Décryptage de la novlangue néolibérale (n° 2)

par Jean-Luc Picard-Bachelerie
samedi 22 octobre 2022

Pour le néolibéralisme, il n’est pas une idéologie, car les idéologies, toujours employées au pluriel, ne peuvent être que socialisme, communisme, fascisme, nazisme, franquisme, salazarisme, etc. En fait, que des idéologies de gauche. Elles sont employées pour évoquer massacres, inefficacité économique, dictature. Est idéologique ce qui contribue à diminuer les revenus des plus riches. Mais, bien entendu, le néolibéralisme est une vraie idéologie qui a été conceptualisée par Walter Lippmann entre les années 1910 et 1930 avec ses concepts d’être humain inadapté aux marchés, de gouvernement invisible des experts, de manipulation des masses par la fabrique du consentement, etc. La première expérience néolibérale date de 1973 et du coup d’État du général Pinochet au Chili. Le néolibéralisme défini par l’école de Chicago de Milton Friedman a été imposé par la force. Lorsqu’en 1991, le mur de Berlin tombe en même temps que l’idéologie communiste soviétique, les politiques néolibérales s’imposent partout, y compris dans la communiste Chine.

Pour en revenir au sujet qui nous préoccupe, toute idéologie développe sa novlangue destinée à rétrécir les capacités de penser autre chose que ce qu’elle promeut.

Cet article fait suite à un premier article de décryptage de la novlangue néolibérale.

Courage  : « vertu nécessaire pour s’attaquer aux classes pauvres ou moyennes qui, nul ne l’ignore, sont assistées, profiteuses, nanties et, surtout, privilégiées. À l’inverse, l’attaque des riches n’est pas courageuse mais doctrinaire, idéologique, irréaliste, suicidaire. » Anonyme

« Le consommateur est un être humain pourvu d’un organe nommé porte-monnaie. Le porte-monnaie contient un liquide appelé argent, avec lequel le consommateur nourrit sa femelle et sa progéniture. Tous les êtres humains n’ont pas un organe de la même grosseur, certains en ont un tout petit ou en sont dépourvus : on les appelle pauvres. Lorsque l’organe est gros, l’être humain s’appelle riche. Le jeu favori du consommateur est d’aller dans une grande tanière appelée magasin, où, contre son liquide, il troque des objets dont il bourre sa petite tanière. Comme le consommateur adore bourrer sa petite tanière, il ne devrait bientôt plus y avoir de place, pour lui, sa femelle et sa progéniture. Heureusement, le consommateur ne garde pas ces objets : il les casse, les brûle, les réduit en miettes, en eaux grasses, en gaz nauséabonds et nocifs, en bouillie ou en déjections, bref en immondices. On dit alors qu’il consomme.  » Anonyme

Démocratie  : au contraire de l'ultralibéralisme, l'Etat néolibéral est fort puisqu'il a pour mission d'organiser le marché libre et non faussé et d'éduquer, guider les individus à prendre les comportements adaptés aux besoins dudit marché. En effet, l’être humain est jugé incapable de comprendre la complexité du marché et de la disruption qu’il génère au sein de la société. Parce qu’il est ignorant et parce qu’il n’a pas le temps de prendre connaissance, tout accaparé qu’il est par son travail, ses loisirs et les contingences du quotidien, il n’a pas la capacité de réfléchir et de débattre sur l’organisation du pays. Par conséquent, ne pouvant pas remplir son rôle de citoyen, le peuple est vide de citoyens et ne peut donc être souverain. La souveraineté revient donc au gouvernement qui n’a plus de compte à rendre au peuple puisqu'il n'existe pas. Le seul rôle citoyen qu’on accorde à l’individu est de voter pour des élus qui sont eux-mêmes conseillés par un gouvernement invisible d’experts en psychologie comportementale (Mc Kinsey par exemple) qui ont pour rôle de conseiller le gouvernement visible sur l'agenda des réformes afin qu'il organise le marché libre et non faussé. Ces cabinets d’experts ont aussi pour mission d’adapter en douceur les individus aux besoins du marché par le nudge ou la fabrique au consentement inventée par Walter Lippmann, le théoricien du néolibéralisme.

Égalité  : en néolibéralisme, l’égalité c’est pas bien. « L’égalité serait tout d’abord synonyme d’uniformité. L’inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence, au prix d’une double confusion, entre égalité et identité d’une part, entre inégalité et différence de l’autre. De surcroît, l’égalité serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale, elle démotiverait les individus et ruinerait les bases de l’émulation et de la concurrence. Elle serait donc contre-productive, tant pour l’individu que pour la collectivité. Les inégalités profiteraient en définitive à tout le monde, aussi bien aux perdants qu’aux gagnants. Telle est, par exemple, la position de Friedrich Hayek et de ses épigones. […] L’égalité serait synonyme de contrainte, d’aliénation de la liberté, notamment en portant atteinte au « libre fonctionnement du marché ». Elle conduirait inévitablement à ouvrir la voie aux pires enfers totalitaires.(Alain Bihr). La seule égalité qui vaille en néolibéralisme c’est « l’égalité des chances ». Gerhard Schröder en dit ceci : « Je ne pense plus souhaitable une société sans inégalités... Lorsque les sociaux-démocrates parlent d’égalité, ils devraient penser à l’égalité des chances et pas à l’égalité des résultats. » En effet, l’un des piliers du capitalisme est la concurrence pour que la main invisible d’Adam Smith harmonise le marché pour le meilleur des mondes, mais aussi parce qu’en néolibéralisme, la méritocratie, l’autre nom du darwinisme social, élimine les plus faibles pour ne garder que les plus forts. L’égalité des chances était une idée pétainiste chère à son élaborateur : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des « chances », données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir... Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire et qui constitueront les cadres nécessaires au développement du bien-être et de la dignité de tous ». « Certes, de nos jours, l’expression « égalité des chances » renvoie plus banalement à la conception libérale anti-égalitaire ou à sa variante dite sociale-libérale. Il n’en reste pas moins qu’elle permet de diluer et de dénaturer l’idée d’égalité, à la fois comme réalité et comme horizon. Car là où il y a égalité, par définition il n’y a pas besoin de chance ; et là où il y a chance, il n’y a pas égalité, mais hasard, gros lot ou lot de consolation... Le mot chance ne renvoie-t-il pas au monde de la loterie, un monde où l’on parie ? Un monde où quelques-uns gagnent... et où la plupart perdent ? » (Alain Bihr). En néolibéralisme, ce qui est bien, c’est l’inégalité. Ce qui est certain, c’est que le monde néolibéral est criant d’inégalités à tous les étages, et si le monde s’en porte mal, l’essentiel est que le marché s’en porte bien.

L’employabilité nous est présentée comme « la capacité d'évoluer de façon autonome à l'intérieur du marché du travail, de façon à réaliser, de manière durable, par l'emploi, le potentiel qu'on a en soi ». En néolibéralisme cette employabilité exige servilité et concurrence pour s’adapter parfaitement aux besoins du marché. Mais alors, comment croire qu’il soit possible de réaliser le potentiel qu’on a en soi puisque le marché est le donneur d’ordre et que ses exigences sont uniquement dirigées par son intérêt et non celui de l’employé ? A moins que le potentiel qu’on a en soi, soit celui d’être le plus fort dans la concurrence. En fait, c’est bien cela : selon l’école néolibérale, développer le potentiel qu’on a en soi s’apprend dès le plus jeune âge par la mise en compétition avec ses camarades selon le principe de la lutte pour la vie pour l’élimination des moins aptes et la survie des plus aptes.

Flexibilité : au sens propre, ce qui est souple, ce qui se plie aisément. Au sens moral, docile, souple, obéissant, se soumettant à toutes les adaptations, à toutes les conditions de travail ou de salaire. Pour le Robert historique de la langue française, le terme correspond aux dogmes du libéralisme économique. Pour bien le comprendre dans ce sens, il ne faut pas le prendre dans son acception positive (ce qui est flexible étant gracieux, pratique, utile), mais dans son acception négative – l’intendant qui se courbe jusqu’à terre devant le satrape, l’esclave devant le maître, l’obséquieux devant le patron. La flexibilité est l’une des conditions de l’employabilité.

Marchés : autre nom de Dieu. Il ne faut pas perdre leur confiance en commettant des péchés, le premier étant de les nier. Ils sont la seule forme d’existence, contrairement à la démocratie, qui n’est qu’épiphénomène. Autre nom des marchés : les investisseurs. Lieu de culte : la Bourse. Dans le capitalisme libéral ou non, c’est aux individus de s’adapter aux marchés et non l’inverse. En néolibéralisme, l’être humain ayant du retard sur l’évolution commet des fautes qui dérèglent les marchés et rendent la main invisible d’Adam Smith inopérante. À moins qu’on l’éduque. C’est tout le travail de nos cabinets d’experts qui ont réussi à nous faire accepter l’auto-attestation de sortie d’une heure alors même que sans en nous rendre compte, nous auto-attestions notre consentement à 23 heures d’enfermement.

Modernité : dernier avatar d’un concept connu également par les verbes et expressions restructurer, rationaliser, dégraisser, présenter un plan social ou un plan de sauvegarde de l’emploi et qui ne signifient rien d’autre que licencier, jeter les gens à la rue, tailler dans les effectifs. Mais on n’est plus aussi grossier : on est moderne.

Mondialisation : processus par lequel un maximum de richesse est concentré en un minimum de mains, au détriment d’un maximum de gens. Mondialiser, c’est agrandir le gâteau plutôt que partager les richesses : à l’issue de la mondialisation le riche a droit à deux louches de caviar au lieu d’une, le pauvre à deux épluchures de pomme de terre plutôt qu’à une de carotte. En néolibéralisme, la mondialisation est centrale, car elle met tous les pays, qu’ils soient extrêmement pauvres ou extrêmement riches ou des entreprises petites ou très grandes en compétition les uns avec les autres avec les conséquences qu’on peut deviner. Et pourtant, la mondialisation est partout (ou presque). Pourquoi ? Tout simplement parce que lorsqu’un pays est exsangue, il fait appel aux institutions issues des accords de Bretton Woods. Celles-ci s’appellent le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et constituent les courroies de transmission des politiques néolibérales. Celles-ci vont l’aider en contrepartie de la mise en place d’un certain nombre de mesures : la libéralisation de son économie ; la réduction des dépenses de l’État qui doit se traduire par la fermeture de services publics ; la privatisation d’un certain nombre d’entreprises publiques ; la dévaluation de la monnaie qui rend immédiatement tous les produits d’importation beaucoup plus chers en face de salaires qui perdent leur valeur ; la réorientation de l’économie nationale vers les exportations : mesure par laquelle, inéluctablement, le pays pauvre augmente sa dette de manière faramineuse ; la vérité des prix qui interdit toute subvention aux produits de première nécessité, au logement ou à la santé par exemple ; la libéralisation des investissements et la vérité des salaires qui consiste à délocaliser dans le pays des entreprises issus des pays riches et de faire glisser les salaires vers le bas et licencier les détenteurs de hauts salaires.


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