Démocraties en trompe-l’œil

par Octave Lebel
vendredi 22 mai 2020

Je crois que nous sommes beaucoup à souhaiter que le terme de citoyens retrouve du contenu et de la consistance.

Certains ont cru qu’il était temps que notre pays fasse l’objet pour son bien cela va sans dire d’un choc et n’ont pas hésité à le bousculer sûrs qu’ils étaient d’en être la providence .

Confondant la médiocrité, l’usure et l’obsolescence d’une partie de la classe politique avec les citoyens qu’elle était censée représenter, ils souhaitaient la faire oublier afin de s’y substituer. Faisant mine d’ignorer que l’encadrement de leur troupe provenait de cette école et qu’ils usaient largement des plus grossières ficelles récupérées dans cette besace. Puisant aussi avec gourmandise dans la boîte à malices, des séminaires de communication à géométrie variable, dite aussi attrape-tout entre initiés. On avait même aperçu une "secrétaire d’état" d’un nouveau genre qui, en vue d’instruire le peuple, s’était acoquinée avec un producteur-animateur qui avait beaucoup fait progresser la vulgarité et la démagogie à la télévision. Ayant obtenu une certaine audience, elle pensa que sa politique était bonne. Ces gens racontaient aussi avec beaucoup de sérieux qu’issus de la société civile, ils allaient revivifier le pays sans plus tarder.

Ces conquérants d’un nouveau monde ont connu un apprentissage accéléré de ce qu’est un peuple conscient de lui-même qui ne s’en laisse pas conter et sort dans la rue quand on le prend pour un pigeon, cherche à comprendre les formules miraculeuses des énièmes promesses de jours meilleurs, se prend directement en main ou s’implique dans l’action syndicale pour discuter pied à pied des contenus du médicament prescrit faute de se reconnaître coupable d’être malade et de pouvoir faire confiance dans une assemblée parlementaire, à qui manque cruellement l’onction de presque 2/3 du corps électoral.

La providence, la vraie cette fois, la part d’impondérable de nos vies nous infligea alors à tous une pandémie qui cruellement frappa les plus faibles et les plus exposés et révéla tristement l’amateurisme et l’incompétence de ceux qui s’étaient emparés avec jubilation des commandes. Et par contraste la solidité et le sang-froid de nos concitoyens dans leur vie personnelle et professionnelle.

 Un peu essoufflés quand même, nos aventuriers tentent maintenant de faire oublier l’impensable chez nous si on observe nos voisins, l’Allemagne, le Luxembourg, le Portugal, l’Autriche, le Danemark, la Suisse. Les Etats-Unis de D Trump comptent au 15 mai 270 décès par millions d’habitants et nous 406. Ils jettent désormais des regards en biais vers leurs prédécesseurs dont ils avaient pourtant soutenu en s’en inspirant et l’amplifiant la logique des politiques menées, abondamment et complaisamment expliquée par les médias officiels et officieux du grand consensus. Les politiciens de la droite classique font comme si nous avions oublié qu’avant leur spectaculaire sortie de route ils s’enthousiasmaient pour deux champions qui faisaient un concours à qui supprimera le plus de fonctionnaires et de service publics démodés. Ils prévoyaient de faire payer la dette à ceux qui n’en étaient pas responsables parce qu’ils étaient les plus nombreux, réputés crédules et devenus moins résistants selon les fines analyses de leurs conseillers. Il faut reconnaître que sur ces sujets, l’ambition de nos derniers promus est plus modeste et prudente quoique bien présente. La mémoire des médias manque d'alimentation et clignote elle aussi en ce moment sur tous ces sujets.

On peut comprendre alors que nos concitoyens en ont assez de se voir petit à petit déposséder de leur pays, de leurs valeurs, de leur histoire, de leur vie sociale, de leur attachement à leurs territoires, d’une certaine maîtrise de leur vie quand tout semble se décider ailleurs et par d’autres. Ils sentent que le sentiment d’être un citoyen relié à d’autres citoyens pour un avenir commun et solidaire risque de se diluer s’ils ne réagissent pas. Ils ont entendu des discours qui disaient qu’ils sont inaptes à comprendre ce qui est bon pour eux et leur pays. Et qu’heureusement de nouveaux sauveurs étaient arrivés.

Je suis culturellement de gauche et je pense qu’il n’y a pas une supériorité morale à être de gauche ou de droite. D’autres encore préfèrent vivre en retrait ou en marge et cela se respecte. La morale s’apprécie aux actes et leurs conséquences et à la part de liberté et de responsabilité que nous y avons. D’ou l’intérêt de reconnaître ses erreurs et d’en tirer enseignements.

 Je pense avec beaucoup d’autres que le système actuel a franchi largement son point de toxicité sociale et écologique et que de nouveau le pouvoir politique devra piloter et contrôler le cadre de l’économie. En permettant à la créativité et la souplesse de l’initiative privée selon des formules variées là où elle est la plus efficace la satisfaction au mieux d’une partie de nos besoins et aspirations. Et non plus cette fuite sans fin vers une marchandisation généralisée de toutes les activités et ressources pilotée par la maximalisation de profits privés qui vampirisent notre cadre social et écologique ainsi que les relations humaines de nos sociétés. Plus concrètement, il est urgent de mettre fin à ce système de détournements de richesses, bonifiés par une optimisation ou une fraude fiscale non occasionnelle mais systémique à la hauteur de budgets d’états qui aboutit à la concentration du pouvoir économique et de fait politique dans les mains d’une minorité incontrôlée démocratiquement. Système qui prétend plier à sa loi toute la créativité humaine autant qu’il peut. Avec une grande surprise, la redistribution des richesses aboutit à une concentration de celles-ci qui va grandissant au détriment du plus grand nombre. Le sentiment d’appartenir avec profit et dans le respect à une collectivité nationale ou élargie se perd tout en étant accompagné de regrets, d’amertume et de colère d’un côté et d’un sentiment de supériorité non dissimulé de l’autre. C’est la voie ouverte pour des aventures redoutables.

 

L’ambition est grande mais nous sommes dos au mur et certains ne verraient pas d’inconvénients à ce que nous rentrions maintenant dans le mur sous leur gouvernance protectrice bien sûr. Thomas Piketty, directeur des études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et professeur à l’Ecole d’économie de Paris dans son livre Capital et idéologie paru en 2019 rappelle le primat de l’économie politique sur les sciences économiques trop souvent confisquées par des experts qui imposent leurs solutions présentées comme dénuées d’alternatives. « Ce livre a dans le fond un unique objet : contribuer à la réappropriation citoyenne du savoir économique et historique. Que le lecteur se sente en désaccord avec certaines de mes conclusions n’a au fond guère d’importance car il s’agit d’ouvrir le débat, jamais de le trancher ». Cet ouvrage allie simplicité et rigueur. Il offre une véritable cure de jouvence intellectuelle et peut se consulter grâce à une table des matières très détaillée comme un dictionnaire de thématiques qui peuvent se lire dans l’ordre des intérêts de chacun. Une thématique pour les plus pressés ou une mise en appétit nous parle directement de la situation actuelle " Eléments pour un socialisme participatif au XXI siècle".

Je pense qu’aucun mouvement ni parti ne peut prétendre à prendre le leadership politique ni à se croire la mouche du coche pour demain sauf à vouloir revivre de manière accélérée le périple du parti socialiste et du parti communiste, de leurs errements et/ou renoncements. Le même constat est d’ailleurs valable pour les partis de droite. Cela n’enlève rien aux mérites de ceux qui ont beaucoup donné et ils le savent. A chacun son panthéon ici. Ce type de reconnaissance n’est d’ailleurs pas leur moteur principal.

Nous avons besoin sans plus perdre de temps d’une reconstruction progressive d’une citoyenneté qui se fonde sur une implication plus forte de nos concitoyens mieux informés (correctement et honnêtement) et plus en capacité de se faire entendre et respectés.

Cela s’organise, se construit, se conforte et se protège institutionnellement. Nous ne partons pas de rien loin de là au regard de la pratique de certains élus et des multiples expériences de nos concitoyens dans tous les secteurs de la société.

Des objectifs précis et hiérarchisés concernant le fonctionnement de notre pays et de notre démocratie doivent être définis et leur opérationnalisation discutée et faire l’objet d’une première élaboration afin de fonder le socle d’un rassemblement dans la clarté et la convergence. C’est le chemin qui peut conduire au développement d’un projet social et politique qui fera du citoyen et du débat citoyen le cœur de nos institutions de gouvernance. En nous permettant d’êtres des acteurs et des arbitres de l’évolution de nos sociétés. Reconnaissons que nous avons de sérieux problèmes urgents à régler.

 Il me semble que c’est aussi un moyen de combattre la surenchère ou l’imposture idéologique, les promesses de circonstances, les combats de positions et d’égos, les embarquements sans carte ni boussole, les aventures personnelles, les manipulations de l’information, toute cette kermesse et sa tambouille qui fait si bien le jeu des médias, des communicants de tous poils, des écuries politiques qui ont bien mérité depuis quelques dizaines d’année un césar de la meilleure mystification. De combattre aussi la réduction de nos rendez-vous électoraux en parties de chasse à l’électeur. La démocratie et le pays sortent perdants de ces mascarades. Cela est de nature également en mettant chacun devant ses responsabilités à se prémunir de divisions stériles et d’impasses bien réelles. A permettre de se protéger contre une nouvelle supercherie sans avenir qui nous fera encore perdre du temps.

Ce ne sera pas simple mais pas plus compliqué que ce que nous avons vécu et subi jusqu’ ici sans réelle perspective que la défensive, la résignation et la soumission. Avec au moins un début d’espoir de reprendre le contrôle de notre avenir. Je crois que nous sommes beaucoup à souhaiter que le terme de citoyens retrouve du contenu et de la substance. Que cela ne peut se faire sans nous ni en dehors de nous. Que d’autres n’imaginent même pas pour le moment que cela soit possible et que d’autres encore sont résolus à ce que cela ne se réalise jamais.

Pour finir, un dernier point qui n’est pas léger mais incontournable.

A chaque fois, les hommes de pouvoir ont utilisé à leur profit aux moments considérés comme cruciaux la puissance des sciences et des technologies pour la conservation de leurs pouvoirs dont ils étaient les seuls garants de la nature réelle. Ils ont trouvé chaque fois aussi d’autres hommes pour les servir. Il existe maintenant des outils de communication et de connaissances extraordinaires pour nos vies personnelles et collectives. Chacun sait qu’ils peuvent être utilisés aussi pour un contrôle des sociétés déjà entamé non sans bénéfices réels. Ils relèvent d’une puissance encore jamais vue dont les limites et les contours nous sont inconnus. Chacun a bien vu aussi que le respect des données personnelles et de la vie privée, des libertés individuelles, le contrôle démocratique du pilotage et du développement de ces technologies et leurs usages est en fait une reconquête après-coup (grâce aux actions citoyennes) sur des dérives non démocratiques dans un jeu de cache-cache et d’influence dont l’issue heureuse n’est pas garantie.

Peut-être que pleinement conscients et informés de la nature et de la manière dont l’intérêt commun nous relie en préservant nos intérêts personnels et notre autonomie parce que participants à sa définition et son fonctionnement, nous serions des citoyens plus conscients et plus outillés et mieux en mesure de nous faire respecter et de contenir ces forces dont les aspirations totalitaires douces ou dures selon besoin pointent à l’horizon.


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