Derrière le silence des drones, entendons les bruits de bottes

par Gustave
mardi 9 mai 2017

Voici pas plus de trois ou quatre ans, évoquer l'hypothèse de la guerre, de la guerre en Europe s'entend, de la guerre concernant les pays « développés » et menaçant l'occident, semblait relever d'une paranoïa avancée. Et ceux qui s'y risquaient paraissaient de doux illuminés se battant contre des moulins à vent.

Le changement est donc stupéfiant et terrifiant qui en l'espace d'un quinquennat a ramené au premier plan cette frayeur d'un autre temps que la construction européenne, avait parait-il définitivement rayée du paysage. Regard sur les ingrédients de ce changement d'époque.

Subrepticement, la guerre étrangère s'est approchée, passant du lointain Irak à la Libye toute proche, aux marches de l'Europe orientale. En Afrique, les chefs de guerre ne portent plus l'uniforme US, mais bien celui de l'armée française, tandis que des intellectuels se croient obligés de s'y montrer aux côtés de dirigeants politiques. Les prétentions post-coloniales et affairistes de la France exigent probablement ces engagements.

Ressuscitant des oppositions oubliées depuis la « guerre froide », la diplomatie française désormais affiliée à l'impérialisme US réactive l'OTAN et avive ainsi une ligne d'affrontements potentiels à l'est de l'Europei. Le futur apaisé que nous avaient promis les pourfendeurs de l'Union Soviétique s'éloigne, et révèle ainsi que le communisme, au fond, n'était peut-être pas la seule raison de la guerre froide qui parfois frôla la guerre brûlante.

 

Analyste d'expérience, Mikhaïl Gorbatchev se montre particulièrement inquiet face au regain des tensions géopolitiques et à la reprise, aux quatre coins du globe, de la course à l’armement. Selon le dernier dirigeant de la défunte Union soviétique, le monde se prépare de nouveau à la guerre. Vu sa carrière politique, son pessimisme n’est pas à prendre à la légère….

« Il semble que le monde se prépare à la guerre », déclare l’ex-leader soviétiqueii. Selon Gorbatchev, la course à l’armement représente la menace la plus sérieuse pour l’humanité. Mais l’ex-Premier secrétaire s’inquiète également de la dégradation des relations diplomatiques entre les grandes puissances et appelle à renouer les liens. Comme il le rappelle, « aucun des problèmes auxquels nous avons à faire face ne saurait être résolu par la guerre » : la pauvreté, l’environnement, les migrations, l’accroissement de la population et l’épuisement des ressources. Et ce message, Gorbatchev l’adresse non seulement à Vladimir Poutine et à Donald Trump, mais aussi au Conseil de sécurité de l’ONU. « Le moment est venu d’agir ! »

Puis avec l'irruption du terrorisme en Europe, et singulièrement en France, les faits de guerre deviennent palpables dans nos vies ; on découvre que le Moyen Orient et l'Afrique ne sont pas les seuls lieux où la guerre peut tuer.

Des États-Unis, dangereux parce qu'affaiblis et inquiets, aux pays dangereux parce que faibles, menacés et désignés comme ennemis, tous sont surarmés à l'initiative des lobbies du domaine et parfois par nos soins ; les dangers ne sont plus théoriques. En Corée également, la tension est préoccupante depuis l'accession de D. Trump à la présidence USiii en réponse aux provocations de Pyongyang.

L'éloignement et la nature technologique des conflits, le silence apparent des drones et des Tomahawk peuvent tromper notre attention. Pourtant, en de nombreux points du globe, on devine qu'un enchaînement mal maîtrisé peut conduire au désastre non virtuel.

Or le grand danger vient de ce que les pouvoirs, lorsqu'ils se sont convaincus de l'intérêt que la guerre présente pour eux (pour cause de surproduction, de crise économique, de difficultés de politique intérieure...) savent trouver les mots, savent faire entonner des chants, trouvent les mises en scène, les arguments, les prétextes. Savent, quand besoin est, les créer, cela s'est vu. Ils savent cacher les risques, les conséquences, les malheurs. Et faire oublier que dans une guerre, même si on la mène au loin, même si on la prétend « chirurgicale », il y a des victimes des deux côtés. Ils sont experts dans l'art de faire croire que c'est l'autre qui a commencé et qu'il sera seul puni.

« On les aura ». En 14-18, c'est connu, « on » devait être à Berlin avant Noël, avec si peu de morts. En 39-45, en Allemagne, « on » devait conquérir l'Europe, et jamais la fortune de guerre ne se retournerait, jamais un avion ennemi ne survolerait le Reich. Aux États-Unis même, il fallut des trésors de communication pour convaincre le peuple d'aller participer aux massacres européens puis asiatiques. Puis il y eut les Malouines, l’Afghanistan, l'Irak, et à chaque fois le scénario se reproduisit : celui de la manipulation, des demi-vérités voire du mensonge, celui que la commission Chilcot vient de rendre public et officiel au Royaume Uni.

Il importe maintenant de ne pas perdre de vue que cette « marche à la guerre », dont aujourd'hui éditorialistes et « géopoliticiens » nous entretiennent gravement, n'est pas uniquement, voire pas du tout une fatalité extérieure contre laquelle nous ne pouvons rien faire d'autre que de relancer les « opérations extérieures » et leurs « appuis au sol », la course aux armements et aux « technologies du futur »iv.

On retrouve en effet dans ce changement brutal de contexte tous les ingrédients classiques et immémoriaux de toutes les guerres, et aujourd'hui surtout de celles que l'appétit de conquêtes du capitalisme occidental a rendues nécessaires, généralisées, dévastatrices, cyniques et mécanisées.

On y retrouve en effet le poids des conditions économiques, avec l'une de ces fameuses « crises » dont on sait que le capitalisme sort bien souvent par la guerre, trouvant soudain par milliards les deniers qu'en temps de paix il prétendait épuisés ; et la « Dette » soudain est oubliée. On y retrouve la lutte impérialiste pour les matières premières, pour les marchés, pour les zones d'influence, exacerbée par la « concurrence », mère de tous les progrès et de toutes les productivités...

Le lien entre cette concurrence sauvage et la « vraie guerre » est parfaitement décrit par M. J. Attali, lorsqu'en 2013 il nous fait part de son rêvev : « que nos gouvernants confrontés à la crise économique forment un véritable état-major agissant sans sourciller autour d’un président déterminé. » Puisqu’après tout, selon lui :« ceux qui savent gagner les guerres de mouvement les plus difficiles s’enlisent dans des conflits économiques et sociaux sans fin… Il faudrait donc apprendre à combattre la crise avec le même acharnement, la même absence de souci de popularité, le même décorum, la même mise en scène, le même vocabulaire que contre un ennemi de l’extérieur. »

Voilà. Tout est dit, les masques tombent, les politiques n'ont plus qu'à leur emprunter les uniformes et les armes et le tour est joué.

 

On y retrouve bien sûr le poids des lobbies « militaro-industriels » contre lesquels déjà D. Eisenhower lui-même mettait en garde en quittant la maison blanchevi.

Selon un nouveau rapport rendu par le cabinet d’audit Deloitte, « la résurgence des menaces à la sécurité mondiale » promet un « rebond lucratif des dépenses en matière de défense  ».

Le rapport informe les investisseurs que l’on prévoit « un tournant positif » en ce qui concerne la « croissance des revenus » à cause du terrorisme et de la guerre au Moyen-Orient, et des tensions en Europe de l’Est et dans le sud de la mer de Chinevii. Selon ce rapport, des programmes de défense vont probablement débuter bientôt, représentant des milliards de dollars, et principalement le programme du département de la Défense américain.

On y retrouve l'espoir d'un « union nationale » faisant taire les oppositions, et cette redoutable et mortifère mécanique qui paralyse les voix discordantes, vite taxées de trahison et de faiblesseviii.

Mais surtout, on y retrouve ce mécanisme pervers : toute guerre nécessite l'accord (à minima) des populations. Et c'est à cela que s'attellent aujourd'hui nos gouvernantsix. S'emparant des actes de terrorisme, y associant volontiers sans preuve tout acte de déséquilibré, ils allient un vocabulaire martial à des opérations du type sentinelle dont la plupart des spécialistes reconnaissent qu'elles relèvent de la posture. Mais qui nous accoutument lentement à l'atmosphère pré-belliqueuse.

Après l'abominable série de crimes terroristes que l'on sait, la classe politique tétanisée sombre dans le déshonneur en tentant d'instrumentaliser ces événement. Et voici que dans la surenchère qui en découle, une partie de cette caste nous appelle maintenant à préparer la guerre civile en armant des milices dans nos rues. On en a vu l'efficacité à Beyrouth autrefois, en Syrie aujourd'hui... Voici même qu'on entend des voix appeler à « la guerre totale »x, évoquant un pathétique épisode de l'histoire du XX° siècle, prélude à une défaite totale.

Ils sont aidés en cela d'une presse qui fait preuve du même alignement et du même aveuglement que Fox News naguère ; ils trouvent alors tous les mots et élaborent toutes les rhétoriques pour mieux nous enrôlerxi.

 

Hélas, seule une petite fraction des hommes politiques, des populations, des intellectuels même, sait résister à ces sirènes. Seuls quelques dirigeants ont la lucidité ou le courage de ne pas hurler avec les fauteurs de guerre, au risque de passer pour des anti patriotes ou des défaitistes.

Le 11 novembre 2013, Jean-Luc Mélenchon prononçait un discours sur la guerre et la paix à Barbaste (Lot-et-Garonne). Il a évoqué les mutins de la Première Guerre Mondiale et a appelé à leur réhabilitation pleine et entière. Concernant les causes de la guerre, il a fait siens les mots de Jean Jaurès et critiqué le capitalisme qui « porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ». Des mots qui résonnent avec les tensions que contient notre époque.

 

C'est donc en dernier ressort les peuples eux mêmes qui sont l'ultime rempart contre ce qui est toujours présenté comme LA solution et qui est TOUJOURS le début d'une catastrophe. S'ils se laissent entraîner, plus rien n'arrête la marche à la guerre.

Et Jaurès ajoutait : « C'est à l'intelligence du peuple, c'est à sa pensée que nous devons faire aujourd'hui appel si nous voulons qu'il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des choses, pour écarter la race humaine de l'horreur de la guerre. »

 

Il est aujourd'hui indispensable de redire après Jaurès que la guerre n'est que le prolongement mortel de l'exploitation des hommes par les accapareurs, un prolongement où ce n'est plus leur sueur qu'on vole aux peuples mais leur sang, tandis que s'enrichissent les possédants.

 

Or nous en sommes là. Pour des raisons dont tout le monde sait qu'elles ne sont pas pures, mais qui portent les jolis noms de droits de l'homme, de liberté, de sécurité, de lutte contre la barbarie, nos gouvernants nous entraînent aujourd'hui dans cet engrenage, se saisissent des terribles événements qui à la fois renforcent cette logique et qui en découlent pour partie. Afrique, Moyen-Orient, Ukraine, Corée, Chine même, les « ennemis » sont partout, qu'il faudrait aller étouffer dans l’œuf.

Et l'on voit ressurgir drapeaux, hymnes guerriers, prestige de l'armée, apologie des armes, des avions de guerre, des technologies mortifères qui assureront l'anéantissement de l'ennemi sans risque aucun pour nous. Pourtant qui peut encore croire, plus qu'en Afghanistan, qu'en Irak, en Libye ou autrefois sur le sol européen, que la guerre apportera une solution ?

Mais aujourd'hui, et semble-t-il de manière croissante, les porte-paroles, les dirigeants politiques, les télévisions, la presse, sans mémoire, inconscients ou sans vergogne jouent ce jeu périlleux et nous mènent vers le gouffre. Plus tard, trop tard, l'archiduc d’Autriche et Sarajevo l'ont montré, plus personne ne contrôle rien, et la logique de la guerre s'auto-alimente.

Alors si les peuples se laissent entraîner, cette logique ne rencontre plus d'obstacle.

Il y a de quoi, aujourd'hui, être très inquiets, il y a de quoi se souvenir des marches vers la guerre, l'aveuglement n'est pas d'un autre temps. Il y a de quoi s'y opposer de toutes nos forces.

 

G. Collet

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i Un rapport publié récemment par l’European Leadership Network (ELN), un groupe de réflexion composé d’anciens hauts responsables de gouvernements européens et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, a conclu que les exercices militaires menés cette année par l’OTAN et la Russie rendent plus probable l’éclatement d’une guerre entre les deux camps. ... » Voir : https://www.legrandsoir.info/vers-une-guerre-totale-selon-les-theories-de-carl-philipp-gottlieb-von-clausewitz.html

ii Voir : http://time.com/4645442/gorbachev-putin-trump/?xid=time_socialflow_facebook

iii Voir : http://newscdn.newsrep.net/h5/nrshare.html?r=3&lan=fr_FR&pid=14&id=hSc4e8799kb_fr&app_lan=&mcc=208&declared_lan=fr_FR&pubaccount=ocms_0&referrer=200620&showall=1&mcc=208

iv Voir : http://www.clubic.com/mag/diaporama/photo-8-technologies-futuristes-possede-armee-80608/

v Editorial de L'Express, 18 décembre 2013.

vi « Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu'elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d'une désastreuse ascension d'un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_fin_de_mandat_de_Dwight_D._Eisenhower)

vii Voir : https://www2.deloitte.com/content/dam/Deloitte/global/Documents/Manufacturing/gx-manufacturing-2016-global-ad-sector-outlook.pdf

viii Dans tous les types de gouvernement, rien ne provoque un ralliement derrière le leader de manière plus rapide, irréfléchie ou efficace qu’une guerre. Donald Trump peut constater à quel point c’est vrai, alors que les mêmes dirigeants de l’establishment et des médias US - qui ont passé des mois à le dénoncer comme mentalement instable, un autoritaire inepte et une menace sans précédent pour la démocratie – sont maintenant en train de l’applaudir après qu'il a largué des bombes sur des cibles du gouvernement syrien. (Glenn Greenwald, Le Grand Soir)

ix Il l’a dit neuf fois en moins de dix minutes. Manuel Valls n’avait samedi soir qu’un mot à la bouche – « guerre » – pour qualifier les attentats de Paris. Libération, 14/11/2005.

x Voir l'interview de Manuel Valls : http://www.dailymotion.com/video/x3o2cow

xi En 2003, j’ai filmé une interview à Washington avec Charles Lewis, célèbre journaliste d’investigation US. Nous avons discuté de l’invasion de l’Irak, survenue quelques mois auparavant. Je lui ai demandé : « Et si les médias les plus libres du monde avaient sérieusement contesté les affirmations de George Bush et de Donald Rumsfeld, en investiguant, au lieu de se faire les porte-paroles d’une propagande grossière ? »

Il me répondit que si nous autres journalistes avions fait notre devoir, « il y a de grandes chances que nous n’ayons jamais envahi l’Irak. »

John Pilger, https://4emesinge.com/triomphe-de-la-propagande-les-medias-armes-de-guerre-par-john-pilger/


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