congrès Américain, entre autres, était né sur cette petite colline.

Je vous l’accorde, les femmes n’avaient pas le droit de vote en 500 avant J.C. à Athènes, (en France elles l’auront en 1945 après J.C.), les métèques n’avaient pas le droit de vote, il y avait des esclaves qui avaient droit à pas grand-chose, mais… Il y avait la démocratie. Et en quelques dizaines d’années, Athènes va passer du statut de petite cité de seconde zone à celui de première puissance mondiale. La richesse certes, mais que dire des arts, des sciences, de la pensé ? Allez donc chercher votre dictionnaire des superlatifs car pour ma part je voudrais ici ne pas faire trop long. On parle de miracle grec. Facile. Pour ma part je ne crois pas aux miracles. Et pour tout vous dire, je me fous des grecs, je crois aux hommes. On parle de miracle grec pour ne pas réaliser de quoi la démocratie est capable, la vrai, quand le peuple autonome se sentant responsable se hisse au dessus de lui-même et choisi ce qu’il juge être bon pour le bien de tous. Non, il n’y a pas des représentants qui savent et des débiles réduits au rang de consommateurs qui ne savent pas, c’est à moi d’apprendre, de savoir et de choisir car au bout du compte c’est bien moi qui vais passer à la caisse. Je désire diriger ma vie comme bon me semble dans le cadre des lois que vous et moi aurons ensemble choisies et ce pour notre bien de tous. Je veux être autonome !

Pour devenir citoyen à Athènes, il fallait avoir des parents citoyens et effectuer à dix-huit ans un service militaire de deux ans. Quasiment pas d’armée de métier, tout citoyen en capacité de le faire, était tenu de défendre la cité ; le droit au vote prenant sa légitimité dans le devoir.

Les hoplites grecs étaient-ils tellement plus forts que les soldats perses qu’ils vainquirent à Marathon en se battant à un contre quatre ? Je n’en sais rien. Ce que je sais pourtant c’est que les hoplites (gens en armes) avaient, en hommes libres, voté la guerre, ce qui n’était pas le cas des soldats qui leur faisaient face (gens à la solde).

Suite à ça, les jeux olympiques (démontrer ses qualités de guerrier sans pour autant faire la guerre), n’étaient plus réservés aux riches, un maçon pouvait se battre contre un aristocrate, un potier contre un magistrat. L’héroïsme dont tous les enfants rêvaient était à porté de volonté. Cela vous booste un peuple.

Comment se fait-il que nous aillons oublié Clisthène ?

_ Bonjour Monsieur, savez-vous qui est Périclès ?

Là, il n’y a pas de problème. Un grec important. Un grand chef. N’a t-il pas construit le Parthénon ?

Dans ma petite enfance à Athènes, parmi mes camarades il y en avait un qui s’appelait Périclès. Périclès est un prénom très rependu en Grèce. On se moquait souvent de lui. Il n’était pas très malin notre Périclès. Quand nous jouions à cache-cache (crypto en grec) Périclès se faisait toujours prendre le premier.

_ Savez-vous qui est Périclès Madame ?

_ Un grand homme qui a beaucoup fait pour la Grèce antique.

A la mort de Périclès Athènes avait tout perdu et jamais plus elle ne retrouvera sa magnificence passée ; une guerre de trop contre Sparte, la peste qui se propagea comme une trainée de poudre aidée en cela par le confinement des athéniens derrière leurs murs et ce pour coller à la stratégie de leur bon maître. Comment en est on arrivé là ? Alors qu’il était clairement dit qu’à Athènes les mandats devaient être courts et non renouvelables, Périclès, grand orateur, les avait accumulés. Les citoyens avaient baissé la garde. Enfumés.

_ Mais il a bâti tant de belles choses, l’Acropole (sic) tout de même !

Les artistes et architectes étaient là, ce n’est pas lui qui les a créés mais bien une structure mise en place bien des années auparavant par les athéniens et Clisthène. Oui, il était grand, ivre de sa grandeur, et son ivresse lui a fait tout gâcher. La gueule de boit fut alors l’apanage du peuple, qui à son réveil chercha un bouc émissaire et, Périclès étant mort, en trouva un en celui qui symbolisait son absolu contraire : Socrate. Ce pouilleux n’aurait-il pas perverti et affaibli la jeunesse en lui faisant croire que la vérité n’était pas aussi simple que celle que l’on voulait lui faire avaler ? Un petit verre pour la route sale gueule ! Une route qu’ils n’auraient jamais imaginé si longue et qui n’en fini pas jusqu’à nos jours de déployer sa calme majesté. Contre toute attente, au vu de la fin du « pouilleux » un nouvel héroïsme naquit alors dans la cité, un héroïsme qui ne devait rien aux armes ni à la force physique mais à la pensé et au positionnement de l’individu face au monde.

Automne 2013. Trois journalistes grecs sur une terrasse de Paleo Faliro. Ils ont assisté à tant et tant de manifs dont certaines furent d’une violence rare ; l’un d’eux dit pourtant « quand est-ce qu’enfin allons nous nous bouger » ? Le silence qui s’en suit n’a pas la même densité qu’aurait produit aujourd’hui une telle interrogation devant un café rue Brancion dans le 15ème arrondissement de Paris. Que signifie à Paleo Faliro « quand est-ce qu’enfin allons nous nous bouger » en 2013 ? Rentrer chez soi, prendre ce qui vous tombe sous la main, marteau, couteau de cuisine, et se retrouver place Syntagma à 20 heures en espérant que la ceinture verte de judo de vos 14 ans vous vienne en aide face aux tortues ninja toutes de noir vêtues et surarmées ? Socrate nous parle d’une révolution intime, mais peut-on faire à un moment donné de l’histoire l’économie du sang versé ? La « Liberté guidant le peuple » n’est-ce qu’une allégorie à contempler le dimanche en famille ? On célébrât la mort de Mandela, noble vieillard nobélisé au sourire doux en oubliant de mentionner qu’il commença son combat en prenant les armes.

Généralement lors d’une telle conversation, quand vous en arrivez là, la jolie brune à votre gauche qui vous trouvait si spirituel et charmant, change radicalement d’avis à votre sujet : vous êtes un fou de la gâchette, un fasciste, un illuminé, un nerveux, et de plus vous ne devez pas changer plus d’une fois de slip dans le mois.

_ Mais, vous savez, la Marseillaise, « Aux armes citoyens… »

_ Il faut contextualiser, dit-elle, en levant les yeux au ciel.

Il vous semble qu’elle aime bien utiliser le verbe « contextualiser ». Elle le savoure avec délice, les yeux au ciel. Si la conversation avait porté sur les médias, il est fort à parier qu’entre deux phrases, comme ça, mine de rien, elle aurait glissé le nom de Guy Debord.

_ Vous me faites penser au personnage de « Taxi Driver ».

Et a votre tour de lever les yeux au ciel.

Vous aurez beau lui parler de la révolution à Athènes, il y a 2500 ans, d’où naquit la démocratie ; de ces citoyens armés, qui avaient fait leur service militaire, et de tous les autres qui vinrent avec un marteau, un couteau de cuisine et leur ceinture verte de judo face à des hommes avec flèches, lances et épées, (à cinq contre un, aussi fort que soit celui qui est en face, c’est largement jouable) cela n’y changera rien.

Vous aurez beau lui parler de la révolution française et de ces hommes qui avec bâtons fourches et couteaux s’avancèrent vers la garde des Invalides. La garde avait des fusilles à un coup. Tire toujours mon pote ! Décime le premier rang ! Mais après tu sais que tu te fais bouffer. Littéralement. Tu te fais bouffer. La garde n’a pas tiré. Pas folle la guêpe ! Le peuple a pris les armes qui se trouvaient aux Invalides, mais il n’y avait pas là de munitions. Où donc se trouvaient les munitions ? A la Bastille, tiens ! Nulle intention de prendre d’assaut un symbole, ou même de libérer des prisonniers qui d’ailleurs ne s’y trouvait pas (la prison était pour ainsi dire vide), il s’agissait juste ce jour-là d’avoir de la poudre à canon. Vous aurez beau lui dire tout cela, à la jolie brune, vous n’y changerez rien. Elle a bien appris sa leçon comme vous l’aviez apprise jadis.

Mais que peuvent bien faire nos trois journalistes contre les tortues ninja ?

Il est des phrases que l’on ne peut pas dire ni même penser sous peine de devenir infréquentable. On a placé un gendarme dans notre tête qui nous force à notre tour de devenir gendarme pour notre entourage.

Tous pourris. Là vous faites le lit des extrêmes. Mais oui je fais le lit des extrêmes, pour qu’elles dorment bien et nous lâchent un peu. S’il est une chose bien pire que ne prononcer cette phrase ne serait-ce pas que celle-ci fut vraie ? Et qui cela gêne t-il si ce n’est ceux qui en sont visés ?

C’était mieux avant. Ringard ! Passéiste ! S’il est une chose bien pire que ne prononcer cette phrase ne serait-ce pas que celle-ci fut vraie ? Et qui cela gêne-t-il si ce n’est ceux qui nous ont amené là où nous sommes ?

Un citoyen armé... Je vous laisse aller chercher votre dictionnaire des injures, pas la force. Qui en France est armé ? Police, gendarmerie, armée, aux ordres de l’oligarchie ; nombre de malfaiteurs et quelques chasseurs (avinés, forcément avinés et immatures, la télé l’a dit). Le citoyen dans la foule, lui, non ; contrairement à la plupart des citoyens suisses, la Suisse, ce Bronx de l’Europe !

Que signifie pour un peuple de chanter « aux armes citoyens » alors que celui-ci ne fait pas son service militaire et n’est pas armé ?

Il suffit qu’aux Etats-Unis un ados fasse un carton (ce qui bien sûr est tragique) sur quelques uns de ses camarades pour que la presse en parle pendant des mois avec en sous titre : « désarmons le peuple américain ».

 

Traité de Lisbonne

Charte des droits fondamentaux de l’union

Article 62 – Droit à la vie : Un policier a le droit de tirer à balles réelles sur un émeutier et le tuer.

Evidemment ce n’est pas écrit comme ça, c’est mieux tourner, ça a mis son beau costume, ça ne sent pas sous les bras. Pourtant, un policier a le droit de tirer sur un émeutier, a le droit de le tuer, et tout le monde sait comme il est facile de changer un manifestant en « émeutier ».

Pause.

_ Mais enfin Monsieur, vous voyez bien qu’il n’est pas appliqué votre article 62 de la charte de je ne sais quoi !

Laisse donc un peu plus cuire la grenouille, il semblerait qu’elle bouge encore.

Je croyais que ce n’était que les enfants qui jouaient à crypto. Mais je n’étais alors qu’un enfant.

Un citoyen d’Athènes, tout droit venu de l’antiquité et ayant revêtu sa tenu d’hoplite, interpelle un citoyen français place de la Bastille en février 2014.

_ Dis, noble citoyen, que fait-on en ta cité quand on juge être trahi par ceux qui sont en charge de la chose publique ?

_ Ce que l’on fait ? Eh bien, on leur glisse une quenelle.

Et ce dernier de lui montrer par le geste.

La tête de l’hoplite.

_ Mais attention, attention hein, je ne veux absolument pas sodomiser les victimes de la Shoa, c’est bien compris !

La tête de l’hoplite.

 

On a oublié Clisthène pour célébrer Périclès dont le modèle ressemble tant à ce que nos dirigeants voudraient être, en passant bien sûr la fin de l’histoire sous silence. Il s’agit de ne pas effrayer les enfants que nous sommes.

 

Cet automne, au sortir du magasin d’électronique de Stelios, je grimpe la rue Orlof juste à la Pnyx. Je regarde Athènes, l’Acropole, l’Agora. Il fait beau et pourtant tout me parait gris et sale. En redescendant j’allume une cigarette.

J’aurais voulu dans mon enfance avoir eu un ami qui s’appela Clisthène mais, personne à ma connaissance n’a depuis des siècles porté ce prénom.

 

Trassibul

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