Darwinisme social et pauvreté, un paradoxe antisocial
par gem
mercredi 20 décembre 2006
L’expression darwinisme social est généralement associée à l’idée d’une jungle impitoyable où les forts écrasent et font disparaître les faibles, et à l’idée que la civilisation doit contrarier cette tendance pour laisser leur place aux faibles.
En réalité, le darwinisme social est tout autre chose : la civilisation est un facteur de sélection tout aussi naturel pour nous que l’environnement pour un animal. Les personnes, « fortes » ou « faibles » (ce qui a un sens bien différents en société que dans l’hypothétique « état de nature »), les places sociales qu’elles occupent, et les règles qui déterminent ces places, évoluent les unes en fonctions des autres, dans un système dynamique où l’existant de demain sera le produit de la situation d’aujourd’hui appliquée aux productions d’hier.
Lorsque la politique simple a résolu les problèmes simples, ne restent que les problèmes politiques qui résistent à ces solutions (où qui en sont le produit !). La question de la pauvreté est bien l’un de ces problèmes difficiles.
Mais d’abord, qu’est-ce que la pauvreté ? À l’échelle d’une ou plusieurs générations (le vrai temps politique, par opposition au temps électoral), la pauvreté, c’est la « stratégie r », par opposition à la « stratégie K » (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Modèle_évolutif_r/K pour les détails).
La stratégie r, modèle d’un fort investissement reproductif (limitant
l’accumulation capitalistique), conduit inévitablement à une nombreuse population
sans capital (le patrimoine, s’il existe, étant soit dispersé en toutes petites
parts, soit concentré entre les mains d’une petite fraction, l’aîné tout seul,
par exemple). Cette stratégie n’a aucun besoin de richesse, elle subsiste
parfaitement dans un environnement d’extrême « précarité », elle ne
dépend que de la chance ou du mérite des rejetons (et plus ils sont nombreux
plus cela lui donne de chances). Mais elle subsiste aussi parfaitement dans un
environnement plus riche, où elle occupe rapidement tout l’espace que lui
accorde l’aide sociale et les facilités de reproduction qui vont avec ;
elle peut même, alors, se doter d’un poids démographique tel qu’elle peut
susciter les politiques économiques et « sociales » qui détruiront la
stratégie K.
À l’inverse la stratégie K, c’est pour les humains le modèle d’un fort investissement dans la vie professionnelle et d’une reproduction rare, choisie, et tardive. Elle permet, au fil des générations, une accumulation capitalistique continue, mais elle nécessite une forte probabilité de survie et de reproduction compatible avec un faible nombre d’enfants. Dans un environnement précaire, elle risque fort de s’éteindre progressivement, sous l’effet d’une reproduction plus rare que le décès de ses adeptes. Dans un environnement plus riche, elle peut prospérer mais à un rythme plus lent que la stratégie r jusqu’à finir marginalisée. Elle ne prospère en fait que dans un environnement où la reproduction est parfaitement corrélée au capital détenu, le genre de contexte qu’on appelle « antisocial » !
Cela m’inspire d’abord deux remarques, la première étant triviale et la seconde moins commune :
1) Tout cela ne doit pas surprendre, puisque cela rejoint l’observation classique qui lie fortement le développement et la « transition démographique » (le passage du vieux et solide modèle r vers le plus fragile modèle K).
2) Pour qualifier un contexte ou une politique de « sociale » ou « d’antisociale », il n’y a qu’une chose à regarder : si elle favorise plus le modèle K ou le modèle r. Un politique en faveur des enfants pauvres (comme celle qui pointe actuellement le bout du nez dans les discours) est l’archétype de la redoutable fausse bonne idée, qui conduit à la ruine à assez brève échéance si elle n’est pas accompagnée d’assurances à propos de l’adéquation entre la natalité et la richesse disponible. Inversement, on peut regarder comme sociale une politique qui transforme les enfants en coûts nets, sans bénéfice ni présent (pas de travail, pas de revenus) !) ni futur (pas de soutien de vieillesse !) : scolarisation longue couplée à une mutualisation de la vieillesse. D’autres phénomènes, comme l’immigration ou même la guerre (destructeurs de richesses et défavorables pour tous, mais plus encore aux pauvres qu’aux riches) peuvent être examinés de cette façon.
Pour conclure, soulignons le paradoxe apparent : alors que le discours courant assimile les riches aux forts, à l’échelle des peuples, les riches sont une anomalie qui a besoin d’un environnement spécifique ! La boucle du darwinisme social, entre les individus et les règles sociales, est ainsi bouclée : la richesse est une anomalie, une construction sociale élaborée et fragile. Si c’est ce modèle que nous souhaitons organiser (ce qui n’a rien d’évident !), il faut bien choisir nos politiques, surtout quand elles ont une prétention sociale !