Crise des réfugiés : sommes-nous responsables d’un crime de masse ?

par tiptop
lundi 20 juin 2016

Coup de semonce : à compter du vendredi 17 juin, Médecin sans frontières (MSF) n’acceptera plus un seul financement issu de l’Union européenne et de ses États membres, estimant qu’en matière de politique migratoire, le point de non-retour a été franchi par Bruxelles avec la signature, le 18 mars dernier, d'un accord avec la Turquie. MSF renonce ainsi de près de 63 millions d'euros, soit 8 % de ses financements, afin d’alerter les opinions publiques sur l’ignominie d’un vaste marchandage politique. D’un côté, on négocie le renvoi des réfugiés en Turquie et de l’autre, on promet à Ankara 3 milliards d'euros d’aide humanitaire. Ce n’est pas nouveau, la France a toujours externalisé la gestion des migrants aux pays du sud fournissant ainsi une rente diplomatique (une de plus) à des régimes qui n’ont absolument que faire du droit international et de la dignité humaine : le Maroc depuis toujours, hier la Lybie de Kadhafi et aujourd’hui la Turquie. MSF ne veut pas être instrumentalisé par l’UE qui sous-traite le crime afin de le rendre invisible aux opinions publiques. C’est tout à son honneur.

A combien devrons-nous chiffrer les morts pour que les opinions publiques françaises et européennes se réveillent et fassent entendre leur voix ? Au-delà même de l’aspect humanitaire, les coûts politiques, économiques et sociaux de la politique européenne de fermeture des frontières sont exhorbitants. L’Europe est en train de se désagréger sous nos yeux alors qu’historiquement ce sont les Etats européens qui ont défendu les conventions de Genève sur les réfugiés politiques après la deuxième guerre mondiale[1]. Sur la période 1993-2012, donc avant la crise syrienne, nous avions déjà sur la conscience 16 250 morts (voir carte). L’indifférence fut générale.

A combien sommes-nous aujourd’hui ? Bizarrement, impossible de récupérer des statistiques globales fiables mais rien qu’en 2015, 3771 migrants ont péri en mer Méditerranée selon l’Organisation internationale pour les migrations. Mais la comptabilité macabre n’est qu’un aspect de la catastrophe à venir. Comme l’explique Bruno Jochum, le directeur de MSF Suisse :

« L’Europe participe ainsi au démantèlement du concept même de réfugié. La conséquence, ce n’est pas uniquement d’avoir des dizaines de milliers de personnes bloquées en Grèce dans des conditions de vie lamentables, privées d’aides juridiques, avec des traumatismes psychologiques importants. C’est aussi un signal envoyé par l’Europe au reste du monde et qui pourrait avoir un effet domino. Le risque, c’est que les pays voisins de la Syrie ferment les uns après les autres leurs frontières. Près de 100 000 personnes qui fuient les bombardements d’Alep sont déjà bloqués à la frontière turque. Et, par ailleurs, que dire à des pays, comme le Kenya, qui veulent renvoyer les réfugiés somaliens, alors que l’Europe, la zone la plus prospère du monde, refuse d’accueillir une population qui fuit la guerre ? […] Les pays qui ne retiendraient pas sur leur territoire les candidats à l’exil et à l’émigration, ou ne faciliteraient pas leurs retours forcés, pourraient voir diminuer leur aide au développement. Parmi eux, on compte l’Érythrée, la Somalie, le Soudan, l’Afghanistan, les plus grands pourvoyeurs de réfugiés et dont certains sont des dictatures. Cela devient très grave : on va payer ces pays pour qu’ils dissuadent les gens de partir ou pire, comme dans le cas du Soudan, pour qu’ils renvoient chez eux les Érythréens ![2] »

De fait, ce sont la plupart des pays du sud, les plus pauvres, les plus fragiles et souvent les plus brutaux, qui prennent en charge les migrants à la demande des gouvernements européens paralysés par leurs opinions publiques. Les demandeurs d’asile ne vont pas là où on pense. (Voire carte. Elle est ancienne mais la répartition actuelle a peu changé).

Pourquoi donc les Européens piétinent les idéaux dont ils ont été les promoteurs après la deuxième guerre mondiale ? Pourquoi acceptons-nous une telle ignominie ? Un élément de réponse parait assez évident : les opinions publiques partout ont basculé et obligent les gouvernements à se raidir sur la question migratoire. La surenchère dans ce domaine est payante électoralement et en prendre le contre-pied devient rédhibitoire pour les aspirants au pouvoir, tous bords confondus[3]. Ce fait est confirmé par MSF dans leur négociation avec l’UE :

« Ce que les État mettent en avant, c’est la pression de leurs opinions publiques. Ils assument sans complexe le fait de dire à des familles entières qui fuient les bombardements : « Non, vous ne pourrez pas trouver refuge chez nous, mais vous devrez rester dans des zones de danger », tout en faisant des petits gestes pour des programmes de relocalisation au compte-gouttes. Ce qu'ils défendent, c’est avant tout l’efficacité apparente d’une politique qui vise à stopper les flux de migrants. Et effectivement, les flux ont beaucoup diminué. Mais pour un temps seulement. Maintenant, d’autres voies se reconstituent via la Libye vers l’Italie, avec encore plus de morts en mer que l’année dernière.[4] »

Dans nos systèmes médiacratiques, les opinions publiques sont en interaction permanente avec les systèmes de domination en place et cela fait des décennies que celles-ci sont travaillées par la résurgence des idées xénophobes issues des droites radicales[5]. Cette victoire idéologique des droites extrêmes se traduit non pas électoralement (pour le moment) mais par une pression constante sur d’une part les positionnements des forces politiques traditionnelles de droite comme de gauche et d’autre part sur les politiques éditoriales des grands médias[6]. Ces derniers ont définitivement renoncés à problématiser les phénomènes migratoires autrement que sur le mode de l’ « afflux » voire de la « déferlante » migratoire. Ils se contentent comme toujours de suivre l’idée qu’ils se font des opinions publiques et ce faisant renforcent la confusion et la xénophobie latente. En septembre 2015 seuls 44% des personnes interrogées se disaient favorable à ce que la France accueille une part des migrants et des réfugiés, aujourd’hui, ce sont désormais 82% des Français qui se disent favorables à l'accueil des réfugiés[7]. Visiblement les politiques n’ont pas vu le vent tourner, paralysés par un Front national très haut dans les intentions de vote. Il est vrai que la position des français est peu lisible et à tout le moins ambivalente. Régulièrement des sondages, dont on sait qu’ils sont sujets à controverse, annoncent que deux tiers des Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers en France, contredisant des études plus fines[8]. Médias, politiques migratoires et fabrication de l’opinion publique : tout fait système. Les discours tournent en boucle et s’autoalimentent, rendant inaudibles un contre-discours : celui des citoyens, des acteurs de terrain, des ONG, des chercheurs en sciences sociales et des migrants eux-mêmes (mais qui leur donne la parole ?).

En effet, partout les questions identitaires façonnent et polluent les enjeux politiques du moment, comme au 19ème siècle où l’ethno-nationalisme triomphait, jusqu’aux grandes déflagrations qui ont ensanglanté le XXème siècle. Il ne faut pas s’étonner de telles manipulations : la logique de l’identité a toujours été liée à celle des hiérarchies et à la construction des pouvoirs[9]. Mais, paradoxe suprême, au XIXème, il y avait beaucoup plus de circulation en Europe et les chiffres des migrations européennes étaient, toute proportion gardée, sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui. Mais l’a t-on oublié, les migrations partaient d’Europe (Voir carte) ? Les Américains du sud et du nord nous ont-ils jetés à la mer ?

Les choses sont différentes aujourd’hui car les Etats européens ont les moyens d’ériger des barrières et de mener une guerre contre les sans-parts par le truchement de la coopération internationale et la distribution de rentes diplomatiques (qui renforcent les dictatures en place). Mais tout ceci n’est qu’une illusion et les gouvernements ne sont pas dupes de leur politique qu’ils savent inefficace et criminogène. L’essentiel pour eux reste de sauver les apparences, se mettre en scène, brasser de l’air, et jouer in fine sur les peurs afin de se faire réélire. Par exemple, il serait tout à fait honnête et pédagogique d’expliquer aux citoyens que l’Europe n’est qu’un pôle d’attractions parmi d’autres (Et tant pis pour notre amour propre. Voir carte). Oui, n’en déplaisent aux névrosés de la « France éternelle », les hommes circulent partout et toujours. Et les identités, toujours plastiques et multiples, se reconfigurent au gré de l’histoire.

Il faut le marteler : l’Europe a accueilli en 2015 un peu plus d’un million de migrants, soit 0,2 % de sa population. En arriver à un tel niveau de crise à 0,2% laisse rêveur et montre bien que la question est essentiellement politique. Elle n’a donc rien à voir avec notre capacité d’accueil qui en a vu d’autres. A-t-on déjà oubliés que nous avons accueilli 800 000 réfugiés espagnols pendant la guerre civile ? Près d’un million de Harkis et de pieds-noirs en 62 ? Or donc, en France, les quelques 26700 personnes ayant obtenu le statut de réfugiés en 2015 (contre 21 000 l’année précédente), menaceraient la paix civile en France ? Qui peut le croire ? En accueillir dix fois plus ne représenterait même pas 0.7 % de la population totale. La plupart des experts s’accordent pour dire qu’une politique d’intégration couterait moins cher à l’Europe que l’actuelle politique d’exclusion. Mais l’agenda est autre : ne s’agirait-il pas tout simplement de cacher des enjeux autrement plus importants comme les questions sociales et fiscales et le traité de libre échange ?

Ne serait-il pas temps d’affirmer qu’une autre Europe est possible ? A titre personnel, j’ai trois réfugiés dans ma classe (deux irakiennes de Mossul et un centrafricain). Ils sont tous les trois formidables, en décalage scolaire certes, mais ils progressent très vite et témoignent d’une capacité d’adaptation incroyable. Je ne les ai pas choisi - on ne choisit jamais dans l’éducation nationale et c’est heureux - mais je suis fier et heureux de prendre ma part aussi modeste soit-elle. Si nous prenons conscience que les politiques migratoires menées ne le sont que parce que les politiques pensent que nous les cautionnons, nous avons tous ensemble le pouvoir d’arrêter l’hécatombe et recouvrer notre dignité.

 

[1] Pour un bref historique des la politique migratoire européenne et française lire mon billet https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/050413/les-effets-nefastes-de-la-politique-de-fermeture-des-frontieres-en-europe

[2] https://www.mediapart.fr/journal/international/180616/msf-l-europe-participe-au-demantelement-du-concept-meme-de-refugie?onglet=full

[3] Certains analystes émettent l’hypothèse que le peu d’écho que rencontre la gauche radicale Mélenchonniste en France, pourtant très populiste et maniant des mots d’ordre anti-capitalistes très populaires, tient à leur positionnement sur les questions migratoires, à l’opposé de celle de leur clientèle électorale.

[4] Ibid.

[5] Pour le dire en terme Gramscien, nous parlons ici d'hégémonie culturelle, concept qui décrit la domination culturelle d'un groupe et le rôle que les pratiques quotidiennes et les croyances collectives jouent dans l'établissement des systèmes de domination.

[6] https://www.mediapart.fr/journal/france/230315/nonna-mayer-trente-ans-de-progression-du-fn

[7] http://delitsdopinion.com/2experts/yves-marie-cann-lopinion-publique-a-bascule-sur-la-question-de-laccueil-des-refugies-19969/ et http://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/82-des-francais-se-disent-favorables-a-l-accueil-des-refugies_1457757.html

[8] Le CNCDH, source plus fiable qu’Opinionway, annonce dans son dernier rapport que 71% des Français se déclarent favorables à une lutte active contre le racisme en France, contre 55% en 2007. http://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-annuel-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie

[9] Graeber David, Dette : 5 000 ans d’histoire, Babel, 2016.


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