Comment maintenir le cap de la solidarité dans l’océan agité des inégalités ?

par Karol
jeudi 7 janvier 2016

Damien Roudeau / Les Yeux dans le Monde
source : Observatoire des inégalités

 http://www.inegalites.fr/

http://www.oneheart.fr/news/564c41698ead0e9663489bdc/2012-08-10-inegalites-sociales-un-concours-video-pour-les-collegiens-et-lyceens#rX1FRG034b

" Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres." A. Gramsci.

Depuis 40 ans avec l'extension de l'économie libérale et le développement d'un capitalisme global, avec la mise en concurrence des travailleurs du monde entier et la libre circulation des marchandises , les inégalités de revenu n'ont cessé de s'amplifier. Le démantèlement de l’État social dû à la course effrénée des politiques d’État vers un moins disant fiscal n'a fait qu'accélérer la précarisation et la marginalisation d'une partie de plus en plus importante de la population.

Après ces quatre dernières décennies le bilan est particulièrement lourd et les victimes de plus en plus nombreuses. Thomas Piketty comme Joseph Stiglitz constatent dans leurs travaux combien la richesse se concentre entre de moins en moins de mains. Les super-riches, ces 1% voire les 0.1% voient leur fortune grossir inéluctablement par la hausse des dividendes et des actifs financiers, par l'envolée de l'immobilier de luxe et du marché de l'art, par la faiblesse des politiques fiscales des États qui craignent que ces fortunes s'exilent dans quelques paradis exotiques. De l'autre coté de l'échelle, les exclus, les travailleurs précaires sont de plus en plus nombreux. Étonnamment la caste de sedprivilégiés ne semble pas menacée dans son existence par le nombre croissant des victimes de ce système. Pour la classe moyenne qui s'accroche à son emploi et à son pavillon et qui accepte de moins en moins d'être la seule à devoir contribuer au maintien d'un État protecteur, la solidarité n'est plus de mise. Seule compte sa sécurité, sa liberté d'agir et d'entreprendre. La réussite de quelques uns est adulée. Les exclus, les chômeurs et les précaires ne seraient que les perdants, les "losers" d'une partie dont les règles sont de plus en plus pipées. Le "coût des autres" l'emporte sur l'empathie. Tout se passe comme si une partie de la population était gagnée par cette « fatigue de la compassion », selon la formule de Julien Damon (Le Monde du 17/10/2014 : lien ). Alors que les ultra-riches jouissent sans vergogne de leurs privilèges nous continuons à nous chamailler sur les "petites inégalités" qui empoisonnent notre quotidien. Dans un régime dépolitisé, où personne n'attend plus rien du collectif et où « tout conspire à dresser les individus les uns contre les autres », de sorte « qu’il devient impossible de lutter pour soi sans lutter contre les autres. » ( lien ) la possibilité de coopération et d’entraide a laissé place à un sauve-qui-peut généralisé. Ainsi occupée à régler ses petites luttes fratricides la grande majorité contribue à la pérennité de cet ordre particulièrement injuste et mortifère à terme. Remettre au premier plan la solidarité, la fraternité et l'égalité dans l'exercice de droits universels et inconditionnels est le défi que tout acteur politique devrait relever pour que puisse s'exercer une réelle liberté individuelle qui permette enfin l'épanouissement de chacun dans le respect de tous.

UN CAS EXEMPLAIRE : LES DÉGÂTS DU LIBÉRALISME AUX ÉTATS-UNIS

Philippe Béchade dans un article "Ultra riches contre classe moyenne" décrit l'état critique de l'économie nord américaine.

Le site Business Bourse recense ainsi 58 clignotants qui devraient nous alerter sur la situation catastrophique à venir aux États-Unis. Mais en attendant l'effondrement, on continue à retarder l'échéance par l'usage du crédit. Les pauvres sont condamnés à s'endetter, à vivre à découvert, les entreprises empruntent pour distribuer des dividendes à des actionnaires toujours en manque et en même temps licencient devant un marché anémié, et la classe moyenne continue à fondre comme la banquise. Peu à peu la société se délite laissant libre cours aux peurs et aux violences, à la guerre des uns contre les autres qui engendre une insécurité réelle ou ressentie qui incite à son tour à la mise en place d'un Etat fort de plus en plus policier, de plus en plus intrusif.

En France comme dans tous les pays nous subissons les mêmes effets de décennies de politiques ultralibérales qui ont aussi conduit à la pulvérisation du collectif et à une atomisation des individus vus seulement comme des " autoentrepreneurs d'eux-mêmes" condamnés à bricoler dans leur coin un projet de réussite individuelle hypothétique.

L'IMPASSE LIBERALE.

 Dans un article de Slate " Le temps des inégalités dont vous êtes le héros", Jean Laurent Cassely fait référence à Patrick Savidan, sociologue et cofondateur du site L’Observatoire des inégalités, auteur d’un essai paru à la rentrée, "Voulons-nous vraiment l’égalité ?" , qui analyse cette « montée des incertitudes », « dans un contexte de précarité croissante », objective comme ressentie ( En France, le taux de précarité est passé de 5,3% en 1982 à 12% aujourd'hui), dans une société dépolitisée où personne n'attend plus rien du collectif. Insécurité qui incite tout le monde à paniquer et à chercher à tout prix une porte de sortie. Une situation où « tout conspire à dresser les individus les uns contre les autres », de sorte « qu’il devient impossible de lutter pour soi sans lutter contre les autres. » La possibilité de coopération a laissé place à un sauve-qui-peut généralisé. Chacun cherche à « externaliser » l’incertitude, écrit Savidan. « Externaliser l’arbitraire, c’est chercher à soustraire sa vie et celle de ses proches à l’insécurité. » Et c’est aussi rejeter celle-ci sur les autres.

« Ce qui pose problème et explique la tendance oligarchique de nos sociétés, poursuit l’auteur, c’est que, dans une telle configuration, l’accroissement de la sécurité pour les uns (parce qu’ils ont les moyens de renforcer les solidarités électives dont ils bénéficient) passe par la fragilisation des autres (parce qu’ils n’ont pas les moyens de compenser le reflux de la solidarité publique et l’affaiblissement des protections juridiques qui en résulte). »

Politiquement, on est face à un paradoxe difficile à accepter : à mesure que les inégalités et leur perception se renforcent, la population, loin d’opter pour la révolte, devient plus conservatrice. Les résultats des dernières élections régionales en sont la dernière illustration. « Quand l’attachement aux petites inégalités se mêle à la peur du déclassement, il est difficile d’imaginer que puisse se former un front commun de combat contre les inégalités », écrit François Dubet dans " La préférence pour l’inégalité".

Pour Savidan, il s’agit désormais de « solidarités électives », c’est-à-dire qui sont limitées à nos proches, à notre clan, à notre communauté. Dans le même temps, les autres, plus éloignés, sont de plus en plus considérés comme responsables de nos propres maux. Selon Dubet, le désir de fraternité qui subsiste malgré tout risque d’être capté par « l’appel à une fraternité restreinte et défensive, recomposée sur des thèmes conservateurs, réactionnaires et dangereux. » Une fraternité réduite à ceux dont les individus se sentent proches socialement, ethniquement, etc., et excluant tous les autres.

Enfin les politiques sociales, qui ne font qu'empiler à des aides existantes d'autres aides limitées à des catégories particulières ( comme la prime d'activité ), conditionnés, complexes dans leur mise en œuvre, coûteuses et inefficaces ( comme le C.I.C.E ), rendent particulièrement illisible l'effort de solidarité nationale et finissent par contribuer aussi à l'émiettement de la société et au développement de la défiance généralisée.

Face à ce désarroi et ce repli identitaire, tout discours social universaliste devient suspect, au contraire les démagogues, avocats d'une solidarité étriquée réservée à ceux qui nous ressemblent, d'un entre-soi sécurisant,ont le vent en poupe. Il vient aussi l'idée que pour ne pas être dominé il vaut mieux être du coté de ceux qui détiennent les leviers de la domination,c'est à dire du coté des oligarques. C'est une des clés du succès populaire de la candidature d'un Donald Trump aux Etats-Unis.

Le recul des idées de solidarité et de fraternité dans toutes les couches de la population assure ainsi la pérennité de ce système économique particulièrement injuste et mortifère. Il reste donc à inventer un nouveau récit où le vivre ensemble ne repose pas sur un projet de société homogène exclusive mais au contraire sur un projet de" société des égaux" chère à Pierre Rosanvallon, véritable alternative à cette "société des égos" qui n'en est pas une et ou "le commun" serait le garant de notre sécurité.

CONTRE LES INEGALITES : " FRATERNITE EGALITE ET LIBERTE".

Le droit à l’accès gratuit aux soins, le droit à une instruction publique, laïque et gratuite et à un revenu minimal d'existence sont ce qui devrait composer le terreau minimal nécessaire à l’épanouissement du capital humain, les conditions fondamentales pour permettre à chacun de pouvoir pleinement jouir de la liberté de s'exprimer, d'agir et de faire vivre la démocratie. La liberté de tout individu ne peut réellement s'exprimer que dans une société plus fraternelle et égalitaire en matière de droits inaliénables, universels et inconditionnels.

Pour en terminer avec la culture de la suspicion et de la méfiance de l'autre, face aux inégalités extrêmes, à cette injonction permanente à la réussite individuelle, face à l'émiettement de nos sociétés,aux particularismes en tout genre, à l'insécurité de l'existence, face au désarroi idéologique, il faut commencer par redéfinir ces droits universels et inconditionnels que nous souhaitons partager dans notre espace politique. Pour oublier ce qui nous divise et penser ce qui nous unit il faut reprendre chacun des droits que l'histoire des mouvements sociaux a conquis au fil du temps ( Voir la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ), faire l'état des lieux des dégradations dans le respect de ces droits dans les domaines fondamentaux de la santé, de l'éducation, du travail et de la dignité humaine et établir la juste contribution de chacun à la hauteur de ses moyens pour rendre inconditionnels et universels tous ce que nous acceptons de mettre en commun pour vivre ensemble.

Rendre entièrement gratuit et public l'accès aux soins, l' école fondamentale pour tous jusqu'à 16 ans et l'accès à la formation de son choix sont déjà des chantiers à réactiver tant les dégâts de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes sont importants dans ces deux domaines.

Face à la division sociale du travail, à son intermittence, à la diminution de la part des salaires dans la valeur ajoutée, au nécessaire partage du travail par la réduction du temps de travail qu'impose la robotisation et la numérisation de l'économie, allouer un revenu d'existence inconditionnel et universel de la naissance à la mort, permettrait une socialisation accrue du revenu. "Ce serait le sens d'un revenu universel garanti ou d'un salaire social déconnecté du travail, non dans sa version libérale d'une aumône de survie,mais dans une logique du droit à l'existence et de l'extension des domaines de gratuité." (Daniel Ben Saïd -Eloge de la politique profane ). Sans remettre en cause le régime de retraite par répartition, ni le système de l'assurance chômage, ce revenu primaire universel se substituerait à toutes les aides conditionnées que sont actuellement les allocations familiales, les aides au logement, les bourses d'études, le RSA et le minimum vieillesse( ASPA). A ces aides diverses et complexes à mettre en oeuvre et à percevoir, stigmatisantes et dévalorisantes, divisant encore la société en de multiples sous catégories d'ayant droits, source de suspicion et de contrôle intrusifs, il faut opposer un droit inaliénable, individuel et universel à un revenu d'existence minimal. Il y a suffisamment de richesse, mal distribuée et inutilisée, pour que chacun participe à sa mesure, dans la plus grande transparence, de manière simple, progressif et universel et sans aucune exemption au financement de ce revenu universel.

Ces droits élémentaires et inaliénables établis, chacun d'entre nous pourra pleinement participer à l'émergence d'une société démocratique, solidaire qui assure à tous à la fois les libertés fondamentales et la sécurité de tous ses citoyens. Libéré des obligations vitales, chacun pourrait contribuer à sa mesure, suivant sa personnalité, ses capacités et ses goûts à la création de richesse.

Si nous ne voulons pas que : « La philosophie des Lumières aboutisse à l'Europe du couvre-feu. » écrit Camus dans « l'Homme révolté », il faut recommencer à retisser le lien social pour construire ces biens communs seuls garants d'une protection individuelle pérenne.

Et pour terminer avec Gramsci, auteur des " Cahiers de prison", en 2016, continuons à écrire notre futur en conjuguant " le pessimiste de l'intelligence et l'optimisme de la volonté".

LA SCIENCE DU PARTAGE


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