
L’acharnement de Charlie Hebdo contre les musulmans à travers leur prophète est une manipulation grossière à laquelle beaucoup sont contents de se laisser prendre. Au nom de la liberté d’expression, et notamment de celle qui fait fureur aujourd’hui, à savoir la liberté d’insulter les symboles sacrés des peuples, c’est-à-dire leur être profond, il s’agit en fait de se défouler du refoulé le plus puant de notre histoire. « Nous ne craignons que la loi de la République », déclarait ce mercredi matin sur Europe 1 le directeur de Charlie Hebdo. Ce n’est pas un hasard si le Prophète est représenté en Brigitte Bardot, notre plus célèbre Marianne, nue, présentant ses fesses. Les pulsions sexuelles malsaines qui président au racisme sont ici compliquées de relents de domination coloniale. En fait ce sont tous les Français de toutes confessions qu’insultent ces dessins, en prenant ainsi la République en otage. Le film auquel il est fait référence s’appelle Le Mépris et comme dans le film c’est à un trouble jeu de trahison, de désir détourné et de mépris, que jouent l’hebdomadaire et ses lecteurs.
Charlie Hebdo dit n'avoir fait que son job en traitant l'actualité. L'actualité c'est la crise. Et comme en temps de crise grave, on cherche des boucs émissaires. Que déclarait encore Charb sur cette même radio, ce même matin ? Que si on commence à dire qu’on ne peut pas dessiner le Prophète, ensuite on dira qu’on ne peut pas dessiner des musulmans, puis des cochons ou des chiens. J’ai pensé en l’entendant au Maus d’Art Spiegelman. Du reste, les caricatures du Prophète par Charlie ne manquent pas d’évoquer celles du Juif dans d’autres journaux satiriques français des années 30. Celle qui fit la couverture d’un précédent numéro semble même directement décalquée de celle d’un juif dans La libre parole de l’époque : même figure allongée à long nez, même sourire fourbe, même barbe, même yeux exorbités. Même registre, même inspiration, même abjection couvrant de sombres fantasmes dans lesquels l’autre est pressenti comme un envahisseur sournois, qu’il faut soumettre, voire éliminer.
Qu’est-ce donc, sinon ce refoulé de pulsions ordurières, qui fait accourir les lecteurs dans les kiosques chaque fois que Charlie s’y livre ? Et pourquoi cela s’arrêterait-il, si tout le monde estime qu’il s’agit simplement d’exercer sa liberté d’expression ? Et ne l’arrêterons-nous pas avant d’en venir à voir de nouveau le monde à feu et à sang ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à attiser la haine, sinon un désir de mort ? Or le désir de mort, dans son ultime expression, c’est le désir de toujours, encore, mettre à mort Dieu – ou si l’on préfère l’Amour, la Vérité, la Vie, et tout ce qui est le plus élevé en l’homme, les valeurs qu’il trouve dans Son Nom.
Ne nous y trompons pas, il est bien question de marchandisation de l’être dans cette affaire de caricatures, et de manipulation de la pensée par une communication coupée de la vérité du réel, des hommes. L’écart entre ce qui est dit et ce qui est réellement devient gouffre, « fosse de Babel » comme disait Kafka. Il est urgent de sortir tout à la fois Dieu, la Pensée, les Civilisations, l’Homme, des langues de bois qui les figent de plus en plus dangereusement, mortellement. Il est urgent d’ouvrir les yeux afin de ne pas retomber dans des bouches d’égout semblables à celles qui marquèrent si indélébilement le siècle passé. Il est urgent d’ouvrir l’esprit, le cœur, la raison. Et de ne pas laisser dire et faire n’importe quoi. Non pas au nom de quelque principe aveugle, mais dans la conscience et le désir éclairés de ce que nous sommes et sommes appelés à être : des êtres pour la vie.