De l’importance des heures décisives de l’humanité

par Stephen Watson
mardi 31 mars 2009

Il en est une à se remémorer : ce 20 avril 1889 voit naître celui qui se fera connaître aux hommes par le plus grand crime commis envers eux au cours du XX° siècle. A Braunau am Inn, un maigre bourg d’Autriche, Aloïs Hitler et Klara Pölzl deviennent les parents d’un nouveau-né prénommé Adolf, quatrième d’une famille de six enfants. Jusque là rien d’anormal dans le cycle immuable du renouvellement des générations.

Ce jeune homme attiré par l’art, à peine est-il entré dans le monde qu’il s’en voit refuser l’accès et subit par là même une intolérable flétrissure de son indomptable orgueil d’adolescent. Par deux fois, en 1907 et 1908 – double outrage envers celui qui se croit soulevé par les ailes du génie - il est refusé au concours d’entrée de la prestigieuse académie des Beaux-Arts de Vienne. On estime que ce jeune homme d’à peine dix-neuf ans, n’a pas assez de rigueur pour être autorisé à franchir les portes de cette vénérable académie de talents. Cette marque au fer rouge brûlera pour toujours l’âme de cet éternel persécuté.

Ainsi cette heure, d’un temps plusieurs fois millénaire, précipite les germes de la plus grande tragédie humaine à venir. À partir de cet instant, celui à qui les muses ont eu l’impudence d’ignorer ses talents, s’engage dans une sombre voie, celle qui donne l’élan à un inextinguible désir de s’imposer, et que le glaive du jugement de la société a déjà tranché à deux reprises. Ce chemin de Dante qu’emprunte cet esprit condamné, n’est qu’un aller simple pour la Géhenne.


Ce parvenu autodidacte ne cessera d’avoir ce sentiment qui consume son âme imbue d’elle-même : la seule production qu’il pétrit au fond d’une cellule sensée corriger une fois pour toute son ego mégalomane, Mein Kampf, n’a pas besoin d’ouvrir ses pages pour porter à notre connaissance ce ressentiment d’inhibition outrée qui l’a possédé aux âges où l’esprit se forge, en apposant dans sa plasticité juvénile la marque indélébile de la revanche. Son titre annonce à lui tout seul ce terrible et vain combat qu’il engage contre sa société, contre celle qui ne le reconnaît pas, lui, Adolf Hitler, véritable asphyxié des accents purs germaniques.

C’est justement vers cette matrice originelle, qui toujours se sent à l’étroit à l’intérieur de ses frontières, l’Allemagne, que s’oriente son regard assoiffé de revanche : sa haine rentrée qu’il développe envers ce monde extérieur qui ne le voit pas - contre ceux qu’il accuse de monopoliser toutes les positions avantageuses, contre les Juifs et de manière générale contre tous ceux qu’il n’estime pas mériter le droit de vivre parce que représentant cet Autre dont son âme a reçu la double offense dès sa prime jeunesse - fait alors son lit dans le redoutable sentiment pangermaniste, lui aussi fouetté par le traité de Versailles qui en voulant clore par l’humiliation son sursaut d’arrogance le fera exploser quand il en trouvera l’étincelle.
Et il le sent, celui qui hume le parfum de son temps à la manière du loup cherchant à localiser sa proie. L’annonce de l’armistice de 1918, dans une guerre où il a combattu, le fait irrémédiablement prendre le parti de la politique - les Arts s’étant très tôt défiés de lui. Il a compris, celui qui finalement se souhaite incompris, que ce nouvel arbre auquel il se fixe tel un parasite, le portera dans sa croissance vers les hauteurs de sa cime. Mais le destin ne pardonne pas à celui qui, violant les lois de l’humanité, veut atteindre les sommets de la domination sur les hommes : tel Sisyphe, il est condamné à pousser le rocher de sa puissance jusqu’au mont du pouvoir, pour le voir impitoyablement chuter avec lui dans l’abîme du néant.

Le contexte social et économique fournit un terreau des plus fertiles à cet enragé : lorsque la crise de 1929 se déclenche avec une violence inouïe, nourrie par le feu des Années folles, il est parvenu à la tête d’une machine électorale qu’il a façonnée de manière à la rendre aveuglément obéissante et redoutablement efficace. Car durant ces années 1920, où l’horreur de la Grande guerre se noie dans toutes les passions, lui aussi, à sa manière, exerce l’aiguillon de la sienne : la manipulation des masses. Très tôt, il constate que ce formidable pouvoir force l’écoute et pour peu qu’il soit incandescent, fait fondre toute résistance. Cet illuminé se croit l’homme providentiel que l’Allemagne attend, car il est issu de ses souffrances, de ses humiliations et s’est illustré pour elle dans cette guerre qui a fini par la ruiner, l’immortelle et pure Germania : l’arrivée d’un homme de la Providence est toujours délicate, pouvant cacher le démon destructeur derrière le masque de la rédemption.

Le peuple allemand quant à lui, est prêt, au bout de dix années d’un violent modelage psychique, à lui livrer les rênes de sa destinée : complètement aveuglé il marche sans le savoir vers le suicide. Lui seul pourra rendre à l’Allemagne sa grandeur prussienne et dominatrice. Lui seul, qui serine violemment son aversion envers ce qui n’est pas Allemand à la racine, peut débarrasser ceux qui volent le pain du quotidien et qui ont appauvri ces millions de travailleurs, avec une cupidité arrogante. Sa plume d’acier, plongée dans l’encre de l’intolérance, remplit son office ; sa voix d’airain, achève d’en frapper les consciences : le cœur des hommes dont on sait qu’il verse dans la haine lorsque sa société lui refuse le contentement, s’embrase instantanément dans une fureur aveugle, faisant remonter jusqu’aux plus primitifs sentiments barbares que chaque être humain porte en lui comme les gênes de ses tout premiers représentants. Lorsque les braises de sa puissance sont suffisamment ardentes, il ne lui reste plus qu’à insuffler et de ce souffle démoniaque son parti obtient aux élections de janvier 1933 la majorité absolue lui ouvrant les portes du pouvoir, voyant le vieux maréchal Hindenburg – le président invisible de la très éphémère République de Weimar - devant lequel il se présente, lui tendre d’une main faible et sans doute soulagée la clé de la puissance. Nommé Chancelier du Reich il peut enfin créer ce monde qui couronnera sa grandeur, hydre engendrée par son âme pathologiquement condamnée.
La funeste suite est connue : étouffée par sa propre folie, ayant entraîné son peuple à la ruine, au milieu des décombres de ses rêves chimériques de puissance, elle se soustrait à la vie et au jugement de son temps, cette âme au fond veule et faible. Incapable de s’ouvrir à l’altruisme, frappé par le démon dès son plus jeune âge, son égocentrisme surdimensionné finit de le consumer, à l’image de la légendaire tunique de Nessus.

Mais ô combien de victimes innocentes cette trajectoire autodestructrice laissa sur l’ardoise de l’humanité : l’insoutenable lourdeur toujours présente sur les lieux des massacres peut encore en témoigner, mais ce n’est qu’un pâle reflet de l’horreur dans laquelle le monde est alors tombé.Toutefois, ceux qui se sont produits sur la scène de l’Histoire trouvent toujours leur rôle dans la mémoire des hommes. Aux plus heureux la postérité, aux plus malchanceux aussi ; mais les fous, eux, servent la jurisprudence de cette mémoire : comment ne pas méditer cette heure qui, de sa cristallisation psychologique au plus profond de l’âme d’un jeune homme, l’intoxique d’infatuation et dans un instant très court à l’échelle du temps, cinq ans, le conduit à se rendre coupable du plus atroce crime commis contre l’humanité ; le conflit mondial dont il est le premier prévenu, provoqua l’anéantissement de 60 millions d’êtres humains - les autres.


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