De « la chatte » de Mikli « O pti cien » de Gérôme : une optique humoristique

par Paul Villach
vendredi 25 février 2011

La remarquable exposition que Le Musée d’Orsay de Paris a consacrée à Jean-Léon Gérôme s’est achevée le 23 janvier dernier. On y a découvert de superbes toiles comme « Phryné devant l’aréopage », une scène éblouissante offrant au voyeurisme l’occasion de se contempler dans la glace, de la même veine que celle de « Suzanne et les vieillards  », tant prisée des peintres, comme le Tintoret, Lotto, Rembrandt ou Rubens, et même de celle de « La Tempête », cette toile énigmatique de Giorgione à l’Accademia de Venise.

Gérôme a saisi l’instant de la sidération soudaine provoquée par le leurre d’appel sexuel quand, d’un seul élan d’un seul, son avocat arrache à la courtisane Phryné chiton et péplos et la livre nue, toute blanche d’innocence, la tête enfouie de confusion dans la saignée du bras, aux yeux de ses juges qui, revêtus du rouge du pouvoir ou maintenant du désir, la reluquent tout pantelants à quelques exceptions près. Condamne-t-on la grâce ? Faute de l’approcher ou même de la pouvoir décrire, on la contemple ravi et reconnaissant de lui devoir de goûter un court moment d’éternité.
 
Le paradoxe pour capter l’attention
 
On est resté aussi en arrêt devant un tableau très différent qui peut paraître frivole. Il n’en est rien. On l’apercevait en fin d’exposition, juste en sortant. Gérôme s’est amusé à peindre la publicité d’un opticien : parodiant la façon antique, il l’a signée en latin de cuisine : « J.-L. Gérôme barbouillavit, anno domini 1902 ». On n’a pu s’empêcher à sa vue de la rapprocher aussitôt de la publicité de l’opticien Mikli. Bien que cent ans tout juste les séparent - la toile de Gérôme est de 1902 et la publicité de Mikli, de 2002 - on est frappé par la parenté de leur conception.
 
Toutes deux cherchent à capter l’attention par le choix d’un paradoxe.
 
- Gérôme affuble d’un monocle un petit chien de race fox terrier, mis hors-contexte en plan d’ensemble sur fond uni pour diriger le regard uniquement sur lui : a-t-on jamais vu un animal porter monocle ? La contradiction apparente retient l’attention le temps qu’on trouve sa solution.
 
- Même s’il est différent, Mikli use aussi d’un paradoxe : l’opticien prétend vanter ses lunettes mais n’en montre pas la moindre paire. L’œil exhibé en longueur sur toute la page s’en passe même très bien. Seulement, cette pose verticale insolite suscite bientôt par intericonicité un trouble de la vue. Chausser une paire de lunettes n’y changerait rien. On croit percevoir une ambiguité volontaire inattendue sinon inavouable : est-ce bien un œil que l’on voit ainsi renversé ou un sexe féminin ? On est bien loin des lunettes qu’un opticien a pour métier de promouvoir. Le leurre d’appel sexuel saute alors aux yeux et renforce le paradoxe dont il prend le relais pour retenir encore plus fermement l’attention par la stimulation du réflexe de voyeurisme.
 
À cent ans de distance, Gérôme et Mikli savent l’un et l’autre capter l’attention par l’énigme d’un paradoxe qu’ils soumettent à leur lecteur : que viennent donc faire un chien ici et, là, si l’on pardonne la facilité du jeu de mots, « une chatte » pour faire connaître un opticien ?
 
L’humour pour résoudre l’énigme du paradoxe
 
Or, tous deux répondent de même manière par l’humour à la question, car la solution originale de leur paradoxe est tout aussi inattendue. On sait que consistant à parler légèrement de quelque chose de sérieux ou inversement, l’humour permet de tempérer l’extravagance.
 
- L’humour de Gérôme
 
Gérôme livre d’abord la solution par la métonymie mise en scène : ce fox terrier à monocle dressé sur son séant, pattes antérieures en l’air, les oreilles dressées aux aguets, est l’effet d’une cause qu’il est facile de deviner. La tête penchée avec condescendance, le chien ne fixe-t-il pas le lecteur pour surprendre sa réaction et juger de son effet dans une relation interpersonnelle qu’instaure le procédé de l’image mise en abyme ? Pour plus de sûreté, juste au-dessus de lui, deux yeux, à la fois espions et espiègles, derrière des binocles, en font autant, au travers de deux œilletons qu’on dirait découpés dans la toile de fond.
 
Voici que le port d’un verre correcteur confère une distinction et donne allure humaine même à un chien ! En faut-il plus pour convaincre que monocle ou lunettes sont le propre de l’homme distingué au point de donner un supplément d’humanité même à un animal qui en devient bipède ?
 
Et pour confirmer cette humanisation de qui porte un verre correcteur, fût-il un chien, rien ne vaut un jeu de mots loufoque dont l’équation de sons valant équation de sens, réunit les objets les plus éloignés qui soient : « O PTI CIEN / OPTICIEN ». L’humour, a-t-on dit, tempère l’extravagance et fait ainsi admettre des affinités quasi naturelles jusqu’alors insoupçonnées puisque la formule « au p’tit chien », prononcé avec un cheveu sur la langue, est contenu dans le nom « opticien ».
 
- L’humour de Mikli
 
Pour résoudre son énigme, de son côté, Mikli substitue au jeu de mots le jeu d’images. Une variété de jeux de mots procède par inter-sonorités : « au p’tit chien » fait penser à « opticien » ; le jeu d’images, lui, opère par intericonicité  : un œil vertical fait penser à un sexe féminin.
 
Du coup, si l’exhibition publique d’un sexe féminin nu est un outrage à la pudeur, celle d’un œil nu vertical qui lui est associé par intericonicité, le devient tout autant. La décence requiert qu’on les couvre aussitôt l’un et l’autre. Or, c’est précisément le service que prétend rendre Mikli l’opticien : il ne se soucie pas seulement de corriger par ses verres des yeux infirmes, mais de « (les) habiller » : « Mikli habille les yeux  », dit le slogan ! Comment ose-t-on encore en toute impudicité se promener sans lunettes ?
 
Ainsi, quand chez Gérôme les verres portés ont le don d’humaniser même un chien, chez Mikli, ils ont celui d’être le vêtement dont on protège sa pudeur. 100 ans avant, la publicité de Gérôme n’a rien à envier à celle de Mikli. Qui aurait pu songer à confier à des monocles ou des lunettes un rôle si éloigné de la seule fonction utilitaire de correction visuelle qui leur est propre ? Doit-on pour autant en être surpris ? N’est-il pas naturel que des opticiens, spécialistes du regard, cherchent à influencer comme bon leur semble celui qu’on porte sur leurs produits pour mieux, croient-ils, les promouvoir ? Paul Villach 

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