Considérations sur la vocation philosophique de Platon

par Laconique
mercredi 9 février 2022

 La Lettre VII de Platon (427-347 av. J.-C.) est sans doute un des plus anciens textes autobiographiques qui nous soit parvenu. Platon y retrace son parcours, ses ambitions et ses illusions de jeunesse. On y apprend que la recherche philosophique ne constituait nullement sa vocation d'origine, qu'il aspirait plutôt au gouvernement et à la législation de la cité, et qu'il n'est venu à la philosophie que par dépit face à la situation politique de son temps. Ce parcours est en réalité emblématique de cette époque, une époque cruciale dans l'histoire de l'humanité, lorsque, aux quatre coins du globe, certains intellectuels ont réagi à l'effondrement de l'ordre traditionnel de la société par un repli sur la spéculation et la quête d'une vérité objective et supra-culturelle.

 On se représente souvent Platon comme un philosophe emblématique, le « pur philosophe », celui qui a dédié sa vie à la philosophie sans le moindre partage, le moindre scrupule. Pourtant, ce n'est pas tout à fait ce que nous apprennent les biographies anciennes de l'élève de Socrate. Dans la fameuse Lettre VII, Platon revient lui-même sur son itinéraire. Il semble que, comme tout jeune Athénien de sa génération, d'origine aristocratique de surcroît, ce soit d'abord vers la chose publique, vers le gouvernement de la cité, que se soient tournées ses aspirations : « Au temps de ma jeunesse, j'ai effectivement éprouvé le même sentiment que beaucoup d'autres. Aussitôt que je serais devenu mon propre maître, m'imaginais-je, je m'occuperais sans plus tarder des affaires de la cité. » Pourtant, assez rapidement, une inflexion assez radicale s'opère : « Moi qui, bien sûr, observais ces choses et les hommes qui faisaient de la politique, plus j'approfondissais mon examen des lois et des coutumes, et plus j'avançais en âge, plus il me paraissait difficile d'administrer correctement les affaires de la cité. (…) À la fin je compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l'heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce qui en elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable, faute d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est grâce à elle qu'on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des particuliers » (Lettre VII 324 b-325 e).

 Le propos est clair : la vocation philosophique de Platon n'est pas originelle, c'est un pis-aller, une compensation, un renoncement douloureux à ce qui semblait vraiment fait pour répondre à ses aspirations : l'administration politique de la cité. La plupart des spécialistes s'accordent sur l'authenticité de la Lettre VII. Néanmoins, même si elle était apocryphe, on retrouve les mêmes déclarations quant à l'universalité de la corruption politique et à la reconnaissance de la philosophie comme seul remède aux maux communs dans des dialogues incontestablement authentiques, et en premier lieu dans la République.

 Ce qui est troublant, c'est qu'on constate la même position de prise de recul par rapport à une société considérée comme pervertie, au profit d'une culture individuelle et marginale de la sagesse, chez d'autres penseurs de la même époque, appartenant à d'autres sphères culturelles, comme par exemple Siddhartha Gautama en Inde : « Celui qui ne trouve pas de compagnon qui soit prudent, et de bonne et sage conduite, il faut, comme un roi quittant un pays conquis, qu'il aille en solitaire, tel l'éléphant dans sa forêt. Mieux vaut vivre dans la solitude : il n'y a point de société avec les sots. En solitaire on doit mener sa vie, sans faire le mal, loin des soucis, comme l'éléphant dans sa forêt » (Dhammapada, 329-330). En Chine, Confucius, qui a connu de nombreuses pérégrinations et de longues périodes d'exil : « On peut accepter un salaire dans un pays qui suit la Voie ; mais on doit en avoir honte dans un pays qui s'en écarte » (Entretiens 14, 1). On peut également citer le taoïste Tchouang-tseu, contemporain de Platon : « Quand le monde est en ordre, le saint accomplit sa mission. Quand le monde est en désordre, le saint préserve sa vie » (Tchouang-tseu IV).

 Tous ces penseurs appartiennent à l'époque que Karl Jaspers a définie, dans une formule qui a fait date, comme étant « l'âge axial » (800 à 200 av. J.-C.). Il s'agit d'une période de remise en cause universelle des structures établies, familiales, politiques, religieuses et rituelles. Tout autour du monde, des penseurs indépendants, constatant l'effondrement de la société traditionnelle, ont entrepris parallèlement de refonder l'éthique sur de nouvelles bases. La philosophie n'est donc pas une impulsion originelle de l'homme, elle est une réponse à une situation désespérée. Ce que l'être humain souhaite spontanément, ce n'est pas d'être sage, c'est d'être intégré dans une société harmonieuse qui lui permet d'exprimer tout son potentiel, de déployer toutes ses dimensions. Lorsque les rites et les sacrifices sont abandonnés, lorsque le rapport avec le transcendant s'estompe, lorsque les liens sociaux et politiques se dissolvent, lorsque les antagonismes gagnent les cités et les familles, alors l'âge de la philosophie advient. Cette conjonction entre la chute de la société traditionnelle et l'avènement de la philosophie a été mise en évidence par plusieurs auteurs, notamment par René Guénon dans La Crise du monde moderne : « Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples. (...) C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie "profane", c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine. »

 On peut observer que cette conception, qui a prévalu pendant un demi-millénaire, est l'opposé exact de la situation actuelle : l'homme de l'âge axial se plaçait en retrait de la politique, et se mettait en quête d'un savoir objectif, indépendant des circonstances, des lieux et des époques. C'est la fameuse objectivité de la science chez Platon, du Dharma chez Gautama, de la Voie du Ciel chez Confucius et les taoïstes. Il s'agit d'un effort sublime, héroïque, pour se hisser à la hauteur d'une vérité transcendante, effort lié à un élitisme très affirmé chez tous nos penseurs (d'où l'isolement, le rassemblement d'un nombre limité de fidèles, la longueur et l’exigence de l'enseignement, etc.). À notre époque, au contraire, on prône un égalitarisme intransigeant ; on se passionne pour la chose publique, comme si elle constituait l'unique voie d'accès à un changement réel ; on ne conçoit plus de vérité objective, supra-individuelle, mais c'est la subjectivité de chacun qui fait loi. L'agitation stérile du pugilat médiatique nous semble aller de soi, et nous ne concevons même pas que certains hommes, à une époque désormais éloignée, aient pu nourrir des aspirations d'un tout autre ordre.

 

Sources

- Platon, Lettre VII - Bouddha, Dhammapada - Confucius, Entretiens - Tchouang-tseu, Œuvres


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