Cri du cœur d’une jeune enseignante : pourquoi je fais grève

par christine launay
vendredi 9 février 2007

Les jeunes professeurs d’aujourd’hui s’entendent dire tous les jours par leurs collègues plus âgés que l’enseignement est un métier sans avenir. Ils se sentent abandonnés injustement par l’état, lancés dans la fosse aux lions sans armes, c’est-à-dire sans formation, sans moyens, sans assistance, sans écoute (les multiples grèves continuent à rester lettre morte) ; ils se sentent chargés d’une mission immense et insurmontable dont les ordonnateurs semblent avoir oublié, sinon l’existence, du moins la noblesse et la difficulté.

Lorsque je suis entrée dans l’enseignement il y a trois ans, certifiée de lettres modernes, c’était par vocation. Apprendre, transmettre, et de surcroît apprendre à lire et à écrire me paraissait une vocation noble, digne de tous les sacrifices. J’ai déchanté. Au cours de mes trois premières années d’enseignement, la nécessité urgente de plusieurs réformes au sein de l’Education Nationale m’a sauté aux yeux.

Dès la première année, les fondations de l’édifice sont apparues minées. L’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), qui était censé me former n’a été qu’une source d’ennui : contraints à venir passer chaque semaine deux matinées entières à l’IUFM (8h), les jeunes stagiaires se sont vite rendus compte de la vacuité du contenu des cours. Aucun conseil efficace ne nous fut donné, ni au niveau pédagogique, ni au niveau de la construction de l’autorité de l’enseignant (ce dernier point est pourtant devenu d’une importance capitale) ; on ne nous fit parvenir aucune bibliographie pédagogique, aucune bibliographie non plus sur l’enfance et l’adolescence. Les cours dispensés ressemblaient à des cours de collège améliorés, comme si nous ne nous étions jamais interrogés au cours de nos études sur la nature de la poésie. Par contre, et sans que les fondements leur en aient été expliqués, les stagiaires ont été assaillis par une sorte de pensée pédagogique unique et péremptoire. Certaines pratiques, comme par exemple faire des leçons de grammaire distinctes d’un travail sur un texte, ou faire trop d’histoire littéraire, étaient clairement censurées. Il ne s’agit donc pas de mettre en cause les divers acteurs des IUFM, comme cela est trop souvent le cas, mais la mission dont ils sont investis. Bref, en l’absence de toute réflexion pédagogique, les stagiaires s’ennuyaient, et, quand ils venaient, c’était pour corriger leurs copies et comparer leurs expériences avec leurs collègues stagiaires. Ce partage de nos expériences a sans doute été l’élément le plus constructif de cette année de formation, et je ne pense pas que ce soit normal. Quel est l’intérêt alors d’allonger à deux ans la durée de formation des enseignants, comme cela a été proposé récemment ? Ne vaudrait-il pas mieux la réformer
- voire la créer - cette formation, avant de l’allonger ?

Il s’agit là d’un témoignage isolé, me direz-vous, et peut-être non représentatif de l’ensemble des IUFM. Mais que direz-vous quand vous saurez que tous les jeunes collègues de français que j’ai rencontrés au cours de mes trois années d’enseignement, portent le même regard sur l’IUFM ?

La deuxième année, celle où les stagiaires, titularisés, ont pour la première fois 18h de cours hebdomadaires, vit la chute libre de nos idéaux.

Passons sur les difficultés - l’impossibilité dans certaines matières - à obtenir en première année un poste géographiquement satisfaisant, proche du conjoint (est-il nécessaire de rappeler qu’à 23, 24, 25 ans, on commence à vouloir fonder un foyer ?), proche des amis, du reste de la famille. Passons encore sur les fins de mois difficiles (1400 euros mensuels l’année où il faut acheter une voiture, payer trois mois de caution pour emménager dans un logement décent - autre qu’une colocation...). Passons encore sur le fait qu’aucun des stagiaires que je connais n’ait obtenu de poste fixe, et sur toutes les difficultés qui en découlent : changement de résidence tous les ans pour certains, présence sur deux ou trois établissements (ce qui, au passage, nuit terriblement à la concertation avec les autres enseignants), difficultés à s’adapter aux établissements, qui fonctionnent tous différemment, transports longs et pénibles...et même affectation anormale en SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté, consacrées aux élèves en très grande difficulté) pour certains collègues. Se retrouver en SEGPA sans aucune expérience de l’enseignement, mais où va le monde ? C’est la catastrophe à coup sûr !

Passons sur tout cela, donc, nous sommes jeunes, motivés - à ce degré là ça devient même de la foi - et nous n’allons pas nous décourager pour si peu. Les élèves sont là, ils nous attendent, ils ont besoin de nous.

Besoin de nous ? Nous ne soupçonnions pas à quel point...Tout ce qui concerne sa situation personnelle, un jeune enseignant missionnaire est prêt à l’accepter. C’est dans le contrat de départ, en quelque sorte. Mais se rendre compte que tous ces sacrifices sont inutiles, et que les conditions sont telles que la transmission du savoir, pour laquelle il se bat, devient impossible, voilà qui casse la vocation d’un jeune enseignant. Se rendre compte que les jeunes sont abandonnés, que l’Etat ne remplit plus, ou menace de ne plus remplir son rôle auprès d’eux, qui est de les faire accéder à l’état de citoyen avisés et responsables, et se rendre compte qu’on n’y arrivera pas tout seul, voilà qui décourage véritablement.

Les élèves passent d’un niveau à l’autre sans que l’on tienne compte des avis des professeurs, les parents ayant le droit de faire appel. Ce qui arrange bien l’Etat, qui ne devra pas recruter d’enseignants en plus pour faire face à des effectifs croissants. Les structures spécialisées, tant en primaire que dans le secondaire pour accueillir les élèves en grande difficulté sont pleines à craquer et il n’y en a pas assez. Les résultats ? Un flot d’élèves qui arrive au collège sans savoir lire ni écrire ou presque, et que l’on fait passer ensuite « au bénéfice de l’âge » jusqu’à ce qu’ils arrivent en troisième. Au collège, donc, nouvelle démission de l’Etat : à l’exclusion d’une ou deux classes par collège (classes constituées d’élèves naufragés en perdition, souvent très instables et parfois violents, qu’on parviendra rarement à faire émerger, quelque soit l’énergie mobilisée pour eux, parce qu’il est trop tard), les autres classes - celles que l’on pourrait encore sauver - sont surchargées. J’ai cette année une classe de quatrième qui ne sait pas lire. Déchiffrer un texte en détachant chaque syllabe à l’oral, et ne pas parvenir à lui donner un sens après l’avoir lu silencieusement deux fois, ça s’appelle ne pas savoir lire. Ces élèves ne savent pas non plus écrire, cela va de soi. Et dans cette classe, il y a 29 élèves. 29 élèves de 14 ans, qui amorcent leur crise d’adolescence, et qui ne savent pas lire.

Alors moi, je pose la question : Quoi faire ?

M. Sarkozy voit dans le renforcement de l’autorité au collège la solution à tous les problèmes. Il est certain que la question de l’autorité est cruciale dès lors qu’on a affaire à des enfants. Il est certain que les établissements scolaires souffrent d’un discrédit de l’autorité des enseignants et qu’il faut rétablir cette autorité. Seulement, ce que l’on oublie trop souvent, c’est qu’on ne peut le faire en revenant à d’anciennes méthodes, comme celles qui avaient cours dans les établissements scolaires de la troisième République, ou même comme celles qui avaient cours dans les années 50 et 60. Et ceci pour une raison très simple, c’est que la société a changé. L’autorité des adultes, et en premier lieu des parents, n’est plus ce qu’elle était. On ne peut plus envisager, alors que toute la société aujourd’hui tourne autour de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, de recréer les classes d’avant où, bien qu’on soit 30 élèves, on entendait les mouches voler, et ceci quelque soient les moyens autoritaires mis en œuvre. Aujourd’hui, les adolescents s’expriment, se rebellent de vive voix contre l’autorité de leurs parents, s’habillent comme ils veulent et sont soumis aux lois des médias (publicité débridée qui les cible spécifiquement, violences diverses dont ils étaient protégés avant).

Pour les aider malgré tout à accéder au statut de citoyen avisé et responsable dont on parlait plus haut, et pour ne pas démissionner auprès d’eux, de nouvelles méthodes sont nécessaires pour rétablir l’autorité à l’école. Parmi celles-ci, il en est une d’évidente : la multiplication des adultes dans le système éducatif. Plus d’enseignants, mais aussi plus de CPE (ceux-ci sont souvent débordés), plus de surveillants, plus d’éducateurs spécialisés, plus de psychologues, plus d’infirmiers(ères) et plus de conseillers(ères) d’orientation en 3e, (si un élève arrive à voir deux fois individuellement le conseiller d’orientation, c’est un miracle). Comment peut-on parler de renforcer l’autorité sans penser à augmenter la présence des adultes dans le système éducatif ?

N’est-il pas évident que c’est une question de moyens ? Il faut dédoubler toutes les équipes pédagogiques dans chacune des classes en difficulté dès la sixième. Il faut recruter et former plus d’instituteurs pour permettre aux élèves de redoubler selon leurs besoins et sans considération d’effectifs. Leur permettre de redoubler dès le CP, une classe cruciale à l’issue de laquelle on doit savoir déchiffrer un texte, et sans attendre les dernières classes du collège où cela devient souvent inutile. Il faut multiplier aussi les structures spécialisées (comme les SEGPA au collège), avec possibilité de rejoindre la filière principale au bout de quelques années, auprès des élèves en grande difficulté, qui vivent souvent des situations familiales extrêmement difficiles, et pas seulement auprès des élèves auxquels on a reconnu un handicap.

J’ai le défaut, paraît-il, de tous les jeunes professeurs à leur entrée dans l’Education Nationale, celui de vouloir changer le monde comme il va, et surtout le monde de l’éducation. C’est ce qu’on me dit souvent d’un air un peu condescendant, tout en reconnaissant finalement que tout ce que je dis est fondé en raison. La question que je me pose aujourd’hui est de savoir pourquoi ces réformes, dont la nécessité saute aux yeux dès la première année d’un enseignant, ne sont pas amorcées. Le prétexte invoqué est souvent la force d’inertie de ce système titanesque, enlisé depuis trop longtemps dans des erreurs de faits, et que les protestations incessantes des syndicats empêchent de réformer. Or, si les réformes proposées par les ministres successifs allaient dans le bon sens et respectaient les enseignants qui, souvent, le méritent largement, nul doute que les syndicats les applaudiraient. La vraie raison, c’est que les réformes nécessaires coûtent très cher et que toutes les réformes envisagées - dont la dernière sur la bivalence - tendent à faire des économies en réduisant le nombre des postes d’enseignants, au détriment de ce qui est bon pour les élèves. C’est évidemment une question d’argent, de moyens, contrairement à ce que M. Sarkozy se plait à répéter. Comment a-t-on pu espérer amener 80% des jeunes au baccalauréat sans baisser le niveau de ce diplôme et sans augmenter à proportion le budget de l’éducation ?


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