De la « transition » à Cuba et autres universaux

par Jacques-François Bonaldi
mercredi 27 février 2008

Une fois de plus, la Révolution cubaine renvoie les pythonisses et autres devineresses de la presse et des médias internationaux au rang de mauvaises diseuses de bonne aventure dont on se demande par quel miracle, après tant de piètres et de ratages en matière de prospective, elles continuent d’être crédibles et d’avoir autour d’elles, se pressant comme à la fête foraine, tout un tas de badauds pendus à leurs lèvres.

En fait, la réponse est simple. Le nivellement par le bas qu’imposent la pensée unique, d’une part, l’hypermonopolisation des médias, de l’autre, entraîne une telle réduction dans la production des idées que nous nous retrouvons dans une situation paradoxale : alors que tout se sait à la seconde ou presque de ce qui se passe à n’importe quel endroit du monde et que l’on trouve des traces du moindre fait (en font foi, par exemple, les vidéos filmées à partir de téléphones portables), alors que le pauvre quidam croule sous une avalanche apparemment irrépressible d’organes d’information, l’opinion publique ne continue d’entendre que quelques rares sons de cloche. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir le moindre site internet pour constater que les journaux en ligne d’une part situent à leur une, pour un jour donné, quasiment les mêmes prétendues nouvelles, d’autre part, que leurs titres sont à peu près tous les mêmes. Et ceci jour après jour, d’une semaine à l’autre. Comment s’en étonner quand on sait que les médias de notre planète s’abreuvent d’une dizaine, pas plus, d’agences de presse internationales aux mains de monopoles qui décident de ce qui est nouvelle et de ce qui ne l’est pas, ou, pis encore, de la manière dont il faut l’interpréter ?

Le thème à la mode, donc, et quasiment le seul, était : Cuba et la transition. On nous le ressassait sur tous les tons - de préférence doctoral - et sur le mode péremptoire que prennent d’ordinaire les médias internationaux quand il s’agit de ce qu’ils estiment « politiquement incorrect ». Cuba et la transition voulait dire en fait : Cuba doit faire sa transition.

Il en est de ce terme comme de tant d’autres qu’on nous assène jour après jour : de même que tout le monde sait ce qu’est une table, tout le monde est censé savoir d’une manière absolument unanime et consensuelle ce que signifie un certain nombre de termes tels que « démocratie », « terrorisme », « droits de l’homme », j’en passe et pas des meilleurs, comme « civilisation », « évangélisation », etc., qui ont fait florès tout au long de l’expansion de l’Occident conquérant sur le reste du monde.

Curieusement, le vocable en question, dans le cas cubain, a été seriné et imposé par son pire ennemi, les Etats-Unis. Oui, parce que Cuba a des ennemis, même si, par les temps qui courent, cela a aux yeux de certains des relents de « communiste le couteau entre les dents ». J’ai bien écrit « Cuba », et non la « Révolution cubaine » : l’inimitié historique des Etats-Unis remonte quasiment au lendemain de l’accession des Treize Colonies à l’indépendance, ce qui modifie quelque peu l’approche que l’on devrait avoir à ce sujet, et cette inimitié-là court comme un fil rouge tout au long de l’histoire cubaine depuis bientôt deux siècles. Ceci dit, la paternité de cette revendication obsessionnelle de « transition » revient à l’administration Clinton qui, en avance sur celle de Bush, avait déjà préparé un programme de retour de Cuba dans le giron occidental : la loi Helms-Burton finalement entérinée par Clinton en février 1996 prévoyait, une fois liquidée la Révolution, la mise en place d’un « gouvernement de transition » confié à un « coordinateur » qui serait chargé de la « démocratisation » de l’île.

Huit ans plus tard, en 2004, l’administration Bush fait mieux : elle nomme un « coordonnateur » avant même la liquidation de la Révolution cubaine, une fois adoptée le Rapport présidentiel de la Commission d’aide à Cuba libre qui prévoit dans ses moindres détails le démantèlement total de tout ce qu’ont créé les révolutionnaires cubains en cinquante ans. L’un des premiers objectifs de ce Rapport Bush, corroboré dans la seconde mouture de 2006, était d’interdire le libre-arbitre du peuple cubain en matière de désignation de son président. L’un des paragraphes du Premier chapitre était très clair à cet égard : « Miner les stratégies de succession du régime de Fidel Castro à Raúl Castro et au-delà. Les Etats-Unis refusent le maintien de la dictature communiste à Cuba et recommandent des politiques pour centrer l’attention et les pressions sur l’élite gouvernante de façon à ce que la succession par celle-ci ou certains de ses individus soit vue comme une entrave à une Cuba libre et démocratique. » Ce même chapitre de la seconde mouture de 2006 s’intitule : « Hâter la fin de la dictature castriste : transition, et non succession. »

La perspective épouvantable que « refusait » Bush en 2004 et 2006 est maintenant une réalité en 2008 : il n’y a pas eu de « transition » à Cuba (pas de transition à la Bush, UE et OEA en tout cas) ; la Révolution cubaine « se succède » à elle-même !

Une fois de plus, elle fait preuve de sa confiance en soi, de sa force, de son unité. Face à l’Empire devant qui tout le monde tremble et qui a peaufiné sa mort par le menu en la sommant à ses risques et périls de s’engager sur la voie qu’il lui indique, elle poursuit la sienne sans broncher, tenant fermement, comme disait Fidel dans ses dernières Réflexions, « le cap dialectique ». David vient de nouveau de frapper au front un Goliath ridiculisé.

Et Raúl n’a rien caché du tout, puisqu’il a ouvert son discours de nouveau président cubain sur cette déclaration péremptoire : « Le mandat que le peuple a confié à cette législature [de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire, qui est, je le rappelle, dans la structure politique cubaine le principal pouvoir de l’Etat] est clair : continuer de renforcer la Révolution à ce moment historique qui exige que nous soyons à la fois dialectiques et créateurs. »

Pas question, donc, parce que la vie a contraint Fidel de renoncer à ses fonctions, de prêter l’oreille aux chants de sirènes capitalistes de caractère néolibéral. La Révolution cubaine continue d’être aussi sourde à ces appels qu’elle l’avait été au début des années 90 quand elle s’était retrouvée infiniment seule après l’implosion du camp socialiste européen et de l’Union soviétique. A ceux qui la pressaient - forts de leur bons ou mauvais sentiments - de renoncer à cette utopie malfaisante qu’était le communisme et de regagner le bercail capitaliste, elle avait répondu dans un manifeste (convocation du quatrième Congrès du Parti) plein de défi, daté du 15 mars 1990, évoquant une fois de plus l’histoire de l’île, en particulier deux événements de la Première guerre d’Indépendance (1868-1878) : le pacte du Zanjón, ou armistice qui mit fin à la lutte contre l’Espagne sans qu’aucune revendication (indépendance et abolition) n’ait été atteinte, et la Protestation de Baragúa par laquelle le général Antonio Maceo refusa cette reddition et décida de poursuivre les combats. La Révolution cubaine affirmait donc :

[...] Aujourd’hui, les impérialistes ourdissent un Pacte de Zanjón à l’échelle mondiale. Ils croient assister à une crise définitive et irréversible du socialisme. Aveuglés et ivres de triomphalisme, ils calculent que Cuba, apparemment solitaire à proximité géographique des Etats-Unis, ne pourra pas résister et devra se rendre. Bien entendu, ils ne se bornent pas à attendre. Ayant foi en cette nouvelle version du fatalisme du « fruit mûr », ils font et feront tout ce qui est à leur portée pour nous pousser à la capitulation. Ils sont à l’affût de la moindre fissure pour se lancer contre notre patrie et accomplir ainsi l’un de leurs rêves impériaux les plus chers : écraser la Révolution cubaine, liquider son exemple et soumettre à jamais le peuple qui a osé les défier. Le moment est donc venu de nous dresser, tel le Titan de bronze [Antonio Maceo] à Baraguá, pour dire NON ! Nous ne renoncerons pas à la Révolution, au socialisme, au léninisme et à l’internationalisme. Nous ne renierons pas notre œuvre, la plus humaine, la plus juste et la plus digne qui ait jamais été accomplie en terre cubaine. Nous ne plierons jamais devant la fatuité et l’arrogance de l’impérialisme yankee, nous ne ferons pas la moindre concession pour en obtenir l’indulgence ou l’aumône. Nous ne trahirons jamais nos morts glorieux, de la Demajagua [début de la première Guerre d’indépendance] à aujourd’hui. Nous ne trahirons en aucune circonstance les peuples frères d’Amérique latine ni la lutte de l’ensemble du tiers-monde pour son droit à la paix et au développement. Ce que pensent et disent les meneurs de l’impérialisme et leurs idéologues au sujet de notre pays, de notre société et de notre système nous importe comme notre première chemise. Ils n’ont absolument aucun droit moral de juger le socialisme. Les mères maquerelles ne peuvent prétendre passer pour des vestales ou parler comme elles. [...]

Le Parti communiste de Cuba est à cette heure-ci et à jamais le parti de la Révolution, le parti du socialisme et le parti de la nation cubaine. Il incarne les idéaux de justice et de liberté pour lesquels ont lutté les patriotes et les révolutionnaires de toutes les époques, il est la garantie de la continuité de notre cause socialiste et de l’unité révolutionnaire du peuple, bastion de la résistance face au harcèlement de l’impérialisme. Notre parti unique, martinien et marxiste-léniniste, assume de grandes responsabilités face à l’ensemble de la société. [...]

Nous n’avons jamais aspiré à un honneur ni à une responsabilité si énormes, mais Cuba vit sans aucun doute le moment le plus important de son Histoire. C’est de la pérennité et de l’avancée de notre Révolution que dépendent l’indépendance du pays et l’existence même de la nationalité cubaine. Que dépend notre présence, modeste mais inébranlable, dans la vaste lutte qui commence aujourd’hui pour les destinées du socialisme et le maintien des idées communistes. Et que dépend un bastion de la souveraineté de l’Amérique latine et du droit des peuples du tiers-monde à ses revendications les plus vitales. L’euphorie du capitalisme ne tardera pas trop à s’évanouir, parce que ce système est incapable de régler aucun des terribles problèmes qu’il a causés lui-même à l’humanité. [...]

L’heure nous appelle à renforcer l’unité stratégique de toutes les forces et de tous les secteurs autour du parti et de Fidel. A serrer les rangs aux côtés de la patrie libre, révolutionnaire, socialiste et internationaliste. A prouver ce qu’est un peuple de la lignée des Maceo, de la lignée de Baraguá. Continuateur légitime du Parti révolutionnaire cubain de José Martí, notre parti représente aujourd’hui la vaste unité nationale face à un puissant adversaire. Martí écrivit : « Notre ennemi obéit à un plan, celui de nous envenimer les uns contre les autres, de nous disperser, de nous diviser, de nous étouffer. Aussi obéissons-nous à un autre plan : nous montrer dans toute notre hauteur, nous serrer, nous joindre, le berner, rendre enfin notre patrie libre. Plan contre plan. » [...]

Nous irons à notre Congrès pleins d’un optimisme serein. Un peuple de communistes et son parti d’avant-garde, fusionnés en un seul cœur, feront prévaloir à jamais notre volonté d’exister, de vaincre et de nous développer. L’avenir de notre patrie sera un éternel Baraguá !

Dix-huit ans après, alors qu’elle est sortie - non sans plaies et bosses - du pire moment de son existence, alors que l’environnement latino-américain est plus porteur d’espoirs et d’avenir que jamais, la Révolution cubaine renouvelle son serment de Baraguá : ne jamais se rendre. Parce que c’est bel et bien à une reddition qu’on la presse en la sommant de « faire sa transition », de « s’ouvrir », de « se démocratiser »... Et nul ici n’est dupe. Toute la raison d’être du socialisme cubain est expliqué lumineusement dans les phrases citées plus haut : il est indissociable de la survie de la nation cubaine - autrement dit de la nation vraiment indépendante - en soi. Consciemment ou inconsciemment, tous les Cubains en sont convaincus. Quand on leur dit « transition », les Cubains comprennent ce qu’il y a derrière : « rupture ».

Et c’est pour que les choses soient très claires, une fois de plus, que Raúl, après avoir annoncé le mandat péremptoire (« continuer de renforcer la Révolution »), affirme haut et clair :

J’assume la responsabilité que l’on me confie en étant convaincu que, comme je l’ai dit bien des fois, il n’y a qu’un commandant en chef de la Révolution cubaine. Fidel est Fidel, nous le savons tous pertinemment. Fidel est irremplaçable, et le peuple poursuivra son œuvre quand il ne sera plus là physiquement. Mais ses idées, qui ont permis de dresser le bastion de dignité et de justice que représente notre pays, le seront toujours, elles. Seul le Parti communiste, sûr garant de l’unité de la nation cubaine, peut hériter dignement la confiance que le peuple a déposée en son leader.

Continuité, donc. Ce que les « observateurs » étrangers et autres « cubanologues » ont du mal - et apparemment, un mal fou - à comprendre, imbus qu’ils sont des principes et normes de la démocratie représentative bourgeoise, de l’idée selon laquelle l’ « alternance » est le summum de la démocratie politique, c’est le fonctionnement de la Révolution cubaine. Quand je lis dans la presse étrangère que « le gouvernement de Raúl Castro » devra faire ou fera ceci et cela, je me dis qu’elle remplit bien mal son devoir d’information objective.

C’est là, en effet, un vocabulaire absolument en porte-à-faux par rapport à la réalité cubaine : ici, pas de conservateur Untel qui remplace le libéral Tartempion, ni d’umépiste Truc qui se substitue au psocialiste Chose ou au vert Machin, pour appliquer le programme que son parti a fait ou non connaître et pour lequel a voté un petit pourcentage des électeurs, selon le rite bien graissé des démocraties représentatives où tout est fait pour que rien ne change en fin de compte, jusqu’à ce que les pauvres électeurs, déçus par les mensonges jamais accomplis du président ou du Premier ministre en question, votent un certain nombre d’années plus tard, par punition, pour un autre haut fonctionnaire qui manquera tout autant que les précédents à ses promesses...

Ici, personne n’a jamais parlé du « gouvernement Fidel Castro », ni ne parlera dorénavant du « gouvernement Raúl Castro ». Ici, on parle de Révolution, qui tient lieu de gouvernement. Il faut vivre ici, entrer dans la mentalité cubaine, la saisir de l’intérieur pour comprendre, ce que je pourrais appeler, les « mécanismes mentaux » en vigueur à Cuba face au fait politique. Nul ne parle ici d’ « hommes politiques » ; nul ne fait « carrière » dans la politique ; nul ne « fait de la politique ». Tout ce vocabulaire si usité en démocratie bourgeoise a radicalement disparu à Cuba : ici, on fait, non de la politique, mais « de la révolution ». Et la Révolution implique tout à la fois l’Etat, le gouvernement, la nation elle-même. La Révolution est cette sorte d’entéléchie absolument vivante et prégnante qui, loin d’être une fumeuse abstraction, constitue la réalité même du quotidien cubain.

Si le vocabulaire traduit des réalités, alors les philologues étrangers feraient bien d’apprendre « le cubain » pour mieux comprendre du dedans ce qu’il se passe ici. Je veux dire par là que cinquante ans d’une révolution véritable et absolument radicale - au sens où elle a bouleversé les choses à la racine - ont modifié le comportement du peuple cubain, lui ont inculqué des valeurs peu prisées ailleurs, le font réagir différemment. Bref, en ont fait un peuple aux « antennes politiques » différentes.

Et les médias internationaux et les gouvernements occidentaux feront constamment fausse route tant qu’ils n’apprendront pas à « parler politiquement cubain ».

(à suivre - du moins j’espère)


Lire l'article complet, et les commentaires