De Victor Jara à Guantanamo : la même CIA (4)

par morice
lundi 31 août 2009

Dans l’épisode précédent, nous nous sommes aperçus d’un phénomène bien particulier : pour en arriver à mieux cibler ses proies à assassiner, la CIA a dû se résoudre à investir dans des moyens de fichage et de tri assez conséquents. Après les circuits hybrides de 1964 (les tous premiers étant installés dès 1963 dans le programme Apollo), l’apparition du circuit intégré de grande taille, en 1973, inventé par Jack Kilby, prix Nobel en 2000, lui a permis de faire un bon en avant énorme dans ce sens. Finies les cartes perforées, vive les disques durs pour engranger bien davantage de données individuelles. C’est en quoi le projet Phoenix, décidé pour terminer une guerre du Viet-Nam dont la fin militaire ne pouvait plus être qu’un rêve de vieux galonné est un événement majeur de l’histoire de la CIA, car il conduit directement au Homeland Security mis en place par l’équipe de Georges Bush et que Barack Obama ne peut plus détricoter, tant il s’est insinué depuis dans tous les rouages de la vie civile américaine. De la surveillance des Viet-Congs à la surveillance des opposants à la guerre du Viet-Nam, il n’y avait qu’un pas que la CIA s’est empressée de franchir avec un certain brio il faut l’admettre. Et du fichage à l’élimination physique, il n’y a pas loin non plus, c’est ce que viennent de découvrir tardivement les Etats-Unis en Afghanistan ou en Irak, voire au Pakistan, ou leurs drones ont remplacé les extrémistes de droite recrutés pour aller assassiner en territoire étranger des adversaires, avec il est vrai plus ou moins de succès, le point armé piloté à 15 000 km de distance présentant encore quelques imperfections notables, la dernière en date étant d’être attiré par autre chose que la cible désignée au départ.

 
Dans le magazine Counter-spy de 1975, Phoenix, inventé en 1967 par Nelson Brickham, de la CIA, est ainsi décrit comme étant une des horreurs du XXème siècle (*1.) Au moment des procès contre les Khmers rouges, il est fort étonnant de n’avoir rien entendu à ce sujet ! Strictement rien des médias ! L’idée principale était en fait de s’attaquer aux cadres Viet-Congs en les pourchassant et en les éliminant un à un, grâce à des "escadrons de la mort" formés par la CIA (*2). Pour cela, des forces spéciales de "tueurs" avaient bien été recrutés par la CIA (*3). L’idée avait été reprise de ce qu’avaient commencé à faire les français en Indochine, où avaient été expérimentées les méthodes qui ont servi plus tard à Alger (*4). La "descendance" française des tortures infligées 50 ans après à Guantanamo est donc une évidence. Et leur découverte tardive... pas vraiment une surprise ! L’élimination physique de Maurice Audin fait partie du même scénario.
 
Je n’ai pas davantage oublié Audin que Jara, car ce sont deux facettes d’un même problème  : "Dans cette page d’histoire, le nom de Maurice Audin, jeune mathématicien d’Alger, figure parmi les milliers d’Algériens soumis à « la question » par l’armée coloniale française et portés « disparus » pour la plupart. Maurice Audin, assistant à la faculté des sciences d’Alger, est mort le 21 juin 1957, sous la torture, étranglé par le lieutenant de renseignements, André Charbonnier. Le colonel Roger Trinquier, instituteur dans les années 1940, avant de porter la tenue de tortionnaire, commandait le service « renseignements-action », dans l’appareil militaro-policier français en Algérie. Un immeuble en construction, boulevard Georges Clémenceau, à El Biar, abritait le centre de torture, Maurice Audin y fut conduit dans la nuit du 11 juin 1957 et soumis à d’atroces tortures durant dix jours. Les tortionnaires et auteurs de nombreux crimes ont pour nom : Devis, Roger Faulques, André Charbonnier, Philippe Erulin, Jacquet, Llorca". Jacques Massu sait où est le corps d’Audin, mais il ne l’a jamais avoué.
 
L’organisation du programme Phoenix fut extrêmement complexe et a coûté la bagatelle de 4 milliards de dollars aux américains, la surveillance des individus se faisant avec des moyens techniques sophistiqués, notamment via des radios émettrices-réceptrices et une infrastructure informatisée... à base au départ de simples cartes perforées à l’époque. C’était en quelque sorte le grand précurseur du Homeland Security américain (*5) 
 
Au passage, il faut noter l’usage revendiqué de l’organisation dite humanitaire USAID, qui était chargée des approvisionnements des agents de la CIA et de l’apport de leur matériel de torture ou de comptabilité. Il s’agissait bien de surveillance, faite par des gens formés, qui débouchait sur le ciblage des individus et leur élimination ensuite : à la fin de la guerre du Viet-Nam, le programme tuera ainsi 1/3 des forces Viet-Congs inflitrées, par rapport aux tués par faits de guerre (*6). Selon beaucoup, le massacre de My Lai s’intègre parfaitement dans le programme Phœnix d’élimination systématique des opposants quels qu’ils soient, sans faire dans le détail. Logique : Le Lieutenant Calley sortait tout droit de... Fort Brenning. Un simple blogueur, qui venait de croiser le lieutenant avait fait le lien avec le massacre de Mahmudiyah, en 2006, sur la même trame. Steven Dale Green est bien un second Lieutenant Calley, mais il finira ses jours en prison. Brian De Palma en avait un film qui mérite l’attention ("Redacted"). Or le brillant de Palma avait déjà réalisé le même sujet en 1989 sous le titre d’Outrages. Il y a bien une continuité de comportement, semble nous dire De Palma.
 
En 1994, le Viet-Nam s’était souvenu des massacres, en refusant à William Colby, le responsable de l’époque de la CIA de visiter le pays (*7). Bref, on le voit, au sortir de la guerre du Viet-Nam la CIA a renforcé un côté nazifiant qu’elle possédait dès le début. Restait à savoir si elle le garderait. Logiquement non, puisqu’à la suite de certaines dérives dont nous parlerons demain on lui avait interdit en 1975 de recourir à des méthodes dures, dont les assassinats d’opposants. Le résumé du programme Phoenix donné par Douglas Valentine est assez parlant en définitive (*8). Avec ce projet, réalisé et abouti, la CIA avait déjà franchi la barrière. Et quand on l’a fait une seule fois, il est trop tard : la tentation de le refaire sera constante désormais.
 
Or aujourd’hui, que constate-t-on ? Cette traque des opposants et ces éliminations ciblées des adversaires continuent, sous forme d’attaques de drones munis d’engins de mort encore plus terrifiants : des missiles Hellfire, devenus missiles thermobariques, à savoir l’une des pires armes existant aujourd’hui au monde. Une arme utilisée par les anglais sur leurs hélicoptères Apache et qui commence à poser problème à leur gouvernement. Une arme incapable de distinguer un taliban d’un civil, qui vaporise littéralement l’individu confiné dans un local, et utilisée sans discrimination dans un autre pays sans que ce dernier ne soit en guerre pourtant avec les Etats-Unis. Certains commencent à s’élever contre ce qui tourne à une opération Phoenix bis au Pakistan, reposant désormais sur la surveillance satellitaire et des drones à la place d’hommes sur place (*9). Chez les britanniques, la parade a été trouvée en modifiant... l’appellation de l’arme (*10) . Des missiles, et une autre technique que nous évoquerons un peu plus loin si vous le voulez bien, qui nécessite la "participation" des populations locales... "retournées". Aussaresses n’est jamais très loin dans ce conflit.
 
Derrière l’usage de drones, qui utilisent des missiles auto-dirigés, se profile pour la réalisation de leurs bases à nouveau la CIA. Jusqu’à une époque récente, rappelons-le, il n’y avait soi-disant pas de bases de drones US au Pakistan paraît-il. Officiellement. Il a donc fallu en créer de discrètes, ce à quoi s’est attaché la CIA. Une CIA qui depuis toujours s’est activé à travailler avec d’étranges individus, comme nous le démontre son histoire, sur laquelle nous allons revenir demain si vous le voulez bien. Celle des attentats ciblés, dont certains visaient même ses propres troupes !
 
Des attentats ciblés dont se serait occupée une équipe particulière, créée dès 2001, selon les dernières informations dont nous disposons. Une équipe directement placée sous la coupe de Dick Cheney, qui n’aurait en ce cas que continué la mainmise sur la CIA de la part d’un groupuscule qui est au pouvoir depuis très longtemps. Cheney a dirigé les Etats-Unis pendant 27 années, au total. Si l’on regarde bien, il est arrivé au bureau ovale en 1969, sous Nixon, déjà et est devenu très vite le secrétaire à la présidence de Gérald Ford, président falot. Sa mainmise sur le pouvoir, avec on ami Donald Rumsfeld date de là et prépare l’arrivée de Georges Bush père dont il sera le secrétaire à la défense en 1989. C’est à lui qu’on doit l’opération Just Cause au Panama, qui est symptomatique des vues américaines sur l’Amérique Centrale et du Sud. Ce faucon véritable aurait décidé dès 2001 d’assassiner des dirigeants d’Al Quaida sans en référer au Congrès : or en 1976, ce même congrès avait obtenu le contrôle de l’activité de cette CIA après les dérives lamentables de Nixon, justement, et Gérald Ford avait bien été obligé de s’y plier. Dick Cheney avait instauré un "permis de tuer", parait-il, dont nous verrons dans les épisodes prochains les multiples effets. Le programme était "secret", à savoir qu’il existait bien au sein même de la CIA une cellule incontrôlée par les citoyens via leurs congressistes, et directement lié au pouvoir central. Dick Cheney avait pris sa revanche depuis l’ère Ford, en méprisant le peuple américain et ses représentants et en lui cachant des activités délictueuses. A partir de là, on peut définir sans ambiguïté que le procédé ne devait pas dater seulement de 2001. Dick Cheney a eu à sa solde pendant 27 années des hommes de main chargés de réaliser sa folie de pouvoir personnel. Les cadavres jonchent sa carrière, comme nous allons le voir...
 
(1) "Phoenix Program as "the most indiscriminate and massive program of political murder since the nazi death camps of world war two." 
(2) "Phoenix Program to neutralize VCI (tax collectors, supply officers, political cadre, local military officials, etc). Plan to send pru or police teams to get in practice, death the frequent result of such ops, some times through assassinations pure and simple. Powers, T. (1979), The Man Who Kept the Secret, 181". 
(3) "The Phoenix Program used the CIA’s assassination squads, the former counter terror teams later called the provincial reconnaissance units (PRU). Technically they did not mark cadres for assassinations but in practice the pru’s anticipated resistance in disputed areas and shot first. People taken prisoner were denounced in Saigon-held areas, picked up at checkpoints or captured in combat and later identified as VC. Sheehan, N. (1988), A Bright Shining Lie, 732". 
(4) "pacification efforts initiated by French culminate in Phoenix Program designed to eliminate Viet Cong infrastructure. Made official June 68, Phoenix was intensification of ci ops and involved "mass imprisonment, torture and assassination." For thorough Phoenix description seeCountersp 5/73 20".
(5) "In 4/67 Pres Johnson announced formation of civil ops and revolutionary development support (CORDS) for pacification. R. Komer as deputy commander of MACV-CORDS. CORDS budget about $4 billion from 68-71. CORDS the management structure for pacification programs. Personnel both military and civilian. By 71, 3000 servicemen, advisers to ARVN, placed under CORDS. 1200 Civilians by 71. Usaid responsible for material aid. State and USIA also provided personnel. But CIA played the crucial role. CORDS reinstated civic action teams under name revolutionary development cadre. Rd program formed teams of 59 SVNese, divided into 3 11-man security squads and 25 civic action cadres." 
(6) Teams to spend 6 months in a village to fulfill "eleven criteria and 98 works for pacification." 1. Annihilation of ...Cadre ; 2. Annihilation of wicked village dignitaries ; etc. System placed 40,000 two-way radios in villages. Land reform failed. Teams helped create regional and popular forces (rf/pfs). Ruff-puffs, suffered high casualties. They represented half of SVN gvt forces, they had 55-66% of casualties. They inflicted 30% of communist casualties. Underground pm effort called Phoenix which included a "census grievance," stay-behind."
(7) "VN rejects visit of ex-CIA chief Colby, now a Washington lawyer, who had planned to visit as a director of a U.S.-based investment fund. Fund directors had planned to hold a reception Monday. Event canceled, and directors will meet in Bangkok. Colby was CIA’s chief in Saigon during war and was associated with Phoenix, an op to root out rural support for communist guerrillas via sweeping arrests, torture and execution of suspects. Critics said most of those killed were innocent peasants. (Chicago Tribune 12/3/94 21)."L’homme avait trop tué de "paysans innocents".
(8) "Created by the CIA in Saigon in 1967, Phoenix was a program aimed at "neutralizing"—through assassination, kidnapping, and systematic torture—the civilian infrastructure that supported the Viet Cong insurgency in South Vietnam. It was a terrifying "final solution" that violated the Geneva Conventions and traditional American ideas of human morality".
(9) "The weapons are so controversial that MoD weapons and legal experts spent 18 months debating whether British troops could use them without breaking international law."
(10) "We no longer accept the term thermobaric [for the AGM-114N] as there is no internationally agreed definition,” said an MoD spokesman. “We call it an enhanced blast weapon.” The redefinition has allowed British forces to use the weapons legally, but is undermined by the publicity of their manufacturer, Lockheed Martin, which markets them as thermobaric".
 
 

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