Comme un retour à l’enfance ?

par Veilleur de Nuit
mardi 31 mars 2009

Au début des années 60, la France n’en finissait pas de se reconstruire. 
De nos jours, il semblerait que nous ayons à repenser quelque peu le monde de demain, si nous voulons perdurer et y vivre ensemble de la manière la plus agréable possible. D’hier à aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé, se sont améliorées, de la misère et des interrogations perdurent ou réapparaissent, c’est pour le meilleur ou pour le pire, c’est selon ce que chacun en décidera.
Pas d’avenir sans passé dit-on. 
Et vous, votre enfance, c’était comment ?. Peux-t-on rêver à l’enfance d’un nouveau monde ?...

Paris, début des années 60...

L’appartement familial se situait au dernier étage d’un petit immeuble vétuste, perché sur les hauteurs de Belleville. Tout le secteur croulait littéralement sous l’abondance des visions pittoresques voire saugrenues. Formé d’un amas de bâtisses agglutinées les unes aux autres de manière parfois cocasse, avec ses silhouettes bancales et ses allures de guingois, le quartier semblait avoir concocté un soufflé de maisons cubistes surréalistes qui serait retombé sans crier gare, à la va comme je te pousse, dans le temps concret de la capitale moderne. Certains murs étaient délabrés, flambés, zébrés de couleurs gerçures, tout parsemés d’affiches qui parfois se superposaient, tandis qu’à côté, des immeubles trônaient en voisins presque dédaigneux, du haut de leurs façades étonnamment lissées, fraîchement ré-enduites, peut-être pour mieux braver l’idée qu’on peut se faire de la misère. Des boutiques alignaient des devantures de bois peintes à l’huile, d’étroites portes à bec de canne en corne polie qui luisait au soleil. Les nombreuses petites habitations des coteaux de Belleville avaient remplacé les vignes qui y poussaient jadis et le vin qu’on venait y boire dédouané de l’octroi, mais il perdurait ça et là des enclos sauvages, d’étonnants jardins potagers parfois plantés de cerisiers, nichés au fond des cours où calés au coin des rues, que protégeaient tant bien que mal des palissades branlantes couvertes de mots griffonnés d’amour, délirants ou obscènes. Maison du mauvais temps, on s’y souvenait de la dernière guerre, on se rappelait qu’on avait eu faim, on n’avait pas encore tout à fait reconstruit le monde, on semblait vivre sur la réserve, au loin, en Algérie, d’autres combats se poursuivaient. Les artères escarpées étaient sillonnées par une population exubérante d’ouvriers, de commerçants, d’étudiants, d’artisans qui vivaient le plus souvent en dehors de chez eux, sur le pas des portes, du fait de l’exiguïté des logis. On en connaissait certains qui sortaient très tard dans la nuit et vivaient, autant que faire se peut, dans les bars, couchant sous des porches quand ils n’avaient plus retrouvé l’ami charitable et compréhensif qui partageait volontiers, ou à contre-cœur, sa chambre pour une nuit. Nombre d’entre eux étaient venus de tant de contrées différentes, proches et lointaines qu’on ne savait plus vraiment bien les situer au premier abord.


Tout cela se mêlait comme les couleurs dans un kaléidoscope, il y avait quand même une véritable organisation qui transparaissait, des sortes de quartiers sous-jacents, imbriqués plus où moins bien les uns aux autres, il y avait des lieux privilégiés où l’on était assuré de se retrouver entre compatriotes…
 
L’été, le plus souvent, on vivait les fenêtres ouvertes. On pouvait respirer d’incroyables effluves, les odeurs de toutes les cuisines se mélangeaient : françaises, italiennes, espagnoles, arabes, africaines, portugaises, juives.... Il y avait les parfums des légumes qui s’achetaient à tous vents aux charrettes des marchandes de quatre saisons, disséminées dans les ruelles en pente, et dont les grandes roues cerclées de fer restaient bloquées par de gros pavés. Chaque détail comptait. Il arrivait que les escaliers de bois des immeubles sentent la lessive, les odeurs rances de cuisines, l’encaustique tout à la fois, les poignées de portes en laiton brillaient, les éléments de bronze se patinaient d’étranges marbrures, à l’intérieur, les meubles fleuraient la cire. A l’extérieur un peu partout dans les recoins plus sombres, le plus souvent, cela empestait l’urine et le grésil. Au mois de mai, les acacias ensauvagés des jardins en palissadés répandaient leurs éphémères effluves de miel à pointe de vanille.
 
On se régalait de chocolats glacés dans les cinémas du quartier, implantés en d’anciens théâtres de stucs. Par habitude, le soir, on écoutait la radio, en ces temps-là, il est vrai, on n’ignorait pas l’ennui. Rares étaient ceux qui prenaient la télévision.
 
A lui seul le quartier de Belleville offrait par les vestiges historiques qu’il abritait, le résumé d’un chemin en pente, qui mène du berceau à la tombe. Des hauteurs du cimetière du Père-Lachaise, on pouvait voir tout Paris. Si on rencontrait parmi les habitants, autant de visages expressifs, assez plaisants à observer au quotidien, on avait aussi la possibilité de méditer, déambulant sous les ombrages de l’immense jardin des morts, sur la cohorte toujours plus grandissante chaque jour des figures disparues. Au détour des promenades dans ces allées, des divisions de fantômes surgissaient au gré de l’avancement dans le dédale, des foules de têtes en pierre ornant les tombeaux biscornus, enchâssées parmi les frondaisons, apparaissaient toujours plus troublantes, peut-être parce qu’au loin, on entendait vrombir les moteurs des voitures qui partaient à l’assaut des montées particulièrement raides de certaines rues étroites, klaxonner et s’époumoner les conducteurs immobilisés par les encombrements des vivants. Les enfants s’ébattaient en plein milieu des artères désertées, parce qu’ils en avaient décidé ainsi, dans leurs jeux, et il y avait présente en eux cette chose très importante : le monde de ces quelques mètres carrés de pavés leur appartenait !. Les murs étaient couverts d’affiches où les publicités pour des marques de produits alimentaires ou encore de lessives bon marché qui lavent toujours plus blanc, voisinaient avec des placards relatifs à des séances de cours du soir dans une école parisienne réputée ou à la guerre en cours qui sévissait dans quelques lointains départements d’Afrique du Nord.
 
On y voyait tant de choses surprenantes, les grues et les camions de chantiers au milieu des cours, les grandes vitrines de verre panoramiques, remplacer les façades de bois des anciennes échoppes. On fixait avec intensité, rivés à la fenêtre, la boule de métal suspendue à son filin qui venait frapper de sa mécanique régulière et précise, attaquant sans faiblir les vieux immeubles d’en face, on s’étonnait de la rapidité avec laquelle elle parvenait à les démolir, la gorge sèche de la poussière, on ne pensait qu’à aller jouer à cache-cache dans les fabuleux décombres, faisant ainsi feu de tout bois. Le quartier prenait des allures de décors de cinéma et de chevauchées fantastiques. À la maison, on vivait en plein néoréalisme, ma mère se plaignait que l’immeuble n’avait ni l’eau ni l’écoulement, selon la formule de l’époque. Je me souviens de l’odeur de la lessiveuse et du linge qui bouillait sur le réchaud à gaz, de ses mains pleines de mousse de lessive, du battoir à linge s’agitant dans le soleil de la cour, tandis que coulait l’eau froide et claire du robinet dans la bassine de zinc. Je me souviens que mon père racontait qu’étant enfant, il avait bu le lait des chèvres d’un antique vieux de Menilmontant qui continuait contre-vents et marées à maintenir le dernier cheptel parisien, juste pour dire merde à sa façon, à un monde qui ne le reconnaissait plus.
 
Je sais, vous allez bien me dire que cela fait cliché, mais que voulez-vous, si on ne choisit pas son enfance, on peut bien, en comparaison rêver à la naissance d’un monde plus fraternel, où chacun redeviendrait l’enfant plein d’espoirs qu’il n’aurait jamais du cesser d’ être…

Lire l'article complet, et les commentaires