De l’utilité du désordre et du danger de trop d’ordre

par Taverne
mercredi 15 mai 2019

L'ordre peut désespérer autant que le désordre. L'ordre peut être destructeur à force de vouloir régenter la vie et son désordre naturel et de vouloir tout contrôler. Paradoxalement, le désordre se révèle souvent utile. Je dis "paradoxalement" parce que cette idée heurte l'esprit qui, lui, aime avant tout l'ordre. J'ai choisi, pour illustrer mon propos, deux grandes oeuvres littéraires britanniques : Chesterton et Shakespeare (son Jules César). L'ordre meut, le désordre émeut est la formule que j'ai trouvée pour résumer mon idée. Elle me semble s'appliquer autant à l'art qu'un politique, ainsi qu'à la vie courante. Mais sa simplicité ne va pas de soi.

Ordre et désordre dans l'art : l'exemple de Chesterton

L'échange très vif des deux poètes opposés dans un roman de Chesterton est éclairant. Il s'agit du début du roman "Un nommé Jeudi" (à lire sur Wikisource : partie I).

Je plante le décor : Londres. Dans une lumière crépusculaire belle et rougeoyante, deux poètes aux conceptions opposées se disputent dans le jardin de Saffron Park. Le premier, Lucien Gregory, défend une poésie du mouvement et de l'imprévu en affirmant les liens entre art et anarchie : « L’artiste nie tous les gouvernements, abolit toutes les conventions. Le désordre, voilà l’atmosphère nécessaire du poète » ; le deuxième, Gabriel Syme, défend la beauté des choses qui se déroulent sans heurt jusqu'à leur but.

"— Artiste, anarchiste ; personnages identiques, termes interchangeables. L’homme qui jette une bombe est un artiste, parce qu’il préfère à toutes choses la beauté d’un grand instant. Il sait qu’un jet éblouissant de lumière, un coup de tonnerre harmonieux ont plus de prix que les corps vulgaires de quelques informes policemen. L’artiste nie tous les gouvernements, abolit toutes les conventions. Le désordre, voilà l’atmosphère nécessaire du poète. Si je me trompais, il faudrait donc dire que le métropolitain de Londres est la chose la plus poétique du monde ! "

Qu'est-ce que l'ordre ? Selon notre poète : toute force qui aspire à régenter, toute convention. Le désordre seul favorise la création et donc la liberté de l'art.

Son contradicteur défend l'idée que le merveilleux est dans l'ordre que l'humain instaure : "Le rare, le merveilleux, c’est d’atteindre le but ; le vulgaire, le normal, c’est de le manquer." (...) "Le chaos est stupide, et, que le train aille à Baker Street ou à Bagdad ou n’importe où quand c’est à Victoria qu’il devrait aller, c’est le chaos."

Divergence radicale de points de vue donc. On ne tranchera pas. On dira simplement que trop d'ordre tue la spontanéité, le naturel, la vie. C'était aussi l'idée des peintres du XIXème siècle quand ils ont rompu avec l'académisme où l'art était trop convenu, trop réglementé, bref ennuyeux ! Courbet puis les impressionnistes ont introduit du désordre là-dedans et nous les en remercions.

Mais une question reste sans réponse : trop de désordre peut-il nuire à l'ordre ? Une forme de bien pensance actuelle semble dire que oui, que l'art qui porterait la moindre atteinte à la "bonne pensée" doit être censuré. Je parle ici des défenseurs acharnés des droits (de la femme, des minorités...) ou des apôtres de la repentance (aucune tâche liée à l'esclavage passé ne doit flétrir l'artiste ou écrivain). Et même, Alain Delon n'aurait pas le droit de recevoir la palme d'or à Cannes ! En ces conditions, je préfère trop de désordre à trop d'ordre. En effet, la tolérance nous oblige à supporter l'expression des points de vue des autres sans céder à l'envie de les faire taire.

Pour conclure ce premier point avec Chesterton, je le cite : “Le pire tyran n'est pas l'homme qui gouverne par la terreur. Le pire est celui qui gouverne par l'amour et en joue comme d'une harpe.” Animé des plus belles intentions, on peut faire régner sur les esprits une terreur intolérable...

Ordre et désordre en politique : le Jules César de Shakespeare

Dans cette pièce célèbre, Shakespeare montre l'intérêt de vivre à la fois d'ordre et de désordre. La conclusion ne donne-t-elle pas raison à Brutus : "le plus noble des Romains" ? Des siècles de christianisme ont entaché cet homme en superposant quasiment son image à celle de Judas. Or, César n'était pas Jésus-Christ, soulignons-le, et Plutarque aurait trop embelli l'image de César au détriment de celle de Brutus. Shakespeare rétablit un certain équilibre, cherchant en quelque sorte à établir une vérité qui s'appuierait sur les "point et contrepoint" des choses.

L'ordre meut et César l'a compris. C'est pour cela qu'il se compare à l'étoile polaire fixe autour de laquelle se fait l'harmonie. Les astres se meuvent autour de lui et lui, astre suprême, meut l'ensemble de l'univers. Oui mais voilà, en l'occurrence, les actes de César introduisent le désordre tant politique (dictature - au sens initial - dévoyée) que civile (par exemple, les artisans chôment un jour ouvré (acte I, scène 1). Ils ne portent pas le signe de leur profession, les lois somptuaires sont bafouées...). Loin d'être un pacificateur et un bâtisseur, Jules César détruit l'ordre politique et civil.

Le désordre émeut. En effet ! Que d'émotion suscitée par l'acte de rébellion de Brutus. L'Histoire en marque la trace à tout jamais et nous en sommes encore effrayés. Et pourtant, Brutus agissait en républicain aux idées pures et simples, luttant contre l'autoritarisme le plus intéressé. Le désordre causé par l'acte violent de Brutus n'a-t'il pas conduit à l'arrivée au pouvoir d'Octave et à la paix d'Auguste (la clémence d'Auguste, la Pax romana) ? Que ce serait-il produit si le conquérant autoritaire qu'était César avait poursuivi son ambition personnelle ? Trop d'ordre peut-être...Nul ne peut le dire mais la question mérité d'être posée.

Le qualificatif de "traître" reste collé au nom de Brutus qui n'est pourtant pas Judas. Il n'a pas trahi un saint mais un homme plein de défauts et dangereux. En quoi peut-on affirmer qu'il a trahi sinon par seule référence aux normes imposées par l'Ordre postérieurement établi ? On a fait l'apologie du grand conquérant César et, pour condamner définitivement Brutus, on a fait intervenir la morale chrétienne. Celle-ci rejette la violence et cela est bien, mais à l'époque romaine et même avant (grecque...), le meurtre était un acte très ordinaire pour parvenir au pouvoir. A noter qu'en plus, Brutus ne cherchait pas le pouvoir pour lui-même.

La chrétienté défend la famille ? Très bien également, mais il faut se situer dans le contexte antique là encore au lieu de brandir avec indignation ce trop fameux et trop facile "toi aussi mon fils ?" Cette phrase inventée pour un Brutus qui n'était d'ailleurs pas le fils de César. L'empire romain a montré par la suite que les fils n'étaient pas forcément bien traités, les empereurs préférant adopter pour assurer leur succession. A une épouqe où la morale et la politique se mêlaient de tout, il n'a pas manqué de peintres pour mettre en scène et accentuer dans toute sa sauvagerie et son caractère ignoble l'acte de Brutus (il suffit de taper sur un moteur de recherche "César, Brutus" pour s'en apercevoir).

Ignoble ai-je dit ? Brutus, chez Shakespeare, est au contraire dit "noble" par Octave (futur Auguste) et Marc Antoine, noble en ce sens qu'il était totalement désintéressé et agissait pour la cause supérieure de la liberté et de la république idéalisée. On notera aussi que Brutus a accompli son geste, non pas dans l'ombre comme il aurait pu le faire, mais en plein sénat, au vu et au su de tous les citoyens.

La pièce de Shakespeare se conclut ainsi :

Acte V / Scène 5 : Brutus se donne la mort. Antoine et Octave lui rendent hommage.

- Antoine : De tous ces Romains ce fut le plus noble. Tout le conspirateur, excepté lui, agirent par jalousie du grand César. Lui ne se fit l’un d’eux que par vertu civique et par souci loyal du bien de tous. Sa vie fut haute. Et les éléments s’étaient unis en lui avec tant de bonheur que la Nature pourrait paraître et dire à l’Univers : « Ce fut un homme !  »

- Octave : Rendons-lui, avec tout le respect que mérite sa vertu, les devoirs funèbres. Ses os seront déposés cette nuit sous ma tente, dans l’honorable appareil qui sied à un soldat. Sur ce, appelez les combattants au repos ; et nous, retirons-nous, pour partager les gloires de cette heureuse journée.

Ordre et désordre sont tous deux nécessaires. Bien sûr quand le désordre prend la forme d'une maladie nuisible, il doit être combattu par des remèdes. Mais trop vouloir contrôler et corriger les esprits voire les faits eux-mêmes (la vérité historique que l'on accommode à la sauce du moment, les fake news fabriquées ou entretenues par la société ou le pouvoir) est une attitude dangereuse et contraire à l'humanité même dans ce que celle-ci a de noble et de grand.

Le Droit est utile parce qu'il est une forme d'ordre nécessaire. Mais, il doit être juste et adapté. Il ne peut s'appliquer sans l'art de la jurisprudence, de l'équité, que nécessite l'examen au cas par cas. Cet apparent désordre est nécessaire et, s'il est méprisé ou négligé, c'est dans la rue que le désordre se déplace alors. Le Droit ne doit pas être top éloigné des citoyens (ici, je veux parler de l'Europe et de ses technocrates, de ses règles intangibles) sans quoi, le désordre se transposera au niveau des nations qui se rebelleront.


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