Combattre auprès de la vérité et de la justice

par Taverne
jeudi 7 avril 2022

Faut-il se taire quand une foule d'individus vocifère dans le but de vaincre les consciences par la répétition d’un mensonge obstiné et par la menace de la force ? Miguel de Unamuno a répondu "non" sans aucune concession à cette question. Le 12 octobre 1936, à Salamanque, il doit faire face à une foule de fanatiques enragés qui crie "vive la mort !" puis "mort à l'intelligence !" (Menace non déguisée envers sa personne). En ce moment décisif, il doit choisir entre se taire ou parler (et mettre sa vie en danger.) Il va parler. Et même il va parler très fort.

Fidèle à sa réputation d'homme donquichottesque (qualificatif élogieux que lui donna notamment Antonio Machado), il refuse de dissocier sa parole de sa conscience. Sa référence est Don Quichotte, personnage de fiction qu'il invoque d'ailleurs expressément en fin de discours. Cet homme courageux, qui a écrit l'œuvre célèbre « Le sentiment tragique de la vie », va connaître toute la dimension du tragique lors de cette confrontation ultime qui entraînera sa mort. Il a parlé, il s'est exposé pour édifier les générations de son temps et les générations à venir.

Ci-dessous un extrait du film "Lettre à Franco" qui reproduit le discours de Miguel de Unamuno du 12 octobre 1936. 

Voici le texte dit par Unamuno à Salamanque (il existe des versions un peu différentes). Les passages soulignés le sont par l'auteur de cet article. 

Le discours de Salamanque du 12 octobre 1936

« Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante-treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage.

Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un commentaire au discours, pour lui donner un nom, du général Millan Astray, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une explosion d’invectives contre basques et catalans. Je suis né à Bilbao au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard, j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est catalan, né à Barcelone. On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa place à la compassion est incapable de convaincre…On a parlé également des basques et des catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien, ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici monseigneur l’évêque, un catalan, pour vous apprendre la doctrine chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez. »

Après les premières interruptions aux cris de « Viva la muerte ! »

« Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme « A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort. Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide. Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité, ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne - une création négative sans doute - qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre. »

(Nouvelles interruptions : « A bas l’intelligence ! »)

« Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai terminé. »

Ainsi se termine le discours d'Unamuno, un discours en forme de suicide altruiste. Il a écrit un poème intitulé "suicide" qui peuvent compléter ses propos pour l'éternité : 

LE SUICIDE

Il ne restera pas dans la nuit une étoile.
 Il ne restera pas la nuit.
 Je mourrai et avec moi la somme
 De l’intolérable univers.
 J’effacerai les pyramides, les médailles,
 Les continents et les visages.
 J’effacerai l’accumulation du passé.
 Je rendrai poussière l’histoire, poussière la poussière.
 Je regarde le dernier soleil levant.
 J’entends le dernier oiseau.
 Je lègue le néant à personne.

Miguel de Unamuno fit partie de ce que l'on appela "La Génération 98". Ce mouvement intellectuel est apparu lors de la perte de Cuba par l'Espagne. Unamuno y voit le symbole du déclin de l’Espagne, ce sera le point de départ de la Génération de 98. Ce mouvement d’écrivains se donnait pour mission la régénérescence culturelle de leur peuple. Autour d’Unamuno, on trouvait Valle-Inclán, Antonio Machado ou encore Juan Ramón Jiménez.

Chacun de ces membres du mouvement a voulu renouveler la culture et lui réinculquer un esprit de noblesse. Ils firent connaître leur démarche par des publications collectives littéraires ou culturelles. Quant à Unamuno, c'est comme philosophe et aussi comme recteur de l’université de Salamanque qu'il parle et enseigne aux jeunes générations.

En 1936, il a été élu député quand il livre son dernier combat d’une grande cérémonie franquiste à Salamanque. Son message s'adresse à toutes les formes de fascisme. 

Miguel de Unamuno prônait et enseignait la réconciliation du cœur et de la raison, condition d’un rapprochement subjectif avec l’éternité et avec Dieu. Réconcilier le coeur et la raison, mettre sa parole en phase avec sa conscience.

Combattre auprès de la vérité, combattre auprès de la justice !


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