Démocratie : les citoyens et les experts suffisent !

par Céline Ertalif
mercredi 1er avril 2015

Y a-t-il contradiction entre la démocratie et les experts ? Pas du tout, bien au contraire. Mais alors pourquoi voudrait-on nous le faire croire ? Pour une raison qu'on ne veut peut-être pas imaginer : les élus sont l'erreur de la démocratie…

Cet article est inspiré d'un autre, celui d'André Burguière à propos du livre de Paulin Ismard. En précisant sur la fiche de présentation que «  la démocratie [s'est construite] contre la figure de l'expert gouvernant », le sens du titre choisi par les éditions du Seuil s'écarte sensiblement du titre «  la démocratie contre les experts ». Il a suffi de faire disparaître la triangulation avec les élus, et on comprend mieux que l'ouvrage ait reçu le prix du livre d'histoire du Sénat ! Le titre du livre donne l'impression que l'éditeur a des préoccupations commerciales qui obscurcissent d'emblée nettement le sujet. Enfin, je ne sais pas encore ce qu'il faut attribuer à l'éditeur, à l'auteur du livre et aux Grecs... Mais en ce qui concerne les rapports contemporains entre les citoyens, les gouvernants et les experts, j'ai trois choses à dire : premièrement, l'expertise est indispensable à la démocratie ; deuxièmement en démocratie les experts ne doivent pas être les gouvernants ; troisièmement quand des élus se prennent pour des experts du gouvernement de l'administration publique on augmente les chances d'ouvrir la porte au loup.

« La fusion du pouvoir d’administrer et du pouvoir de décision, qu’ils redoutaient plus que tout, dépossède les citoyens de leur souveraineté au profit d’un groupe étroit d’experts » écrit André Burguière. Oui les Athèniens pensaient que la politique grandissait sans accumulation de pouvoirs, et même en combattant tout risque d'accumulation de ce genre. La fusion des experts et des décideurs conduit en effet à une confusion des pouvoirs qui exclut la souveraineté citoyenne. Cependant présenter le pouvoir d'administration comme le groupe d'experts qui spolie la souveraineté populaire est une facilité difficilement acceptable. En tous cas, dans ce qui nous tient lieu de démocratie contemporaine, c'est la légitimité élective qui tient le haut du pavé, bien plus que la légitimité professionnelle. Même si ce sont les mêmes individus, et de plus en plus, cela n'est pas sans importance. La contention de l'accès de la haute administration est certainement une bonne chose, mais cela ne constitue qu'une partie du problème, la plus visible, l'expertise déborde aujourd'hui largement l'administration et est largement dans le lobbying.

Pas d'accès aux enjeux sans experts

Les élus adorent montrer qu'ils sont les supérieurs hiérarchiques des fonctionnaires. C'est d'ailleurs pour cela que l'élite des administrateurs veut passer dans la case des élus. Les élus sont les maîtres de l'exécutif, avoir des esclaves diplômés, quel rêve… (le livre de P Ismard est sous-titré les "les esclaves publics en Grèce ancienne"). Il y a bien un problème, manager des administrations publiques n'est pas à la portée de n'importe quel citoyen, cela demande des compétences sanctionnées par diplôme, donc les élus ne devraient pas avoir cette supériorité hiérarchique. Pourquoi un élu aurait-il accès à une quelconque fonction qui ne soit pas accessible à n'importe quel citoyen ? Au lieu de trouver une réelle solution à ce problème, on a choisi de chercher les élus parmi les administrateurs diplômés, de l'ENA, de HEC, voire des deux… Quand Sarkosy a l'air de croire en petit comité, mais devant les journalistes, qu'il est le seul à avoir le niveau pour être Président de la République, même si ce n'est pas lui qui possède les deux diplômes évoqués, il faut bien entendre qu'il ne croit pas à la démocratie.

Les citoyens ne peuvent pas être experts, et même les experts ne peuvent pas être experts de tout. Cependant, le principe démocratique consiste à admettre l'universalité de la subjectivité, la stricte égalité de la subjectivité individuelle, autrement dit encore, un être humain égale une voix, c'est ce qui rend inacceptable de laisser la décision aux experts.

La séparation de l'expertise et de la décision est depuis toujours au cœur de la problématique démocratique. P Mendès-France disait que « gouverner, c'est choisir ». Mon expérience de modeste administratrice (DGS de communes moins de 10 000 habitants) m'a montrée que les élus n'aiment pas ça, c'est très inconfortable la décision. Ils sont dépendants de la qualité des informations que l'administration leur donne, ils sont responsables d'aller éventuellement chercher d'autres informations ailleurs, et après avoir fait l'effort de comprendre les enjeux, ils restent seuls face à la décision avec leur subjectivité mêlée aux incertitudes. Un élu sans expert n'a pas accès aux enjeux, il n'a rien à décider. C'est souvent à la façon d'éviter de s'entourer de compétences que l'on reconnaît la fuite ses responsabilités... enfin c'est visible depuis la fenêtre du DGS qui a souvent vu cette réalité toute nue. Décider, c'est choisir et choisir c'est renoncer à des opportunités : la réalité du pouvoir est une charge, il est préférable de la partager tant que c'est possible, elle éloigne du désir et elle est à cent lieues des honneurs et du prestige.

Lorsqu'un administrateur a une solution unique, objective, suffisante, il n'a pas besoin du décideur. Si c'est There is no alternative (TINA), c'est aussi Politics doesn't matter, les politiques ne servent à rien. On ne peut pas ignorer la nécessité de contrôler l'administration, mais il faut prévoir des moyens de contrôle, une extériorité et des rotations des principaux administrateurs. La solution du podestat est bonne, sûrement meilleure en tous cas que celle du statut de la fonction publique actuel. Les représentants des citoyens doivent se séparer des administrateurs s'ils ne leur font pas confiance, mais éviter de les juger autant que faire se peut.

Toujours intermédiaires de l'administration,
mais davantage avec les lobbies qu'avec les citoyens

 Le représentant du citoyen n'a pas à avoir de compétence politique autre que celle du citoyen ordinaire (1). Il faut cependant qu'il passe de l'opinion à la décision (2). L'opinion est manipulable facilement, la subjectivité profonde est plus difficile à atteindre et c'est elle qui peut garantir la souveraineté populaire si on lui donne les conditions de s'engager volontairement, de manière protégée dans un espace de délibération. Cela signifie une protection des partis, des lobbies, et de l'agitation populaire. Bien entendu, la parcellisation des mandats de représentation sur des délais courts est la première des protections. Ensuite, pour passer de l'opinion à la décision dont les impacts réels dépassent largement les individus appelés à prendre la responsabilité d'arbitrer doivent pouvoir entendre l'exposé des professionnels, avoir des échanges avec les experts, mûrir leur raisonnement, poser librement leurs questions les plus gênantes. Il faut encore que les experts puissent aussi exprimer les limites de leur savoir et de leurs doutes. L'expertise peut provenir de toutes sortes de techniciens, de représentants associatifs issus de citoyens amateurs, des entreprises bien sûr, et on aimerait même qu'il y en ait dans les partis politiques, mais l'espace de délibération a besoin de sérénité, de discrétion, parfois de secret. La conviction est intime, c'est comme une négociation.

Il faut revenir sur la proposition des jurys citoyens, approfondir les débats autour du tirage au sort, refonder notre conception non pas de la République mais de la démocratie.

Je peux témoigner pour avoir fait de la formation (de finances locales) auprès de milliers d'élus municipaux que les élus arrivent en formation d'abord avec un problème de confiance vis-à-vis de leur administration : est-ce que mon service financier est bon ? Est-ce que le DGS ne me raconte pas de bobards ? Où trouver la limite entre mon rôle d'élu et celui de l'administration ? J'ai découvert récemment un institut supérieur des élus qui n'hésite pas à proposer un ensemble de formations intitulé « élu manager ». En pratique, la dérive des élus commencent dans une absence de règles internes qui les détournent de leur rôle de représentants de la population et ils développent alors leur fonction dans tous les vides que l'administration leur laisse, ce qui est bien plus sécurisant que de mobiliser les gens sur de réels projets parsemés d'embûches. La centralisation accentue le phénomène parce que la souveraineté se définit par elle-même et non par un code de droit institué par une instance supérieure.

Faute de gouverner leur territoire et leur peuple, les élus font les patrons dans leurs administrations. Le résultat global et concret d'aujourd'hui, c'est que les administrations sont mal dirigées parce que les élus restent attachés à une chaîne hiérarchique et archaïque dont ils sont eux-mêmes le sommet pyramidal. En raison d'une légitimité élective censée être supérieure à la légitimité professionnelle, et détournée des missions politiques. Ces élus continuent le système notabiliaire (3), ils deviennent le relais stratégique des lobbies et les administrations se limitent à exécuter. L'élu paraît toujours un peu fantoche, ce qui évolue c'est que les prescriptions viennent désormais davantage des lobbies que de la bureaucratie puisque l'élu est vraiment devenu le patron… Autrefois, le pouvoir des élus provenait du monopole de leur accès au citoyen ; aujourd'hui leur pouvoir est alimenté par le contact entretenu par les lobbies très prioritairement avec les élus. Les lobbies préfèrent les élus à l'administration, comme les citoyens préfèrent le député à l'assistante sociale. Le problème des élus, ce n'est même pas qu'ils deviennent patrons ou autre chose, c'est qu'ils finissent par ne plus représenter du tout les citoyens.

 

 

(1) Il serait bon que le citoyen ordinaire ait un peu de compétence politique néanmoins. Je renvoie sur ce sujet vers Franck Lepage, spécialiste du sujet. Voir ses conférences gesticulées.

(2) Sur ce point, voir l'excellent débat de 45 minutes avec E Chouard, Y Sintomer et J Testard.

(3) Pierre Grémion, le pouvoir périphérique, éditions du Seuil, 1976 ! Grémion décrit le système notabiliaire où le notable fonctionne en tandem avec l'opacité bureaucratique, le notable est celui qui permet au citoyen d'accéder à l'administration parisienne et babelienne.


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