De Marielle à Bolsonaro - Le triste destin de Rio de Janeiro

par Charlotte Dafol
mardi 26 mars 2019

 

À l’époque de l’assassinat de Marielle Franco, Jair Bolsonaro a été l’une des seules personnalités politiques à n’avoir fait aucune déclaration sur le sujet. Ni hommage, ni regret devant ce qui aura sans doute été l’un des événements les plus marquants de la dernière décennie au Brésil. Une insensibilité qui dure jusqu’à aujourd’hui, alors même que le nom de l'actuel Président se retrouve lié par plus d’un bout de ficelle à l'une des principales organisations criminelles du pays.

QUI ÉTAIT MARIELLE ?
De son vivant, Marielle était déjà tout un symbole, même si elle était loin d’avoir la notoriété mondiale qu’elle a acquise aujourd’hui. Femme politique, noire, issue d'une favela, bisexuelle et mère célibataire à 19 ans.
Marielle vient de loin.
Étudiante boursière en sociologie, c'est le décès d'une amie, victime d’une « balle perdue » lors d’une confrontation entre policiers et trafiquants, qui la décide à se lancer dans la politique. Elle intègre alors l'équipe de Marcelo Freixo, du parti PSOL (à gauche de la gauche), qui coordonne alors la Commission de Défense des Droits de l'Homme de l'Assemblée Législative de Rio. Aux élections municipales de 2016, Freixo perd au second tour face à un pasteur évangéliste et réactionnaire qui devient Maire de la ville – un résultat qui en dit long sur le gouffre politique qui sépare les deux Brésils. En revanche, Marielle se fait élire haut la main comme conseillère municipale... ô combien minoritaire ! Parmi les 52 élus de l’assemblée, on compte alors tout juste 7 femmes, 6 non-blancs et une petite dizaine de membres de partis de gauche.

 L’assassinat
« Les assassins de Marielle ont dû le regretter dès le lendemain » déclamait Freixo lundi 12 mars 2019, un an après les faits, dans un discours chargé d’émotion et de cynisme, à Brasilia. Et il n'a sans doute pas tort. Personne n’aurait pu prévoir un tel engouement, une telle émotion populaire, une telle indignation.
Marielle était à l'arrière d'une voiture quand elle s'est fait tuer. Elle rentrait d'un débat associatif sur le thème « Les jeunes noirs qui font bouger les structures ». À l’époque, elle était encore très peu connue du grand public, jeune et en début de carrière, mais déjà respectée par les mouvements politiques de gauche qui formaient son électorat. Pour le reste, les deux cents et quelques millions de Brésiliens qui n'avaient jamais entendu parler d'elle auparavant, n’ont pas tardé à prendre conscience de l'ampleur du drame. À Rio, et très vite dans tout le pays, les réactions ont été immédiates et exponentielles, donnant lieu à une bonne semaine de deuil spontané, de larmes en place publique, de marches silencieuses, de révoltes et surtout de prise de conscience collective. Son visage et son nom prolifèrent jusqu'à aujourd'hui sur les murs comme ils résonnent dans tous les discours, jusqu’au-delà des frontières. En quelques mois, Marielle est devenue une icône pour tout un continent, largement comparable à Frida Khalo ou Che Guevara.

 QUI EST BOLSONARO ?
La première chose qui saute aux yeux quand on regarde l’actuel Président de la République du Brésil, est qu’il est en tout point l’opposé de Marielle.


Originaire d'une famille bourgeoise de la province de São Paulo, descendant d'Allemands et Italiens, Jair a eu son premier contact avec l'armée à 15 ans, en dénonçant des maquisards pendant la dictature. À 18 ans, il s'engage dans une carrière militaire qu’il n’abandonnera qu’en 1989, se trouve soudain une vocation en politique au moment même où la démocratie se met en place. Je laisse aux plus curieux le soin de monter un « top 10 » des déclarations qu’il a pu faire en trente ans de mandats cumulés. Il y en a pour tous les goûts : racistes, machistes, homophobes, anti-communistes (« communiste » au sens très, très large…) et tout un éventail d’éloges aux armes à feu, aux militaires et à la torture contre la violence (? !) et la corruption. Vous l’aurez compris, en termes de défense des Droits de l’Homme, ce n’est pas tout à fait ça.
Pour ses électeurs les plus fanatiques, Bolsonaro est un Mythe [« Mito »], sauveur de la patrie, de l'ordre et du progrès. Vu de loin, je suppose qu’il ressemble surtout à un imbécile qui s’amuse à faire des posts déplacés sur Tweeter. Mais ne nous y trompons pas : ce qui se passe actuellement au Brésil est d'une gravité incommensurable. En outre, il s'est fait élire de manière « démocratique » (avec toutes les réserves que l’on peut avoir sur une démocratie en mal d’information), ce qui demande tout de même, dans un pays aussi multiculturel, gigantesque et inégalitaire que le Brésil, un minimum d'organisation et de soutiens stratégiques.

  L’élection
Des soutiens, il en a. Et par chance, ils sont riches ! Industrie agroalimentaire, église évangélistes, polices, industrie d'armement, Trump & co... Largement de quoi défier les grands médias et les méthodes traditionnelles de campagne. Absent de tous les débats télévisés, il invente une stratégie de communication qui repose exclusivement sur les réseaux sociaux (notamment whatsapp), la désinformation et le bouche-à-oreille, incitant au passage et de manière presque anonyme à la violence sociale, sans avoir à en assumer la responsabilité. Bolsonaro n’a jamais pris la peine de s’exprimer au sujet de l’assassinat de Marielle, tout comme il n’a jamais condamné le moindre des faits divers (agressions parfois mortelles contre des noirs, des militants, des femmes ou des transsexuels) qui ont pourtant marqué toute la période électorale.

 Premières mesures, premiers scandales, premiers effets collatéraux
Fin janvier, le député Jean Wyllys, principal représentant à l'Assemblée de la cause LGBT, renonce à son mandat et décide de quitter le Brésil pour avoir été menacé de mort à plusieurs reprises. Un exil que le nouveau président, une fois de plus, se garde bien de commenter. Entouré d’un gouvernement dépourvu de femme noire ou d’homosexuels (assumés), il est plutôt affairé à détruire le pays en un temps record. Continuant de ne se communiquer que par Tweeter, il enchaîne les privatisations, aligne sa politique internationale sur les États-Unis, assouplit par décret la règlementation du port d'armes, menace les démarcations indigènes, libère une cinquantaine de nouveaux pesticides…

Il fait bien de courir, car les scandales à son encontre ne tardent pas à éclater. On découvre ainsi dès le mois de décembre l'existence d'un certain Fabrício Queiroz, conseiller politique de Flávio Bolsonaro (sénateur et fils de Jair), et dont ni la retraite d'ancien policier, ni le salaire actuel ne sauraient justifier les millions de Réals qui transitent sur son compte. Appelé deux fois à comparaître devant le juge d'instruction, Queiroz pose deux superbes lapins. Sa fille, accusée d’avoir un emploi fictif au cabinet de Jair, ne prend pas non plus la peine de faire le déplacement. Dans un premier temps, on pourrait penser (en débordant un peu de naïveté) que tout cela ne serait qu'un simple cas de détournement de fonds publics.
Mais ce n'est qu'un début.
Fin janvier, une opération judiciaire délivre publiquement des mandats d'arrêt contre cinq chefs de la milice de Rio. L'un d'entre eux, Adriano Magalhães de Nóbrega, s’avère être un ami intime du clan Bolsonaro. Son épouse et sa mère travaillent elles aussi au cabinet de Flávio. Et comme on ne fait pas dans la demi-mesure, ce dernier lui avait même décerné en 2006 la Médaille Tiradentes : la plus haute décoration décernée par l'État de Rio. À l'époque, Nóbrega avait pourtant déjà été condamné pour homicide, en tant que policier.

 QUE SONT LES MILICES ?
L’essentiel du territoire de la ville de Rio est aujourd'hui partagé entre deux types d'organisation criminelle : les milices et le trafic (qui se divise lui-même entre diverses factions). Ces pouvoirs s'imposent à la population par la force, la désappropriation des terrains et le contrôle de biens et services comme le gaz, l'eau potable ou internet. En outre, ils n'hésitent pas à menacer, tuer ou torturer au besoin, pour se faire respecter. La principale différence (fondamentale) entre le trafic et les milices est que ces dernières sont formées par des policiers, militaires et paramilitaires, actifs ou retraités.

Marcelo Freixo a présidé en 2008 une commission d'enquête sur les milices à l'Assemblée Legislative de Rio. À l’époque son rapport était déjà alarmant sur les liens étroits qui existaient entre crime, police et politique au Brésil. Onze ans plus tard, il renchérit : « Le crime est devenu un grand business à Rio de Janeiro. Le crime enrichit, donne du prestige politique et le crime fait gagner des élections. » Selon lui, il n'est plus question, depuis longtemps, d'un pouvoir parallèle : les milices entretiennent une relation extrêmement proche et ambiguë avec les structures de l’État et sont aujourd’hui un outil particulièrement efficace pour accéder au pouvoir légal. Elles ont les moyens, sur leurs territoires, d'appliquer toutes sortes de méthodes coercitives pour "influencer" le vote et "dissuader" (voire éliminer) un opposant.

  LA CROISÉE DES CHEMINS
Tout comme Freixo, et souvent à ses côtés, Marielle enquêtait sur les milices et partageait probablement son analyse.
Le 14 mars 2018, à l’aube de la course électorale, elle est assassinée en plein centre de Rio par une rafale de tirs.
Deux jours plus tard, les balles trouvées sur les lieux du crime sont identifiées comme appartenant à un lot de munitions qui aurait été détourné de la Police Fédérale quelques années plus tôt.

Le 12 mars 2019, presque un an jour pour jour après les faits, on apprend au beau matin la capture de deux anciens policiers accusés d'être les meurtriers – ainsi que l'appréhension, chez un troisième homme, du plus grand stock d'armes jamais découvert à Rio.
Par coïncidence, l'un des deux suspects habite dans la même résidence que Jair Bolsonaro. Ce dernier s’empresse évidemment renier en bloc, prétendant n’avoir jamais vu le visage de son voisin et n'avoir aucun lien avec cette affaire – sans toutefois prendre la peine de féliciter la justice pour son travail, ni même de se lamenter sur le fait que les accusés soient d’anciens policiers.

Pourtant, le reste du Brésil, lui, en fait des déclarations. Et se pose bien des questions... dont les réponses pourraient peut-être changer le destin du pays.
Qui a (véritablement) tué Marielle ?
Qui a ordonné l'assassinat ?

Ou mieux : Qui a envoyé le voisin de l’actuel Président de la République exécuter Marielle Franco ???


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