Comment j’ai cessé d’être d’extrême-droite

par Nicolas Kirkitadze
mardi 3 juillet 2018

C'est en mai 2019 que sortira Star Wars IX, le dernier volet de la saga. Si l'intrigue a été jalousement gardée secrète par Abrams et son équipe, de nombreux fans tablent sur une rédemption de Kylo Ren qui devrait repasser du côté lumineux comme jadis son grand-père Anakin/Vador. Car, après tout, Star Wars est un univers optimiste où chaque personne a une chance de corriger ses erreurs en les reconnaissant et en regardant la vie autrement qu'à travers le prisme de la haine – ne serait-ce que pour quelques secondes avant de trépasser, comme ce fut le cas de Dark Vador à la fin du sixième volet.

C'est à dessein que j'emploie la métaphore cinématographique. Car, en tant que fan de Star Wars et ancien activiste d'extrême-droite, j'ai bel et bien l'impression d'avoir été – durant plusieurs années – un zélateur du côté obscur. Membre de la Manif Pour Tous dès sa fondation, militant puis candidat du FN entre 2014 et 2015, cadre de DLF de 2016 à 2017, journaliste pour des sites complotistes et islamophobes durant plusieurs années, proche des soraliens, de Civitas, de la Cocarde et des maurrasso-pétainistes, c'est au cours des dix derniers mois pleins de lectures et de réflexions que j'ai été amené à sortir de cette caverne platonique et à remettre en cause les acquis confortablement ancrés depuis plusieurs années. Aussi, le présent article n'a pas pour but de parler de ma personne mais – à travers mon témoignage – de permettre à d'autres jeunes intoxiqués par la propagande de la fachosphère de s'en libérer.

C'est en septembre dernier qu'intervint l'élément déclencheur : un banal exposé universitaire comme en font tous les étudiants. Il s'agissait de traiter de la franc-maçonnerie espagnole au XIXème siècle. Un sujet méconnu du grand public et fort peu documenté. N'ayant pour seules sources que les écrits de Taxil, de Barruel et de Soral, je dus me résoudre à sortir de cette zone de confort et à lire des ouvrages plus scientifiques sur le phénomène maçonnique. Bien sûr, il y eut une résistance psychologique : je tins ces ouvrages pour de la propagande et je me jurai de ne guère y croire. Comment ça ? Les franc-macs ne faisaient donc pas de cérémonies sataniques et ne planifiaient pas des assassinats ?

L'antimaçonnisme (à l'instar du racisme et du sexisme) est une constante de l'extrême-droite française. Et ce qui s'applique au racisme s'applique également à l'antimaçonnisme : seul un contact avec la réalité est en mesure d'en anéantir les préjugés. C'est précisément ce que je fus contraint de faire car malgré la solide culture que m'avaient prodigué les ouvrages scientifiques sur la maçonnerie, il n'y avait rien de précis concernant le sujet de mon exposé. Je me résolus donc (non sans honte et amertume) à écrire au diable en personne : les loges maçonniques. J'envoyai des courriels à la GLDF, au GODF et aux obédiences espagnoles. J'y expliquais ma situation, j'y présentais mon sujet et leur demandais s'ils pouvaient m'aiguiller vers des ouvrages susceptibles de m'aider. Je fus surpris par l'adjuvance que ces inconnus m'apportèrent, d'autant plus qu'il suffit de saisir mon nom sur Google pour y voir d'anciens articles complotistes et antimaçonniques. Un franc-maçon de ma ville accepta même de me rencontrer pour pouvoir discuter en face à face. Pour ce qui est des franc-maçons espagnols, non seulement ils me donnèrent les conseils de lecture tant espérés, mais ils m'écrivirent même plusieurs fois pour s'enquérir de l'avancement de mon projet. Une telle gentillesse de la part d'anthropophages reptiliens était fort déroutante…

Bien sûr, cela n'a rien changé à mes convictions sur le fond et je n'y ai plus repensé pendant plusieurs mois. Ce n'est pas parce que quelques membres d'un mouvement vous prêtent leur concours que leur institution devient fréquentable à vos yeux. Mon nationalisme n'en était nullement ébranlé. Mais cet évènement a eu le mérite de réveiller une faculté que des années de militantisme avaient anesthésiée : la remise en question des certitudes. A cette époque, j'étais un démissionnaire de DLF et me rapprochais des mouvements royalistes, songeant même à m'encarter au sein de l'Action Française ou de Civitas. Je fis donc la rencontre de nombreuses personnes au sein de ces mouvances. Parmi eux, une jeune activiste royaliste et identitaire plutôt cultivée (ce qui est rare) et qui – encore plus rare dans ce milieu – avait lu les œuvres de Maurras. Je ne connaissais le maurrassisme que superficiellement, et je me sentais attiré par cette doctrine. Je m'enquis donc : par quelle œuvre devrais-je commencer pour avoir une approche de la pensée de ce "grand homme" ? La jeune maurrassienne me conseilla vivement L'avenir de l'intelligence ainsi que certaines œuvres de Daudet et d'autres "intellectuels" comme Madiran, Blanchonnet etc.

La lecture du sourd de Martigues fut une déception. Antisémitisme, xénophobie, apologie de la violence, le tout sur un vieux fond de bigoterie passéiste… Daudet et les autres auteurs susnommés ne firent guère meilleur effet. C'était donc ça la vraie nature du nationalisme français ? Un mélange de superstitions bigotes et d'orgueil chauvin ? Je voulus donc connaître plus en profondeur la pensée nationaliste que je commençais pour la première fois à remettre en cause. Ravie d'un tel intérêt, ma camarade maurrassienne me conseilla nombre d'autres auteurs tenus pour des "maîtres à penser" dans ce milieu. Cependant, c'était pour conforter mon nationalisme vacillant et non pour y trouver des contre-arguments que je me lançai à corps perdu dans la lecture de cette pléthore d'ouvrages. Je découvris Salamito, Viguerie, Harouel, Rouvillois, Girard, Hecquard, Furet, Mgr. Lefebvre, De Corte, Ricossa, Barrès, Vallat, Bainville, Duprat, Bonnald…

Or, plus je lisais et plus mon nationalisme perdait de sa consistance. Moi qui n'avais lu que Zemmour, Soral, Tasin, Obertone, Blanrue et quelques autres menus fretins, je me retrouvai plongé dans les profondeurs de la pensée nationaliste française. Ces auteurs passés et présents incarnaient la nature profonde de cette idéologie dans ce qu'elle a de plus authentique et de plus sombre : haine du Juif, de l'étranger, du citadin, de la science, de la République, bref de tout ce qui n'est pas gaulois et catho-tradi. Oh, j'en avais déjà conscience avant, je ne le cacherai point. Mais j'étais loin de me douter que le but de l'extrême-droite était d'anéantir et de réduire en cendres tout ce qui ne lui ressemblait pas. Non seulement j'acquis une profonde culture nationaliste, mais je réalisai encore que cette doctrine, loin d'être marginale et persécutée comme le prétendent ses adeptes, avait de larges relais dans le monde de l'entreprise, de l'université, de l'édition et des médias. Je me mis donc à enquêter sur certaines "figures" de l'extrême-droite et j'en découvris de bien belles : l'un d'eux est réclamé par le gouvernement philippin pour complicité de trafic d'organes ; un autre (qui ne jure que par le patriotisme économique) a travaillé au sein d'une entreprise japonaise qui refourguait des produits défectueux à la France ; un troisième usurpe son titre universitaire et a volontairement pris un pseudonyme à consonance juive pour mieux faire passer sa propagande antisémite en prétendant être un Juif converti au catholicisme…

En outre, on m'avait toujours affirmé que l'université était aux mains de "la gauchiasse", mais force était de constater que l'extrême-droite universitaire était bien moins marginale qu'on le disait : A Assas, étudiants et professeurs sont majoritairement d'extrême-droite, comme à Lyon 3. Et dans d'autres universités, des professeurs d'extrême-droite y débitent leur propagande en toute impunité. Par exemple, l'intégriste Salamito à la Sorbonne, le maurrassien Viguerie à Lille, l'identitaire Rouvillois à l'IEP etc… Pour des proscrits, ces mandarins sont plutôt bien lotis.

Mon désamour du nationalisme se refléta dans mes articles de presse. En novembre, je remis ainsi publiquement en cause l'importance de la bataille de Poitiers et de l'épopée johannique, ce qui déclencha l'ire de nombreux lecteurs. Moi qui me croyais parfaitement intégré au nationalisme français, j'étais désormais qualifié de "métèque" et de' "crypto-gauchiste" quand ce n'était pas de "marrane"… Cela se confirma au cours des mois suivants : lorsque j'apportai mon soutien à la jeune Mathilde (Jeanne d'Arc 2018) victime d'odieuses insultes racistes – il faut dire que même durant mes années d'activisme au FN, j'ai toujours considéré le racisme comme une bêtise crasse et un manque de savoir-vivre – c'est moi-même qui me retrouvai alors injurié par la fachosphère : certains arguant que j'avais retourné ma veste pour rejoindre Macron. L'infâme Henry de Lesquen alla jusqu'à me qualifier de "candaule à réémigrer en Géorgie". Tant que j'avais partagé leurs idées, j'avais été une "caution diversité" pour l'extrême-droite, mais sitôt mes distances prises, ils montraient leur vrai visage et la noirceur de leurs pensées.

Malgré tout, la défascisation n'était pas achevée. Je gardais encore mon étiquette de nationalisme. C'est en mars que le hasard (ou l'ordre des choses) vint chambouler cela, lorsque mon ordinateur tomba en panne. N'ayant pas les moyens de le faire réparer tout de suite, je dus économiser pendant deux mois. Deux mois bénis sans internet, deux mois où je ne regardai ni TV Liberté, ni Radio Courtoisie, ni Boulevard Voltaire… Deux mois durant lesquels je pus me replonger dans la littérature et la philosophie comme je ne l'avais fait depuis longtemps. Je commençai par les œuvres complètes de Tocqueville qui traînaient sur mon bureau depuis plusieurs semaines. Puis, j'enchaînai par Renan et Constant. Ce que je voulais vérifier se confirmait : le libéralisme n'était pas ce culte de l'argent et cette destruction des peuples, mais une certaine idée de l'Humain responsable et maître de son destin. Cependant, le "libéralisme à la française" – à cause de son paternalisme, de sa réticence envers le régime républicain et de sa forte tendance catholicisante – me parut encore trop proche de l'extrême-droite ; je me tournai donc vers d'autres auteurs (français ou étrangers) défendant une position un peu moins dextrogyre : Bastiat, Molinari et Ayn Rand furent les trois auteurs qui achevèrent de me faire passer du nationalisme au libéralisme. C'est en lisant Zemmour et Obertone que j'étais devenu nationaliste en 2013, c'est aussi par la lecture que je m'en détachai cinq ans plus tard. Et cette phrase du sinistre Léon Daudet me vient à l'esprit : "Les maux engendrés par la littérature ne peuvent être guéris que par la littérature"… Se doutait-il qu'un jour cette maxime serait appliquée à sa propre doctrine ?

A mon retour, c'est un tout autre regard que je posai sur le nationalisme, sur leur "réinformation", sur leurs concepts dont les messages cachés ne peuvent être compris que par ceux qui ont lu les auteurs à l'origine de ces concepts. Par exemple, peu de gens se doutent que la "remigration" implique l'expropriation des étrangers qui seraient expulsés sans le droit d'emporter quoi que ce soit. Quand on a lu Vallat, on le réalise mieux et l'on frémit de voir que le "nouveau nationalisme" n'a rien renié des ses racines antihumanistes et maurrasso-pétainistes. Je n'étais pas de leur monde, c'était désormais manifeste ; à l'instar de l'homme qui a vu la lumière et qui revient dans la caverne platonique où il voit ses anciens compagnons croupir dans les ténèbres. Le meilleur antidote aux ténèbres est la lumière, et le meilleur antidote aux idéologies est le contact avec la réalité. Et c'est alors que je repensai à mon expérience avec les franc-maçons qui s'étaient avérés bien moins horribles que ne le suggérait la propagande nationaliste. On vous dit que tel groupe ou telle pensée est nuisible et dangereuse ? Allez voir par vous-même et forgez-vous votre propre conviction au lieu de gober les racontars de journalistes improvisés qui surfent sur la vague de la "réinformation" pour mieux embrumer les esprits.

Le but de cet article n'est ni l'autocritique à la soviétique, ni de se refaire une virginité. Je ne regrette aucunement mes choix passés : je considère qu'il vaut mieux s'être égaré sur un mauvais chemin que de n'être allé nulle part. Cependant, quand on a vu que le chemin mène vers le côté obscur, il faut avoir l'honnêteté et le courage d'en trouver un autre, comme le firent jadis Claude Roy et Maurice Blanchot : cagoulards, antisémites et antirépublicains viscéraux, ils devinrent bientôt des progressistes convaincus et des adeptes de l'humanisme.


Lire l'article complet, et les commentaires