De la crise du coronavirus à la crise de la dette ?

par Jean-Paul Tisserand
samedi 25 avril 2020

 Eviter la plus grande crise financière de tous les temps.

 

I - Des mesures de soutien à l’économie conçues pour le court et le moyen terme

 

On ne reviendra pas ici sur la manière catastrophique dont le gouvernement français a réagi à la crise sanitaire : le nombre de morts, le nombre de malades en réanimation et, en regard, le nombre de lits de réanimation (à peine supérieur en France, compte tenu de la population, à celui du Maroc, et quatre fois inférieur à celui de l’Allemagne) en sont des manifestations éloquentes par les chiffres ; les déclarations absurdes, ridicules ou honteuses de divers représentants du gouvernement en sont des manifestations éloquentes par le verbe.

Les autorités françaises ne pouvant se permettre un échec de la même ampleur sur le terrain économique, elles ont mis en œuvre une série de mesures destinées à aider les particuliers et les entreprises à faire face aux graves conséquences économiques de la crise et, au premier chef, du confinement. Il convient de ne pas exagérer les mérites du gouvernement à cet égard : les mesures prises sont du registre du bon sens, et des mesures du même ordre ont été prises dans la plupart des autres pays développés. Du moins cela a-t-il été fait. Les différentes parties prenantes doivent rester vigilantes pour remédier à certaines situations problématiques, comme en témoignent par exemple les discussions actuelles au sujet des délais de paiement. En tout cas, de telles mesures, par l'ampleur des moyens qu'elles mobilisent (soutien à la demande par l’indemnisation publique du chômage partiel, garantie des crédits bancaires à hauteur de 300 milliards d’euros,…), ne sont conçues que pour un soutien temporaire à l'activité et à la solvabilité des entreprises. Elles répondent à un choc conçu comme brutal mais bref car le confinement, qui est une mesure indispensable en l’absence de masques et de tests, est aussi une mesure ruineuse, qui ne saurait être prolongée trop longtemps.

Ces mesures de soutien à l’économie réelle (celle des biens et des services non financiers, nommée ainsi par les économistes pour la différencier de l’économie financière) sont complétées pour le secteur financier par l’indispensable PEPP (Pandemic emergency purchase programme), programme d’assouplissement quantitatif qui prévoit des achats de titres (dont essentiellement des obligations d’Etats de la zone euro) par la Banque centrale européenne (BCE) et les Banques centrales nationales de la zone euro, à hauteur de 750 milliards d’euros (soit, avec les mesures d’urgence et les mesures prévues avant la crise, un montant total de 1050 milliards d’euros). En outre, dans le cadre de ce programme, la BCE a aboli sa limite aux rachats de dette souveraine, qui était auparavant fixée à 33 % de la dette d'un pays, afin de permettre que les plus grands efforts soient portés sur les Etats les plus endettés. Ces mesures d’ordre financier ont pour leur part vocation à s’appliquer jusqu’à la fin de l’année, soit à moyen terme, car les conséquences financières de la crise sanitaire dureront au-delà de la phase la plus aiguë de celle-ci, qui voit l’arrêt d’une grande partie de l’économie réelle.

 

II - Dès aujourd’hui, les risques de faillite sont bien présents

 

Au sujet des conséquences de cette chute brutale, d'une ampleur inouïe, du PIB, de la production et de l'emploi, on peut distinguer deux scénarios majeurs : celui d’une reprise rapide de l'activité après la fin de la crise sanitaire, et en particulier après la fin du confinement ; celui d’une reprise lente de l’activité. Ce dernier scénario serait bien sûr celui de tous les dangers, car il en résulterait une réduction importante et durable de la croissance et de l’emploi. Le risque de le voir survenir s'accroît d'autant plus que :

- le confinement durera longtemps, fragilisant de plus en plus la solvabilité des entreprises, favorisant donc les faillites et, en fin de compte, la destruction du tissu économique. Il en résulterait des pertes en termes de croissance et d’emploi qui ne seraient réparables que sur le long terme. Le caractère progressif du déconfinement est un impératif de santé publique ; mais il va dans le sens d'une telle fragilisation, même si c'est à un moindre degré que ne le ferait une prolongation pure et simple du confinement. Il est même à craindre que l’économie ne retrouve un fonctionnement tout à fait normal qu’après la découverte d’un vaccin contre le coronavirus ;

- d'éventuelles nouvelles surprises sanitaires (« deuxième vague » du virus dans quelques mois ou l'année prochaine, comme il en est allé pour la grippe espagnole de 1918-1920, qui a d’ailleurs connu trois « vagues », mutation du virus...) rendraient nécessaire un nouveau confinement. Encore une fois, un port généralisé des masques et la généralisation des tests devraient alors permettre de limiter, voire d'éviter un recours à cette mesure destructrice pour l'économie.

 

La crise actuelle est au fond à l'économie ce qu'est le coronavirus au corps humain : un organisme sain surmonte l'épreuve sans difficulté majeure ; un organisme déjà miné peut en sortir profondément affaibli, voire en mourir. L'Histoire foisonne de situations de cet ordre. La crise qui frappe aujourd’hui l’économie réelle est plus ou moins durable. Elle est grave en elle-même, mais un élément l’aggrave considérablement : il s’agit du poids des dettes (dettes privées dans la plupart des pays du monde, dettes publiques également en Europe de l’ouest, en Amérique du nord et au Japon). Ce poids est tel que l’indispensable soutien accordé par les Etats à l’économie à la suite de la crise du coronavirus risque de susciter des interrogations sur la solidité financière de ces Etats eux-mêmes qui, en matière de dette, constituent la garantie ultime, ainsi que la crise actuelle le fait apparaître une nouvelle fois.

 

III - Vers une crise de la dette : jamais, un jour, ou… aujourd’hui ?

 

A) L’Italie est en situation critique

 

Le risque ultime, qui réside ainsi dans les dettes publiques, se fait de plus en plus crucial en Europe du sud (dans laquelle il faut de plus en plus ranger la France), et tout particulièrement en Italie. En effet, on peut certes concevoir qu'un fort rebond de l'activité marchande ait lieu en 2021 (ne fût-ce qu'en raison d'un effet de rattrapage), même après une forte augmentation des faillites en 2020, comme il est probable[1]. Mais on discerne mal, même dans une telle hypothèse et même bien au-delà de 2021, la possibilité d'une quelconque amélioration des ratios de dette publique sur PIB qui, avant la catastrophe sanitaire, étaient déjà très élevés et connaissaient déjà des évolutions problématiques dans toute l'Europe du sud : au nom de quoi ces tendances pourraient-elles s'inverser, si des mesures radicalement nouvelles ne sont pas prises ?

S’il est vain de donner aujourd’hui des prévisions trop précises pour l’année 2020, on peut observer que les observateurs tablent sur un bond spectaculaire de la dette italienne, de 136 % du PIB avant la crise à probablement plus de 150 % – soit un niveau identique à celui atteint par la Grèce en 2010, juste avant la grande crise que ce pays a traversée. C’est en cela que la situation italienne est extrêmement critique, au sein d’une Europe du sud elle-même très fragilisée dans son ensemble. C’est pour cela que je me focalise parfois ici sur le cas italien, étant dit que la plupart des considérations figurant dans cette tribune peuvent s’appliquer à la France – dont, tout particulièrement, les remèdes envisagés dans sa dernière partie.

 

B) Sur le fil du rasoir : le rôle-pivot des agences de notation et les craintes tous azimuts

 

1) De la sévérité à l’égard des entreprises…

Les agences de notation n’ont apparemment guère d’états d’âme en raison de la crise du coronavirus. Début avril, elles ont ainsi dégradé les notes de 300 entreprises[2]. En outre, ces dégradations se sont multipliées, affectant chaque semaine plus de 200 émetteurs dans le monde contre moins d'une dizaine en temps normal[3]. Standard & Poor’s a ainsi revu à la hausse la proportion des défaillances attendues d'ici la fin de l'année de 3,1 % à 3,7 % mais, dans un scénario où la pandémie serait durable, estime que cette proportion pourrait frôler les 10 %.

Moody’s a pour sa part abaissé fin mars la perspective des systèmes bancaires français, italien, espagnol, danois, néerlandais et belge de « stable » à « négative »[4]. Elle a maintenu la perspective « négative » attribuée aux systèmes bancaires allemand et britannique, et la perspective « stable » des systèmes helvétique et suédois. L'agence estime d’autre part que la production perdue au deuxième trimestre ne sera probablement pas rattrapée, en dépit des mesures de soutien annoncées par les États.

Il faut souligner que tout ceci intervient dans un contexte qui s’est fortement dégradé sur le long et le très long terme, avec une raréfaction des bonnes notes et une explosion des mauvaises notes en matière de dette des entreprises. Ainsi, plus de la moitié des dettes classées dans la catégorie investissement relèvent aujourd’hui de la moins bonne note de cette catégorie, contre moins de 20 % en 1990[5]. On peut donc craindre qu’une vague de grande ampleur de dégradations par les agences de notation n’aboutisse, à l’échelle mondiale, au basculement de pans entiers de la dette des entreprises (dette dite corporate) dans la catégorie spéculative, avec tous les risques de krach obligataire sur la dette privée et de paralysie des circuits de financement que cela comporterait.

 

2) … A quel comportement à l’égard des Etats ?

L’attitude des agences de notation au sujet de la dette des Etats sera un point encore plus crucial dans les semaines et les mois à venir.

On peut tout d’abord noter que Standard & Poor’s a maintenu à « AA » sa note sur la dette publique de la France[6]. Observons cependant que cette agence a motivé sa décision en prenant en compte pour notre pays une baisse d’environ 1,7% du PIB et 1 % de la consommation en 2020. Or, les autorités françaises elles-mêmes tablent désormais sur des évolutions beaucoup plus défavorables, et le tableau est encore plus sombre pour l’Italie, aussi bien en termes de baisse du PIB que de déficit public.

Un autre signe important est l’abaissement par Fitch fin mars de la note du Royaume-Uni[7], en raison de la dégradation des finances publiques britanniques liée au coronavirus, mais aussi des incertitudes liées au Brexit.

Le cas de l’Italie est le plus crucial, car la note actuelle des titres publics italiens se situe pour toutes les agences juste au-dessus de la catégorie spéculative, dans laquelle la dette italienne entrerait donc à la moindre dégradation. Il s’agit par conséquent du talon d'Achille de la zone euro : celui d’un surendettement que des années de rigueur (une rigueur que nous, Français, n'avons pas véritablement connue – sauf tout de même en ce qui concerne les budgets de l'armée, de la justice, de la police et de l'hôpital, comme nous en voyons les funestes conséquences) n'ont pas permis de résorber, principalement sans doute en raison de la stagnation provoquée par le taux de change de l’euro, trop élevé pour l'économie italienne. Si la conjonction entre l’effondrement de l'activité et l’explosion des dépenses publiques, à l’occasion de la catastrophe sanitaire, devait faire entrer la dette italienne dans la catégorie spéculative, la plus grande partie des fonds d’investissement et des fonds de pension vendraient leurs portefeuilles de dette italienne, puisqu'ils n'ont statutairement pas le droit de détenir des obligations spéculatives : il en résulterait de façon quasi-certaine un krach obligataire majeur et un défaut de l'Etat italien. Jamais sans doute le dilemme des agences de notation, écartelées entre l’exercice objectif de leur activité et le risque d’allumer l’étincelle de la pire crise financière de tous les temps, n’aura été aussi écrasant.

Standard & Poor’s y a apporté une première réponse ce 24 avril, en maintenant la note de l’Italie mais aussi sa perspective négative, ce qui signifie que l'agence pourrait abaisser cette note dans les mois qui viennent si la situation se détériorait. Standard & Poor’s fonde sa décision essentiellement sur le bas niveau de la dette privée italienne, et observe que la majeure partie de la dette publique italienne créée en 2020 devrait être achetée par la BCE. Quant à Moody's, elle devrait se prononcer le 4 mai.

 

3) Les craintes des marchés et des autorités nationales et européennes

Le 9 avril dernier, l'ESMA, (autorité européenne de supervision des marchés financiers) a appelé les agences de notation à ne pas dégrader trop rapidement les notes des Etats et des entreprises en raison des conséquences de la crise du coronavirus. « Le calendrier des décisions sur les notations doit être soigneusement calibré », a déclaré son Président Steven Maijoor, faisant ainsi allusion à cette alternative que pourrait être le report par les agences du réexamen de leurs notations[8]. A une échelle purement nationale, tel est le choix de la Banque de France qui va reporter ses activités de cotation d’entreprises, pour éviter d’avoir à y intégrer les conséquences financières de la crise du coronavirus.

Les tensions sont en tout cas palpables sur les marchés obligataires. La mise en place du PEPP avait très rapidement résorbé l’important spread (différentiel de taux) de la dette italienne avec la dette allemande, qui s’était effondré de 292 points de base (soit un écart de 2,92 %) le 18 mars dernier[9], jour de l’annonce du programme, à 155 points le 26 mars, soit un spread de l’ordre de ce qui prévalait avant la crise du coronavirus. Or, depuis, le spread a progressé en deux étapes, d’abord dans les derniers jours de mars, puis à partir du 14 avril, pour atteindre 260 points le 21 avril. Cette évolution, probablement due aux perspectives de réexamen de la notation par Standard & Poor’s, est extrêmement préoccupante, parce qu’elle se produit en dépit du soutien pourtant considérable apporté par le PEPP. Il s’agit d’un élément absolument nouveau depuis le lancement effectif des programmes d’assouplissement quantitatif de la BCE, en mars 2015. On peut y voir une crainte des marchés quant à la crédibilité même d’un tel soutien, ceci parce que la détérioration trop importante de la situation de l’Italie conjuguée au poids de son économie, sans aucune mesure avec celui de l’économie grecque, empêcherait la zone euro de lui apporter tout le soutien nécessaire, surtout en cas de requalification de ses obligations dans la catégorie spéculative. En toile de fond demeure le refus par l’Allemagne et le reste de l’Europe du nord de transferts massifs vers l’Europe du sud (transferts que Patrick Artus a évalués, pour l’Allemagne seule, à environ 8 % de son PIB chaque année). De cette attitude constante, le refus par l’Europe du nord des projets d’émission de « coronabonds » constitue la toute nouvelle illustration. Quant à des prêts impliquant une prise en main de la politique budgétaire nationale par la Commission européenne, l’Italie a bien fait savoir, s’agissant d’un appel au Mécanisme européen de solvabilité, qu’elle refuse de se trouver dans une situation analogue à celle qu’a connue la Grèce, totalement mise sous la coupe de ses créanciers et acculée à la tiers-mondisation de toute sa structure économique et sociale.

La BCE, pour conjurer le péril, a décidé le 22 avril d’accepter les dettes high yield – c’est-à-dire celles qui sont classées en catégorie spéculative – en collatéral pour le refinancement des banques. Or, le spread Italie-Allemagne s’est peu réduit durant les deux séances qui ont suivi cette décision majeure de la BCE. On peut y voir le signe que les marchés, plutôt qu’à cette décision en elle-même, accordent un rôle déterminant aux notations des agences et aux risques de ventes en masse par les fonds en cas de dégradation. Cela étant, la décision de la BCE a probablement influencé dans le bon sens la décision de Standard & Poor’s de maintenir la note actuelle de l’Italie. La situation reste donc en l’état pour l’instant, dans l’espoir que Moody’s aura une position identique, ce qui est probable. Il n’en reste pas moins que, si les rachats par la BCE devaient explosent en raison de ventes trop massives d’obligations italiennes, et si l'enveloppe du PEPP en venait à être consommée à un rythme exagéré, l'image donnée aux marchés serait très négative. Des incertitudes demeurent donc.

 

IV – Les remèdes envisageables

 

Si l’on écarte à la fois une solidarité européenne massive et inconditionnelle en faveur de l’Italie, ainsi que la poursuite par celle-ci de politiques de rigueur toujours plus accentuées, le règlement de la dette italienne ne pourra s’effectuer selon des modalités classiques.

Hors de celles-ci donc, si l’on exclut le défaut pur et simple, inenvisageable pour un pays développé soucieux de la qualité de sa signature, les seules issues résident dans l’obtention d’un niveau d’inflation un peu plus élevé qu’avant la crise sanitaire, de sorte à réduire la valeur de la dette, ou dans la poursuite de l'achat massif d'obligations publiques par les banques centrales. La première option est trop aléatoire pour être retenue à titre principal, surtout si la mise en œuvre d’un remède devient urgente : la BCE et l’ensemble des banques centrales de la zone euro ne tentent-elles pas en vain depuis 2015 de susciter une inflation annuelle de 2 % ? La solution la moins douloureuse est donc la poursuite par les banques centrales de leur politique d’achat d’obligations d’Etat. Il est significatif que Jean Tirole[10] ou Dominique Strauss-Kahn[11], économistes du courant dominant (ou mainstream), prônent plus ou moins ouvertement la monétisation de la dette, qui fut longtemps préconisée par des économistes extérieurs à ce courant, dont moi-même.

Encore une politique d’achat de titres ne suffit-elle pas à elle seule, car l’Etat débiteur reste tenu de verser les annuités de sa dette à la banque centrale qui détient ses obligations. Il pourrait être remédié à cette situation par une conversion des obligations détenues par la banque centrale en titres à échéance de cent ans et à intérêt nul ; une telle opération soulèverait bien entendu beaucoup moins de difficulté si l’Etat la concluait avec sa banque centrale nationale, plutôt qu’avec d’autres banques centrales de la zone euro. Les conditions de remboursement des détenteurs privés restant inchangées, l’Etat concerné ne ferait nullement défaut sur sa dette. Mais le service de celle-ci n’en serait pas moins considérablement allégé, puisque la part détenue par sa banque centrale en serait quasi-intégralement annulée.

Un tel rééchelonnement permettrait d’éviter le pire dans l’immédiat. Mais il ne suffirait pas à poser les bases crédibles d’une réorganisation des finances publiques s’il n’était conçu que comme la première d’une série de restructurations à venir, qui résulteraient de l’accumulation de nouveaux et incessants déficits publics annuels pareils à ceux que connaît la France depuis près de cinquante ans.

La politique budgétaire que l’on peut préconiser aujourd’hui dépend de trois grands impératifs simultanés : garantir la société contre les risques majeurs qui, comme la crise actuelle, peuvent l’attaquer de manière brutale et profonde ; réduire la dette publique sans étouffer l’économie ; présenter une politique budgétaire crédible pour les années qui viennent. Ces impératifs peuvent sembler contradictoires ; il tient au politique de faire en sorte qu’ils deviennent complémentaires.

Les risques majeurs contre lesquels il faudra nous garantir sont multiples, qu’il s’agisse des épidémies, mais aussi des guerres de grande ampleur et des catastrophes naturelles. Il sera nécessaire de disposer à l’avenir de stocks sanitaires permettant d’approvisionner l’ensemble de la population pendant une durée raisonnable, mais aussi de disposer des divers produits utilisés par les secteurs économiques absolument indispensables à la vie de la nation en temps de paix et en temps de guerre (pétrole mais aussi pièces de rechange, matériels de sécurité, produits de base, dont notamment les métaux dits « terres rares », qui sont pour l’essentiel extraits du sol chinois). Au-delà de simples stocks de sécurité, il faudra également disposer de productions nationales permettant de faire fonctionner l’ensemble des industries indispensables à la défense, à la santé et au ravitaillement – bref, de fournir au pays tout ce qui lui est vital. Voilà qui rend encore plus pressant l’impératif de réindustrialisation, déjà nécessaire du seul point de vue économique ; et l’on peut pressentir que la part de la réindustrialisation qui aura des visées essentiellement sécuritaires devra faire appel à certains soutiens de la sphère publique, et qu’elle sera coûteuse. Il devrait en revanche en aller beaucoup moins ainsi pour la part purement économique de la réindustrialisation, qui sera à mettre en œuvre par les entreprises françaises en accord avec leurs intérêts propres, et avec pour soutien public une simple impulsion initiale (exemption de charges fiscales ou sociales pendant les premières années, par exemple) de l’Etat.

La réduction de la dette publique sans étouffer l’économie, via la monétisation par la banque centrale et la conversion en titres à très long terme, a été évoquée. Mais pour être crédible, elle ne devra pas servir de prétexte au maintien de la spirale des déficits et de l’endettement que nous avons connue. Il lui faudra s’accompagner de mesures de rigueur budgétaire destinées à éviter qu’une telle situation ne se reproduise à l’avenir : avoir des finances publiques saines et inspirer confiance aux marchés sont à long terme une seule et même chose. Le symbole de la politique ainsi préconisée pourrait être la création du franc Poincaré en 1928 (le retour à l’étalon-or en moins), qui consista en une dévaluation des 4/5e du franc en regard de sa valeur de 1914. Cette mesure, qui équivalait à une banqueroute de l’Etat à hauteur de 80 %, visait à remédier aux problèmes financiers issus de la Première Guerre mondiale[12]. Mais il s’agissait d’une mesure « pour solde de tout compte », destinée à servir de base à un nouveau départ, avec une politique budgétaire économe. C’est ainsi qu’elle fut conçue par Raymond Poincaré, et qu’elle fut comprise et bien accueillie par l’opinion publique et par les marchés financiers. Encore faudrait-il, en notre temps, que les nécessaires mesures de rigueur budgétaire s’appliquent à bon escient. En constitueraient des éléments essentiels le non-remplacement quasi-intégral des fonctionnaires partant à la retraite (hors armée, police, justice et fonction publique hospitalière, dont il faudra au contraire nettement accroître les effectifs) et la réduction massive des coûts de l’immigration et de la fraude sociale, souvent liée à cette dernière. Une telle politique de rigueur devrait également viser, à terme, à réduire le taux d’imposition. A cela contribuerait, outre les économies budgétaires, une croissance du PIB dont on peut espérer qu’elle serait stimulée par ce que j’ai qualifié de volet purement économique de la réindustrialisation. On peut espérer qu’une telle politique, alliée à la remise en cause du libre-échangisme à tout crin, contribuerait aussi au redressement du commerce extérieur et permettrait le retour de la France et de l’ensemble de l’Europe du sud à une bonne santé économique et financière. L’imposition de normes sanitaires et sociales extrêmement strictes à la Chine et à quelques autres pays serait déjà un pas décisif en ce sens, et serait vue comme une conséquence naturelle de la crise du coronavirus qui, notons-le, s’est diffusé initialement hors de Chine dans deux des pays promoteurs des « nouvelles routes de la soie », à savoir l’Italie et l’Iran.

 

Conclusion : prévenir les évolutions dangereuses qui risquent de se produire

A défaut d’un accord faisant intervenir le Mécanisme européen de solvabilité ou les coronabonds, le soutien de l’Union européenne aux Etats endettés passe en grande partie par le PEPP, mis en place à partir du 18 mars dernier. Cette formule ne règle rien de façon définitive, la situation n’étant gelée que jusqu'à la fin de l’année 2020, que l’on peut espérer voir coïncider avec la fin de la crise sanitaire. En tout cas, les achats massifs d’obligations par la BCE et les banques centrales de la zone euro ont vocation à se poursuivre sur toute la période, en vue d’écarter à moyen terme tout risque de krach obligataire en Europe.

Or, les tensions de ces derniers jours sur le spread de la dette italienne ont mis en cause cette construction implicite. Elles ont posé aux Etats de la zone euro une question qui ne s’était jamais posée à eux depuis la mise en œuvre en 2015 par la BCE de sa politique d’assouplissement quantitatif : jusqu’à quelle limite l’assouplissement quantitatif est-il crédible ? Si le marché, tout particulièrement au cas où il serait incité à le faire par la dégradation de la notation d’un Etat tel que l’Italie, en venait à considérer que cette limite est dépassée, nous risquerions une crise financière majeure non point début 2021, mais ici et maintenant. Une telle crise financière, qui viendrait s’ajouter au chaos de la crise sanitaire, serait la pire de toute l’histoire du capitalisme. Elle pourrait bouleverser l’ensemble de la planète d’un point de vue économique et financier, mais aussi géopolitique. Ce péril semble heureusement écarté pour l’instant par les décisions de la BCE quant aux titres high yield, puis de Standard & Poor’s quant à la notation italienne – en attendant celle de Moody’s. Mais pour en prévenir le retour à l’horizon de quelques mois, lorsque le PEPP arrivera à son terme, il convient de parler un langage de réalisme et de responsabilité : celui de la monétisation et du rééchelonnement de la dette publique des Etats européens les plus endettés, et celui de la réorientation par priorité des dépenses publiques vers les domaines qui conditionnent la sécurité et la vie même des citoyens. Seule une politique conjuguant ce double impératif permettra enfin de soulager les Etats, de protéger les nations et les personnes, et de rétablir la confiance et l’équilibre.

 

Jean-Paul Tisserand

 

 

[1] https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/coronavirus-vers-une-hausse-vertigineuse-des-faillites-dans-le-monde-1192462

[2] https://business.lesechos.fr/directions-financieres/financement-et-operations/credits/0603042360673-coronavirus-les-agences-de-notation-ont-degrade-300-entreprises-la-semaine-derniere-336525.php

[3] Cf. en particulier le graphique en 11 m 08 s sur : https://www.youtube.com/watch?v=KSVBVkzoDdo

[4] https://www.agefi.fr/banque-assurance/actualites/quotidien/20200326/moody-s-abaisse-perspective-plusieurs-systemes-296197

[5] Cf. en particulier le graphique en 11 m 28 s sur : https://www.youtube.com/watch?v=KSVBVkzoDdo

[6] https://www.boursorama.com/bourse/actualites/s-p-confirme-la-note-souveraine-de-la-france-a-aa-0e851ec9f7cba9daf5d9acd8b49b4dca

[7] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/fitch-abaisse-la-note-du-royaume-uni-a-cause-du-coronavirus-perspective-negative-4d59510354329b476b44bf47f57cf1a0

[8] https://investir.lesechos.fr/actions/actualites/coronavirus-l-esma-met-en-garde-les-agences-de-notation-1904122.php

[9] https://fr.investing.com/rates-bonds/de-10y-vs-it-10y

[10] https://www.ieif.fr/revue_de_presse/jean-tirole-quatre-scenarios-pour-payer-la-facture-de-la-crise

[11] https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/libres-propos/letre-lavoir-et-le-pouvoir-dans-la-crise/

[12] S’agissant de la situation actuelle, nous ne sortons pas d’une guerre mondiale et il ne saurait être question de léser les créanciers privés de l’Etat ; la Banque de France serait seule concernée par la conversion des titres publics.


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