De quoi la gouvernance européenne est-elle le nom

par Les Non-Alignés
mardi 25 juin 2013

A l'heure du débat portant sur le futur Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissement (TTIP), qui vise notamment à harmoniser les normes des pays européens en matière de protection sociale et environnementale sur celles en vigueur aux Etats-Unis – annonçant par là une accentuation de la dérégulation politique en faveur des grands groupes privés[1], il nous semble important de revenir sur les enjeux implicites portés par la notion de « gouvernance européenne », et plus généralement de « bonne gouvernance », notion qui se substitue peu à peu à celle de politique concernant l’administration du vieux continent. C’est d’ailleurs celle-ci qui fut utilisé pour « baptiser » ce que l’on appelle le « traité budgétaire », et dont le nom officiel est le « Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance » européenne.

Aussi, nous allons tenter de montrer comment, à travers un glissement politique et normatif de son contenu, cette notions issue du management stratégique, s’est constituée comme l’un des vecteurs privilégiés de la propagation de la rationalité capitaliste et des logiques managériales qui la servent aux institutions traditionnellement souveraines.

Pour ce faire, nous allons faire notre la méthode dite de « l’analyse institutionnelle », qui consiste précisément à faire émerger des discours se voulant objectivement technique et techniquement neutre les présupposés idéologiques implicites dont ils procèdent en réalité. Dans notre cas, c’est par le prisme de cette notion de « gouvernance », et plus particulièrement de « bonne gouvernance » - notion qui rythme les discours politiques actuels, que nous allons procéder à cette analyse des enjeux réels portés par les profondes réformes européennes en cours.

 La « gouvernance », véritable cheval de Troy idéologique pour l’orthodoxie néolibérale

Dans l’essai collectif qu'il codirige et qui s'intitule La gouvernance, un concept et ses applications, le politologue Ali Kazancigil affirme qu'en première instance, « étant donné sa généalogie qui relie sa renaissance contemporaine à la gouvernance d’entreprise (corporate governance), la gouvernance est, pour ainsi dire, génétiquement programmée en tant que mode de gestion reflétant la logique de l’économie capitaliste[2] ». Aussi sa réactualisation récente ne s’inscrit-elle pas pour le politologue dans ce qu'il nomme la raison politique, mais bien dans la « raison économique ». Dans cette perspective, parce qu’elle tend inévitablement vers la privatisation de l’action publique, la notion de « gouvernance » devrait apparaître comme essentiellement incompatible avec les modes de gestion démocratiques des affaires concernant l’ensemble d'une communauté politique.

Cependant, remarque-t-il, la gouvernance, « gratifiée de l’adjectif bonne », serait désormais érigée, notamment par les grandes organisations internationales comme le FMI et la Banque Mondiale, comme une forme de démocratie plus participative, transparente et efficace que les modèles traditionnels souvent critiqués pour leur « excès » de lourdeur bureaucratique et d'opacité.

Aussi, la publication par la Commission Prodi du « Livret Blanc » sur la « Gouvernance européenne », constitue-t-elle pour Kazancigil un exemple éloquent de « gouvernance comprise comme instrument technocratique d'élaboration de politiques publiques contournant la démocratie représentative ». Et de fait, ce texte marque une rupture dans les usages faits du terme de gouvernance, rupture que le philosophe Marc Maesschalck qualifie de véritable « tournant normatif » de ces derniers. En effet, nous dit-il, en définissant cinq « principes de la bonne gouvernance » devant « renforcer ceux de subsidiarité et de proportionnalité », le texte aurait non seulement entériné l'utilisation institutionnelle du concept, mais l'aurait de surcroît érigé au rang de véritable cadre politique pour les différents États-membres. De fait, en affirmant que « le modèle « linéaire » consistant à décider des politiques au sommet [devait] être remplacé par un cercle vertueux, basé sur l’interaction, les réseaux et sur une participation à tous les niveaux, de la définition des politiques jusqu’à leur mise en œuvre », le « Livre blanc » de la Commission aurait institutionnalisé en la canonisant l'acception du terme qui est avant tout celle de la Banque Mondiale et du New Public Management et selon laquelle « la bonne gouvernance est une norme qui fonde l’efficacité des politiques publiques sur la privatisation des entreprises d’État et la décentralisation administrative[3]  », autrement dit, sur le désengagement de l’Etat en matière de politique publique.

De fait, comme l’admet une étude de l’Institut de Recherche et débat sur la Gouvernance (IRG), depuis la réforme administrative adoptée par la Commission Prodi en vue d’accroître la transparence des institutions, « le fonctionnement interne de la Commission est régi en partie par les principes du New Public Management ». Concrètement, précise l’étude, « le NPM met l’accent sur les résultats et l’efficacité de l’action publique. Il s’agit par exemple de contrôler l’activité des fonctionnaires européens afin qu’ils soient productifs. De plus, le NPM encourage la création d’agences indépendantes de notation et d’évaluation. Les recours au médiateur européen, aux experts ainsi qu’à la Cour des Comptes sont d’autres exemples de mécanismes de contrôle propres à l’action de l’UE ». Ainsi « la négociation et le compromis politiques » apparaissent-ils constituer désormais les « maîtres mots du processus de prise de décision » au sein de l’Union Européenne. 

 Aussi la gouvernance doit-elle être comprise avant tout comme « l’établissement et le fonctionnement d’ « institutions », comprises non pas tant comme des « organisations », mais plutôt comme des « règles du jeu », qui définissent les différents acteurs et leurs prérogatives aussi bien dans la coopération en faveur des objectifs de la collectivité que dans la résolution des conflits susceptibles de se produire[4] ». Dans cette perspective, la « bonne » gouvernance devrait se résumer au simple respect de ces « règles du jeu » communément instituées, autrement dit, à du « fair-play » entre les parties-prenantes, dont font désormais parti les États et, plus généralement, l'ensemble des acteurs publiques traditionnels. Cependant, à la lumière des faits, cette coopération « copruductive » de normes apparaît nettement moins « multilatérale » quant à la définition des objectifs à atteindre.

« Cette catégorie politique de « bonne gouvernance », nous disent en effet P. Dardot Et C. Laval, joue un rôle central dans la diffusion de la norme de la concurrence généralisée[5] ». Or, précisent-ils, cette norme presserait « les Etats, ou d'autres instances publiques, de produire les conditions locales optimales de valorisation du capital[6] ». Aussi, la régulation étatique ne viserait plus tant la cohésion sociale que la subordination de tous les niveaux de la société aux contraintes de la concurrence et de la finance mondialisées. De fait, les politiques publiques, « que l'on appelle encore « sociales » par inertie sémantique [7] », tendrait désormais à « maximiser l'utilité de la population », en accroissant « l'employabilité » et la productivité, et à diminuer son coût par des « politiques sociales d'un nouveau genre » qui consistent à affaiblir les corps intermédiaires, à dégrader le droit et baisser le coût du travail, à diminuer les retraites et la qualité de la protection sociale au nom de « l'adaptation à la mondialisation[8] ».

D’une manière plus générale, l'analyse de la gouvernance se décline en analyse des logiques d'ingérences qu'elle sous-tend. Ainsi, dans un article portant sur les « bons usages » du terme, Cynthia Hewitt de Alcantara, ancienne présidente de l'Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD), affirme qu'en parlant de « gouvernance » plutôt que de « réforme de l'Etat » ou de changement politique ou social, des organismes privés « ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains[9] ». Et de fait, s'interroge la philosophe Miriam Bonnafous-Boucher, les différents types de gouvernance ne relèvent-ils pas in fine d’une et même chose : « la recherche de règles et de compromis dans un contexte de recomposition des souverainetés et des légitimités institutionnelles ? » Quoi qu'il en soit, conclut la politologue Marie-Claude Smouts, « pour les spécialistes d'économie politique internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de financement en ont fait : un outil idéologique au service de l’État minimum[10] ».

Aussi est on en droit de se demander comment penser la possibilité d'une quelconque régulation politique du secteur financier -régulation qui, rappelons-le, constitue la dernière quête morale que nous promettent les politiques européennes, dès lors que les instances régulatrices traditionnelles sont elles-mêmes soumises aux raisons et aux intérêts des organismes qu'elles sont censés réguler.

Dans les faits, un tel désengagement de l’Etat quant à ses prérogatives juridiques se traduit en effet par une perte d’auto-direction politique des domaines désormais soumis aux normes de la gouvernance européenne, qui nous l’avons vu ne sont autres que celles qui président à la gestion des entreprises privées. Que ce soit les rapports faussement contraignants de la Cour des comptes, la loi organique portant sur la Programmation et la Gouvernance des finances publiques qui a permis d’éviter à l’administration Hollande de recourir au référendum pour l’adoption du Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance européenne (TSCG) qui grave dans le marbre la perte de notre souveraineté, l’idéologie et les ambitions sont les mêmes : une philosophie néolibérale au service de la captation la plus large possible des institutions publiques par le secteur privé.

C’est ce que dénonçait Jacques Généreux lorsqu’il il affirmait que les réformateurs ne « [voulaient] pas d’un Etat qui persiste à investir dans l’éducation, la santé, la recherche, les transports collectifs, la sécurité. » et qu’ils « [souhaitaient] que ces activités productives soient confiées à des entreprises privées, pour étendre la part de la vie sociale qui [leur était] ouverte à la libre course aux profits marchands[11] », ce que les récentes évolutions en Grèce et en Espagne notamment confirment parfaitement.

Plus fondamentalement, et de manière beaucoup plus insidieuse, les logiques managériales qu’impose au politique le mode de la gouvernance d’entreprise –ce que le sociologue Jean Marc Fridlender qualifie très justement de « régime de pouvoir managérial [12] »- sont aujourd’hui la source d’un profond malaise social, lui-même à l’origine d’un phénomène actuel majeur, à savoir la montée des extrêmismes. Nous verrons en effet dans notre prochaine tribune comment l’extension à la sphère publique des logiques de la gouvernance d’entreprise –ce management des corps et des esprits[13], en procédant à la ce que nous qualifions assez barbarement de « désubstantialisation politico-symbolique » des individus, favorise les replis identitaires et la recrudescence de mouvances trop hâtivement qualifiées –et par la disqualifiées- de populistes.

La notion de gouvernance et les logiques managériales auxquelles elle renvoie seront pour nous le prisme par lequel il nous sera possible de dépasser la bien pratique mais fallacieuse distinction que font aujourd’hui les pseudos experts entre un populisme d’origine socio-économique -qui serait aujourd’hui dépassé, et la soi-disant émergence d’un « nouveau populisme » dit identitaire et qui prendrait quant à lui sa source dans l’affirmation d’une identité humaniste libérale face à la « menace » islamique, cette distinction n’ayant pour réelle motivation que la déresponsabilisation des politiques néolibérales quant à la montée des extrémismes et des revendications ethnoculturelles


[1] Le futur partenariat ouvrant la possibilité pour les grandes entreprises de poursuivre des institutions publiques souveraines au motif qu'elles entraveraient par leur législation la libre concurrence. Sur ce point précis, voir notamment http://corporateeurope.org/fr/pressreleases/2013/laccord-ue-tats-unis-peut-ouvrir-les-vannes-des-poursuites-par-les-grandes Voir également à ce sujet http://www.politis.fr/Le-TTIP-la-pire-menace-pour-les,22649.html

[2]Ali Kazancigil,  La gouvernance et la souveraineté de l’État, in La gouvernance, un concept et ses applications, sous la direction de Ali Kazancigil, Guy Hermet et Jean-François Prud'Homme, Paris, Karthala, coll. « Recherches Internationales », 2005, p, 54.

[3]Carlos Milani, Démocratie Et Gouvernance Mondiale, Quelles Régulations Pour Le XXe Siècle ?, Paris, Éditions UNESCO-Karthala, 2003, p. 280.

[4]Groupe de Travail n° 5, Renforcement de la contribution de l’Europe à la gouvernance mondiale, Rapport du groupe, Pilote : R. Madelin, Rapporteurs : R.W. Ratchford et D. Juul Jorgensen, mai 2001, p. 7.

[5]Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte, 2010, p. 358.

[6]Idem, p. 365.

[7]Idem, p. 366.

[8]Ibidem.

[9]Cynthia HEWITT de ALCANTARA, Du bon usage du concept de gouvernance, Revue internationale des Sciences sociales, n°155, mars 1998, p. 3.

[10] Marie-Claude Smouts, Du bon usage de la gouvernance en relations internationales, Revue Internationale des Sciences Sociales, n° 155, mars1998, p.87.

[11] Jacques GENEREUX, ibidem

[12] Jean-Marc FRIDLENDER, in Le pouvoir managérial dans les sociétés de contrôle, Socialisation de la psyché dans les organisations hypermodernes, [en ligne], Thèse de sociologie, Université Paris VII Diderot, 2008, http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/63/16/14/PDF/thA_se_JM_Fridlender.pdf

[13] Cf. Jules FAISANT-FRADIN,  Principes, normes et enjeux de l’action publique dans la régulation du social à l’heure de la gouvernance économique européenne – Le cas de la France, première partie : Gouvernance, régime de pouvoir managérial et malaise social, Thèse d’éthique appliquée, Chaire Ethique et Normes de la Finance, Université Paris I Panthéon Sorbonne.

 


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