Commission Attali : la croissance selon Gribouille

par Frédéric Alexandroff
lundi 15 octobre 2007

Un des grands débats qui agite le petit univers de la philosophie et des sciences politiques est le suivant : les idées, qui sont le propre de l’homme (au sens d’être humain), gouvernent-elles le monde ou bien, à l’inverse, ne sont-elles elles-mêmes que le fruit des circonstances, des constructions intellectuelles destinées à répondre aux données économiques et sociales, sur un territoire et à un moment donnés ? Je n’aurai pas le culot d’apporter une réponse à cette interrogation, et d’ailleurs là n’est pas le propos. Il est néanmoins tout à fait fascinant de constater que certaines idées, ainsi que ceux qui les professent, fonctionnent en circuit fermé, au point non plus seulement d’ignorer la réalité qui les entoure, mais de la remodeler selon leurs propres fins, l’arranger à leur convenance, et en fin de compte lui tordre le cou lorsque la chose s’avère nécessaire. Ainsi en va-t-il, hélas, de Jacques Attali et, dans la foulée, de la commission qu’il dirige, la fameuse « Commission pour la libération de la croissance française » instituée fin août 2007.

Un cénacle intellectuellement restreint

L’homme est, à n’en pas douter, un brillant intellectuel. Et, de fait, il nous donne la triste preuve qu’une extrême intelligence n’empêche pas de dire des bêtises, et que l’asphyxie idéologique guette même les esprits les plus féconds.

En l’espèce, et au vu des premières pistes de recherche choisies par la commission Attali - le rapport final devant être rendu avant la fin de l’année -, c’est bien une crise d’euphorie libérale qui frappe les membres de la commission chargée de « libérer » la croissance française, dont on nous fait ainsi comprendre qu’elle est retenue prisonnière. Par qui ? Par quoi ? La commission met en cause tout un pan de notre législation commerciale, en l’occurrence le triptyque législatif Galland-Royer-Raffarin, et s’attaque en outre au bien fondé du « principe de précaution ».

Rappelons que ladite commission a été instituée avec l’objectif de « rechercher les moyens d’améliorer la compétitivité et la productivité de l’économie française, pour assurer une meilleure insertion de la France dans l’économie mondiale et européenne, d’analyser les obstacles auxquels se heurtent les projets d’investissement et de développement des entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises et les très petites entreprises, d’examiner les simplifications de procédures qui apparaissent nécessaires et les leviers permettant d’améliorer l’impact des politiques économiques et réglementaires sur les comportements des ménages et des entrepreneurs et sur la croissance », selon les termes du décret.

Pour ce faire, dans son rapport préliminaire baptisé « Premières propositions pour le pouvoir d’achat », la commission Attali suggère de « mettre fin aux barrières dans la distribution et le commerce », notamment par l’abrogation des lois Galland -relative au seuil de revente à perte - et Royer-Raffarin - sur la liberté d’installation des grandes surfaces - qu’elle juge inutiles et même dangereuses pour l’essor économique et, partant, pour l’emploi, car attentatoires à la concurrence. Rengaine libérale classique que celle-ci, qui présuppose la rationalité - et l’honnêteté - des agents économiques, dont la concurrence permettrait la création d’emploi, l’innovation technique, la baisse des prix, la hausse des salaires, le bonheur sur terre et des lendemains qui chantent. La politique selon Gribouille : la meilleure façon de se protéger de la pluie reste encore de plonger dans le ruisseau. En conséquence de quoi, la déréglementation du marché est la solution pour se prémunir contre les avaries du marché.

Protéger le petit commerce ? Aucun intérêt, car dans cette logique de « darwinisme économique » - le terme est impropre, mais évocateur - il est bon que les agents économiques incapables de s’adapter disparaissent. Et c’est bien là qu’est la première difficulté. La commission estime que les freins à la liberté d’installation et à la concurrence ont empêché la création de 112 000 à 240 000 emplois dans le secteur commercial. Fort bien. Mais que serait-il advenu de ces mêmes emplois, dans le cadre de la concurrence acharnée qu’elle appelle de ses vœux ? Un grand nombre aurait disparu dans la lutte pour gagner en productivité. Quant à une libéralisation de la législation sur la revente à perte, nécessaire selon la commission pour faire baisser les prix, elle aurait à terme des effets anti-concurrentiels et favoriserait une hausse des prix.

Du coup, la proposition, positive celle-là, d’autoriser - enfin - les recours collectifs pour les consommateurs, ainsi que la création d’une « Autorité de la concurrence », apparaissent comme la contrepartie nécessaire, mais bien insuffisante, à cette liberté donnée aux enseignes de la grande distribution.

Cependant, fallait-il vraiment s’attendre à autre chose de la part de cet aréopage d’« experts » dont on ne peut pas dire que la composition incitait à un authentique bouillonnement intellectuel ? La liste dressée par le décret du 27 août est des plus éloquentes : sur les 42 personnalités composant la commission, 21 sont soit des patrons, soit des représentants des milieux d’affaires, la moitié restante se partageant péniblement entre quelques politiques, hauts fonctionnaires, des écrivains parmi lesquels Erik Orsenna, grand ami de M. Attali, et un unique syndicaliste - on l’applaudit bien fort - bref, un comité Théodule de penseurs en vase clos du libéralisme économique le plus débridé, obsédé par la croissance sans jamais se demander si elle est économique ou « inéconomique ». Et on ne peut que noter, et déplorer, l’absence du moindre spécialiste des questions écologiques, à l’heure du « développement durable », expression qui en l’espèce trahit davantage qu’elle ne traduit le concept initial de sustainable development, c’est-à-dire, justement, d’une croissance soutenable d’un point de vue écologique et environnemental.

Entre convictions politiques et stratégies politiciennes : les affres de l’ouverture

Là encore, doit-on être surpris ? Au moment où démarre le Grenelle de l’environnement, la commission remet ainsi en cause le bien-fondé du « principe de précaution » cher à Jacques Chirac, et que l’ancien président de la République - qu’on ne pensait pas un jour regretter - avait fait entrer, via la Charte de l’environnement, dans le bloc des valeurs constitutionnelles.

Là encore, cette proposition n’est que la manifestation d’une idéologie qui tourne autour de ses seuls objectifs et de ses éternelles marottes : toute innovation est en elle-même porteuse de modernité, ou plutôt de progrès, et tout principe ou même attitude en contestant l’utilité ou le bien fondé sont à bannir comme autant de manifestations d’une pseudo-morale réactionnaire. Le principe de précaution n’est ainsi compris que dans son acception la plus obscurantiste, la plus butée, ravalant tous ses défenseurs au rang de clones du « Fugitif » José Bové, alors qu’en face se déploie dans toute sa splendeur une vision du monde tronquée où se mélange orthodoxie ultra-libérale et scientisme. Le rapport de la commission traduit d’ailleurs de belle manière l’obsession de son président pour les nouvelles technologies, promues non seulement libératrices de la croissance française embastillée, mais aussi sauveuses putatives de l’humanité. Et, comme précédemment pour le recours collectif pour les consommateurs, la création des « Écopolis » que Jacques Attali appelle de ses vœux - perspective qu’il évoquait déjà l’année dernière dans son livre Une brève histoire de l’avenir - et conçues comme de véritables laboratoires d’une nouvelle urbanité qui ferait, elle aussi, la part belle aux nouvelles technologies, ces Écopolis, donc, n’apparaissent que comme le gadget chargé de compenser, autant que faire se peut, une application absolue, pour ne pas dire absolutiste, du principe de liberté.

De là, une dernière interrogation s’impose : la réunion de cette commission exprime-t-elle un engagement politique sérieux quant à la recherche d’une « nouvelle croissance » ou ne constitue-t-elle qu’un avatar clinquant d’une politique d’ouverture en trompe-l’œil ? Car, en rangeant dans un tiroir la TVA sociale pondue par Éric Besson, Nicolas Sarkozy pouvait ainsi se draper dans un manteau social qui faisait justement défaut au projet du secrétaire d’État à la Prospective. En bottant en touche lorsque Jean-Pierre Jouyet suggère de supprimer l’article 88-5 de la Constitution, qui impose la voix référendaire pour toute nouvelle adhésion à l’Union européenne, le président gardait sous le coude un ultime reliquat de gaullisme et sauvegardait les apparences vis-à-vis de ceux qui croient encore à la fermeté de sa position sur l’adhésion de la Turquie. En installant au Quai d’Orsay l’américanophile béat qu’est Bernard Kouchner, l’atlantisme de Nicolas Sarkozy semblait soudain moins outrancier. Peut-on penser qu’il en ira de même pour Jacques Attali qui, placé à la tête de cette commission majoritairement composée de tenants d‘un libéralisme économique décomplexé, pourrait recentrer un peu plus l’image du président de la République lui-même, c’est-à-dire le faire apparaître comme moins libéral qu’il ne l’est en réalité ? Si, dans les mois qui viennent, Nicolas Sarkozy enterre les propositions de la commission Gribouille, le doute sera levé.


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