Costa Concordia. Merci, messieurs les assureurs

par Argo
lundi 23 janvier 2012

Au moment où les média se focalisent sur l’acte démentiel d’un homme, sous ses facettes les plus croustillantes, emboîtant le pas d’une industrie de la Croisière qui s’efforce — et c’est bien compréhensible — de ne pas ajouter un naufrage financier à un naufrage maritime, les assureurs abordent certains sujets liés à la sécurité des navires : leur taille et l’illusoire sécurité de leur électronique de navigation ultrasophistiquée. Deux sujets et des clés de lecture.

La taille. De nombreux experts défendent depuis longtemps l’idée que les risques n’augmentent pas avec la taille des navires et que la réglementation maritime (SOLAS) accompagne l’évolution de la construction navale. Hormis celle, bien fluette et enrouée, de personnels navigants, nulle voix depuis la filière maritime (autorités, armateurs, architectes ou chantiers), ne s’élevait pour s’émouvoir de la course au gigantisme naval et de ses conséquences sur la sécurité en mer.

Aucune voix de poids… jusqu’à ce jour, où les assureurs s’invitent de manière inattendue dans le débat — avec des arguments purement financiers, mais après tout c’est leur rôle. « La taille compte », «  Size matters » énonce un porte-parole de la Lloyd’s Market Association. Le Joint Hull Committee par la voix de son président Mark Edmondson admet que la sécurité des navires est bonne mais que leur taille et leur complexité causent un réel souci, « from a general hull and machinery insurance perspective, size, scale and complexity have been a real concern to underwriters for some time ». Et voilà que l’industrie feutrée de l’assurance se rebiffe. Se fâche rouge, presque. Couac !
 
Il faut dire que le naufrage du Costa Concordia est annoncé par ces mêmes assureurs comme le sinistre le plus couteux de l’histoire maritime (ce triste record appartient pour l’instant au pétrolier Exxon Valdez, avec une facture globale de 780 millions de dollars, selon le cabinet d'avocats Covington & Burling, qui a négocié la transaction pour Exxon). La perte globale est estimée entre 800 millions et 1 milliard de dollars, dont 395 millions pour le seul navire, si le Concordia venait à être déclaré en perte totale.
 
Oublions les mobiles financiers pour saluer la prise de position de ces acteurs de poids et l’eau qu’elle apporte aux moulins du bon sens. Un paquebot emportant 8 000 âmes, un superpétrolier ou un vraquier de 450 000 tonnes, ou encore un porte-conteneurs de 18 000 Teus, chaque navire a ses facteurs de risques bien spécifiques, qu’il serait ardu d’énumérer ici. Mais, dans tous les cas, la taille en fait partie. Soit directement, soit indirectement en aggravant les conséquences des sinistres.
Parmi les facteurs de risques directs engendrés par le gigantisme : les contraintes inhérentes à la navigation (une lapalissade, et pourtant…) dont, au premier chef, l’approche de la terre (la profondeur ayant la fâcheuse et tenace propriété de diminuer à l’approche des ports), l’offre de facilités adaptées pour l’entretien et les réparations des monstres des mers, notamment de cales-sèches, ou encore l’exorbitante difficulté posée par les opérations de sauvetage (évacuation des passagers d’un paquebot, remorquage en mer d’un supertanker), et par celles de renflouement ou de démolition des épaves. À titre d’exemple, le dernier coup de cisaille marquant la fin de la déconstruction du « petit » cargo TK Bremen sera donné le 21 janvier 2012 — soit à peine plus d’un mois après son échouement. Si le Concordia ne « fait pas son trou », quand sera-t-il renfloué ou démantelé ?
 
Quant aux conséquences indirectes, la taille est clairement un facteur de concentration des risques. Elle aggrave le nombre de victimes d’un paquebot dont l’évacuation sans casse tient du miracle. Elle décuple l’étendue de la pollution d’un chimiquier ou d’un pétrolier. Elle accentue les conséquences commerciales de la perte d’une cargaison. Ce n’est pas un problème de sécurité intrinsèque, mais d’échelle. Qui peut raisonnablement affirmer le contraire ?
 
La « navigation vidéo ». Selon le RINA (l’autorité de certification italienne), le Concordia possédait un équipement plus que complet (voir liste), dont un ECDIS (Système de Visualisation des Cartes Electroniques et d'Information), 4 radars (dont un système anticollision ARPA), des gyro-compas et un Pelorus (un système qui traduit automatiquement un relèvement visuel sur la carte électronique). Sur ce point, on peut donner quitus à son armateur Costa d’avoir été au-delà de la réglementation de l’OMI. Pour autant, la mise en œuvre de tels systèmes et la formation régulière des officiers, sur leur fonctionnement comme sur leurs limites, suffisent-elle en soi à garantir la sécurité de la navigation ?
 
Le commandant Schettino, dans sa déposition (lire ici), indique que le système lui donnait une marge de sécurité suffisante et qu’il a pris conscience du danger en apercevant… de l’écume à la surface de l’eau. Il a alors tenté une manœuvre d’urgence, barre à droite en grand… trop tard. Sans l’ombre d’un doute, le commandant Schettino a entrepris vendredi soir un acte de folie et mis en danger la vie de ses passagers, en rasant la côte à pleine vitesse (entre 15 et 16 nœuds), que ce soit de sa propre initiative ou sur ordre de la compagnie Costa, comme il l’affirme dans sa déposition (lire ici).
Pour autant, dans ce genre d’évolution acrobatique, quelle confiance accorder à l’électronique du bord et aux instruments ?
 
Pour faire bref (voir schéma), l’ECDIS est une solution logicielle (respectant la résolution A817(19) de l’OMI et la norme S-52 de l'OHI, Organisation Hydrographique Internationale). L’ECDIS consolide les données de plusieurs supports/instruments, les met en forme selon un ensemble de « couches » superposables, et les affiche sur un écran. L'ECDIS peut être paramétré pour déclencher diverses alarmes : risques de talonnage et d'échouement, routes de collision, etc…
Sans rentrer dans les détails, parmi les nombreux supports susceptibles « d’alimenter » un ECDIS, les deux principaux sont bien sûr :
- La position du navire donnée par satellite ;
- L’ENC (Electronic Navigational Chart), la carte électronique de navigation, dite vectorielle, à la norme S-57 (à ne pas confondre avec les cartes RCS, ou Rasters, que l’on trouve dans la plaisance et qui sont la numérisation d’une carte papier).
 
Toute erreur dans les données d’un de ces deux supports, ou toute erreur de retranscription par le logiciel de l’une de ces données (ce qui est un problème de nature différente) peut s’avérer fatale. Dans sa déposition (lire ici), le commandant Schettino ne dit pas que le rocher ne figurait pas sur la carte marine (hautement improbable) mais que son système lui indiquait une marge de sécurité qu’il n’avait pas, ce qui est très différent.
Quelles sont les erreurs possibles ? Premièrement, le système de positionnement global par satellite, dit GPS, n’est pas exempt de lacunes et défauts, certes minimes, mais réels et reconnus par ses opérateurs. On sait moins que la cartographie électronique marine comporte elle aussi ses limites, ainsi qu’en attestent plusieurs accidents dont le dramatique naufrage du Rocknes en janvier 2004 au large de Bergen, faisant 18 victimes (finalement, après 7 ans et demi de procès, en mai 2011, seule la responsabilité du Capitaine a été retenue. Il avait chaviré sur un banc à 9.4 mètres de profondeur non signalé par les cartes). A priori, ces deux erreurs peuvent être exclues dans le cas du Concordia. Le plus gros souci touche la retranscription des données par le logiciel, qui ne saurait être à 100% fiable. L’OHI met en garde régulièrement les armateurs et personnels navigants, sur le fait que l’ECDIS n’affiche pas toujours correctement tous les dangers et symboles des ENC (voir avis 327/10 de l’OHI) " Recent preliminary investigation indicates that some ECDIS may not display certain combinations of chart features and attributes correctly and on rare occasions may fail to display a navigationally significant feature ".
 
Quoi qu’il en soit, s’agissant d’entreprendre une manœuvre aussi périlleuse — certains diront débile — que celle du Concordia, il est encore plus inconscient de se fier à la « navigation vidéo », ou « paresseuse », « lazy » comme disent nos collègues grand-bretons. Pour sophistiquées et utiles que soient ces nouvelles technologies, une navigation raisonnée consiste aussi à prendre des relèvements — visuel et radar — sur des amers remarquables. Et pas seulement à suivre sa position sur un écran, en attendant que le système — quand ce n’est pas l’écume à la surface de l’eau — vous signale la présence d’un danger (roche, banc) sur la route, ou encore, dans un autre domaine, que le radar anticollision (ARPA) se mette à carillonner pour constater une route d’abordage avec un navire.
 
 
Il est rare qu’une catastrophe résulte d’une cause unique. S’il est trop tôt pour affirmer que les aides à la navigation aient été défaillantes, il est opportun de souligner, une fois de plus, leurs limites. C’est ce que font les assureurs.
L’enquête devra donc dire si cette sombre affaire se résume à l’acte isolé d’un « cowboy » des mers, et comment aucun officier n’a pu intervenir pour l’empêcher. Dans sa déposition, le commandant Schettino (lire ici) affirme que la Compagnie Costa était parfaitement au courant de la « parade » devant Giglio, et qu’elle la lui avait imposée à des fins publicitaires. Si cela venait à être confirmé, la responsabilité de la compagnie serait au moins autant engagée que celle de son préposé. Le commandant Schettino affirme également qu’il a tenu scrupuleusement au courant le directeur des opérations de Costa, Roberto Ferrarini, et ne lui a jamais caché la gravité de la situation. Il dit que toutes les décisions prises (évacuation retardée, échouement du navire après l’avarie) l’ont été en commun. Qu’ils aient passé leur temps au téléphone, tous les officiers en ont témoigné. Ce qu’ils ont dit vraiment… Qui dit la vérité ? Qui ment ?
 
Le Voyage Data Recorder (la boite noire) est censé dévoiler la route exacte du Concordia, les anomalies et avaries techniques éventuelles, et les réactions enregistrées, avant et pendant le naufrage, des personnels présents sur la passerelle. Il devrait indiquer si l’obstacle sous-marin était correctement figuré par les systèmes du Concordia. Dire si une avarie technique a privé le navire de sa capacité de manœuvre. Le fera-t-il ? De sérieux doutes planent aujourd’hui sur une partie du contenu du VDR. Toujours selon sa déposition (lire ici), le commandant Schettino aurait fait effacer par son second, juste avant de quitter le navire, les données des 12 dernières heures de navigation du VDR, sur ordre de Roberto Ferrarini.
 
L’enquête s’annonçait longue et houleuse. Elle promet d’être scabreuse. La compagnie Costa et les media préfèrent cristalliser sur l’erreur humaine. En exposant leur désaccord sur la course au gigantisme naval et leurs craintes quant à la confiance trop grande accordée par les personnels navigants à l’électronique de bord, les leaders de l’assurance vont plus loin. Le nouveau secrétaire Général de l’OMI, Koji Sekimizu, vient de suggérer que la règlementation soit réexaminée en fonction des conclusions de l’enquête. L’Union Européenne a ordonné un audit général de sécurité. De même, Carnival Corp, sur sa flotte. Les choses bougent dans le bon sens. Alors, une fois n’est pas coutume. Merci, messieurs les assureurs !
 
Sources :
 
Déposition du commandant Schettino : sa chronologie des faits (La Republica)
Déposition du commandant Schettino : le salut à Giglio (La Republica)
 
L’avertissement des assureurs sur la taille des navires (Lloyd’s List « Insurers lock horns with shipping industry  » 20/01/12). (Abonnement au Lloyd’s List requis)
 
L’avertissement de l’OHI sur l’ECDIS (NAVAREA WARNING 317/10). Aller à la section 327/10 Use of ECDIS.
Les avertissements des assureurs sur les aides à la navigation (Lloyd’s List « Information overload  » 18/01/12). (Abonnement au Lloyd’s List requis)
Et sur les erreurs (Lloyd’s List « IHO warned of Ecdis errors » 18/01/12) (Abonnement au Lloyd’s List requis)
Un avertissement du Standard Club (Assureurs) sur les dangers de la navigation aux instruments (plus ancien mais disponible en ligne sans abonnement) 
 
Pour en savoir plus sur ECDIS et ENC. Site de l’OHI. Sur le même sujet, document PDF en version Française préparée et vérifiée par le Service hydrographique et Océanographique de la Marine (SHOM).
 
Le naufrage du Rocknes (jugement final)
 
Crédit photo : Lloyd’s List.

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