Comment se fourvoient nos élites en temps de crise

par nicolas.fournier
vendredi 26 mai 2023

Avec la crise sanitaire, une partie des élites de différents secteurs semble avoir perdu la tête. Péché d’hubris, volonté de se faire un nom à tout prix ou simple désinvolture ? Le penchant de certains leaders d’opinion pour l’extrémisme et le fake continue d’inquiéter dans la crise politique actuelle.

Orgueil démesuré, excès de narcissisme et délire de toute-puissance qui aveugle même les meilleurs esprits et finit par précipiter leur chute : l’histoire du Professeur Raoult semble illustrer cet hubris connu depuis l’Antiquité. C’est celle d’un scientifique reconnu qui a voulu être le héros qui endiguerait l’une des plus grandes pandémies de l’ère moderne, quitte à tordre la réalité pour peser sur le destin du monde.

Grandeur et décadence du Professeur Raoult

Microbiologiste spécialiste des maladies infectieuses, professeur des universités, praticien hospitalier et directeur de l’institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée de 2011 à 2022, Didier Raoult a obtenu en 2010 le grand prix de l’Inserm pour l’ensemble de ses travaux sur les agents pathogènes et sa co-découverte des virus géants. Mais cette reconnaissance scientifique semble ne pas lui suffire. Dès le début de la pandémie de Covid-19, pensant tenir à 68 ans l’affaire de sa vie, il prend des positions tranchées et iconoclastes qui vont lui permettre d’acquérir une notoriété médiatique internationale.

Didier Raoult se livre ainsi à plusieurs pronostics optimistes qui se sont révélés erronés par la suite. Dès janvier 2020, il minimise la portée de l’épidémie, prédisant que la maladie ne fera pas plus de morts que les accidents de trottinette. En mai 2020, il annonce que l’épidémie est « en train de disparaître » à Marseille et qu’il n’y aura pas de deuxième vague… Didier Raoult se sera trompé quasiment sur toute la ligne et en particulier sur l’hydroxychloroquine, présentée dès février 2020 comme la solution miracle qui allait signer « la fin de la partie ».

Les études produites à l’appui de cette thèse ont toutes une méthodologie défaillante. Dès l’été 2020, une série d’études scientifiques concluent que la chloroquine n’est pas efficace contre le Covid-19. Didier Raoult reste pourtant soutenu par une partie du grand public et de la classe politique, notamment de droite et d’extrême droite. Des théories du complot naissent après ses prises de position, alimentant l’idée d’une cabale contre son traitement qui nuirait aux groupes pharmaceutiques. Également critique sur les vaccins, « le Professeur » devient ainsi une figure centrale dans les milieux complotistes, qui prisent également ses positions climatosceptiques.

Dès novembre 2021, le microbiologiste marseillais se voit accusé, selon le site Mediapart, de falsifications de résultats scientifiques par des personnels travaillant au sein de l’IHU, dans un « climat de culte de la personnalité ». En juin et en septembre 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) confirmeront largement cette enquête : falsification des études, pressions sur les médecins... Face aux réticences de ses équipes à publier de tels résultats, il aurait répondu : « On s’en fiche. C’est pas grave. Ce qui compte, c’est qu’on parle de moi !  ».

Vincent Delahaye : quand un Vice-président du Sénat flirte avec la sphère complotiste

Mais les scientifiques ne sont pas les seuls représentants de l’élite à être prêts à tout pour doper leur visibilité. Certains politiques en mal d’électeurs, à l’image de Nicolas Dupont-Aignan ou de Florian Philippot, se sont également perdus dans le conspirationnisme. Le sénateur UDI de l’Essonne et Vice-président du Sénat Vincent Delahaye, lui aussi, a envie qu’on parle de lui. Sa volonté de se faire un nom à tout prix l’a amené à flirter avec la mouvance complotiste antivax.

Durant la crise sanitaire, l’ex-maire de Massy s’est montré plus soucieux des restrictions pénalisant l’économie et les entreprises que de la protection des Français. Opposé au pass sanitaire, le Vice-président du Sénat a même déclenché une polémique en mai 2021 en participant à un rassemblement organisé par des antivax. Une manifestation contre « la dictature sanitaire », qui a réuni à Paris environ 300 personnes, toutes sans masque.

En amont de cette manifestation, organisée par le collectif Ami entends-tu, une vidéo rassemblant des personnalités anti-pass sanitaire donnait déjà le ton : en fond, le Chant des partisans, hymne de la résistance française. Vincent Delahaye partagera la scène avec Florian Philippot, président des Patriotes, Alexandra Henrion-Caude, ex-généticienne de l’Inserm devenue icône complotiste, ou Jean-Marie Bigard. C’est ce dernier qui ira le plus loin, insultant Olivier Véran et Agnès Buzyn, et appelant même à ce que cette dernière «  crève  » : «  ils ont du sang sur les mains, ils le paieront et mourront de leur cupidité ». « Et pourquoi ils nous colleraient pas une étoile jaune pour qu’on soit repérés plus facilement ?  », a-t-il éructé devant les participants dont certains arboraient des étoiles jaunes, traitant le gouvernement de « nazis » et les journalistes de « collabos ».

Interpelé sur sa présence, Vincent Delahaye a tenté de s’expliquer dans Le Parisien  : « J’aurais peut-être dû être plus précautionneux mais le rassemblement ne me semblait pas du tout polémique  ». Naïveté ? Désinvolture ? Malgré ce rétropédalage, on se demande toujours ce qu’un Vice-président de la Chambre haute faisait dans cette galère. Prendre la lumière ? Quitte à fourvoyer le peuple et les électeurs ?

Idriss Aberkane, l’étoile déchue

Dans un autre style, Idriss Aberkane est aussi ce que l’on peut appeler un « flambeur médiatique », un « chercheur » qui passe plus de temps sur sa chaîne Youtube qu’à publier dans les revues scientifiques. Jusqu’à se perdre finalement dans le complotisme. « Itinéraire d’un enfant gâté qui s’est gâché  », juge L’Express qui lui a consacré une longue enquête en 2022.

Son ouvrage à succès Libérez votre cerveau en fait une étoile montante en 2016 : à peine âgé de 30 ans, le « jeune homme pressé » fait alors l’objet de l’attention des médias. Il multiplie les conférences sur le développement personnel, on salue son talent pour la vulgarisation scientifique. Se qualifiant lui-même d’« hyperdoctor  » – il affirme détenir trois doctorats – il se présente comme chercheur, entrepreneur, conférencier, essayiste, et expert en divers domaines comme les neurosciences, la biologie, la géopolitique et l’intelligence artificielle.

Déjà à l’époque, de nombreux chercheurs alertent sur un « gonflement du CV » et la faible quantité de ses publications scientifiques. Depuis, l’étoile montante de la science est tombée de son piédestal. Son CV a été mis en cause, l’un de ses doctorats est suspecté de plagiat et la justice enquête sur certaines de ses sociétés. S’il prétend être un grand scientifique, Idriss Aberkane n’a publié aucune étude significative, ni en neurosciences, ni en mathématiques. Un exemple parmi d’autres : le jeune homme indique être enseignant à CentraleSupélec, alors que la prestigieuse école d’ingénieurs indique n'avoir plus aucun contact avec lui depuis cinq ans.

Sous le feu des critiques, l’ancienne star se victimise et se radicalise. Persona non grata sur les plateaux télé et discrédité dans le monde scientifique, il se concentre vers un nouvel auditoire : les sphères antivax et complotistes, qu’il abreuve de théories dissidentes sur les réseaux sociaux. La crise sanitaire lui donne l’occasion d’exister un peu plus en devenant l’une des cautions scientifiques de la cause antivax. En développant des théories sur l’industrie pharmaceutique, en défendant Didier Raoult et l’hydroxychloroquine, et en pourfendant le vaccin contre le Covid, il s’est assuré la sympathie d’une certaine frange de la population. Ses sources vont de France Soir (avec lequel il collabore) à la chaîne QAnon française, alors même qu’il évoque régulièrement la « désinformation » des médias traditionnels. Un comble pour l’hyperdoctor !


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