Des missiles russes pour la Turquie : une épine dans le pied de l’OTAN

par Clark Kent
mercredi 13 septembre 2017

La Turquie a annoncé mardi que le pays avait conclu un accord avec la Russie pour lui acheter un système de missiles sol-air. Cette décision éclaire l’évolution des relations de la Turquie avec les États-Unis, mais aussi avec l'Union européenne.

Alors que Washington et Bruxelles s’efforcent de maintenir la Turquie (membre pivot de l'OTAN et candidat de plus en plus tiède à l’entrée dans l’UE) dans leur giron fissuré, cet accord survient à un moment où les relations entre la Russie et les « occidentaux » sont à un niveau particulièrement bas. Depuis 2014, les tensions se focalisent sur les accusations d’« ingérence » de la Russie en Ukraine, d’« annexion » de la Crimée et, plus récemment, de piratage des élections américaines de 2016 et même des présidentielles françaises et des législatives britanniques en 2017.

Ce projet d’achat de missiles à la Russie était connu depuis plusieurs mois, mais l'annonce du Président Erdogan est la première confirmation d’un passage à l’acte : "Des accords ont été signés pour l'achat de S-400 à la Russie, et un acompte a été versé. »

L'OTAN, qui intègre la Turquie depuis 1950, n'interdit pas l’achat de matériels militaires en dehors de l'alliance, mais elle dissuade élégamment ses membres d'acheter des équipements « non compatibles avec ceux utilisés par d'autres membres ». Sous couvert de l’anonymat exigé par l’organisation elle-même, un responsable de l'OTAN à Bruxelles a déclaré qu'aucun membre de l'alliance n'utilisait actuellement le système de missiles russe et qu’il n'avait pas été informé des détails de cet achat par la Turquie : "Ce qui importe pour l'OTAN, c'est que les équipements des alliés puissent fonctionner ensemble. L'interopérabilité des forces armées alliées est essentielle pour l'OTAN dans la conduite de nos opérations".

La Turquie avait déjà prévu d'acheter des missiles en provenance de Chine, mais cet accord a été annulé sous la pression des États-Unis.

Les fabricants d'armes occidentaux ont fait pression pour l'expansion de l'OTAN dans les anciens pays satellites de l’Union Soviétiques après son effondrement. Ils maintiennent cette pression sur les nouveaux et les anciens États membres de l'OTAN pour ne pas s'aventurer à l'extérieur pour l’achat d'armes, ce qui réduirait leur marché.

Mais Erdogan avait prévu l’objection, et il a rejeté les questions d'interopérabilité, de loyauté ou de stratégie géopolitique dans cette affaire, et il a déclaré au journal « Hurriyet » : "Personne n'a le droit de discuter des principes d'indépendance de la république turque ou des décisions indépendantes concernant son industrie de la défense. Nous prenons nous-mêmes les décisions sur notre propre indépendance. Nous avons le devoir de prendre des mesures de sécurité pour défendre notre pays".

Cette déclaration faite aux journalistes turcs à bord de son avion présidentiel en revenant du Kazakhstan est une réponse à deux affaires judiciaires annoncées la semaine dernière aux États-Unis qui lui déplaisent fortement : 

  1. - l’une concerne ses gardes du corps qui sont accusés d'avoir agressé des manifestants lors de sa visite à Washington cette année.
  2. - L'autre implique un groupe de citoyens turcs, y compris un ancien ministre, accusé d'avoir enfreint les sanctions des États-Unis contre l'Iran.

Mais l'achat de ces missiles ne répond pas qu’à ces justifications. Le maintien de bonnes relations avec la Russie, et une volonté affirmée de souveraineté nationale fait le reste : "La Turquie recherche un nouvel allié et la Russie est trop heureuse de faire une brèche dans l'alliance de l'OTAN. Du simple point de vue militaire, la défense collective de l'OTAN devrait suffire à la Turquie où des missiles Patriot ont été installés récemment, mais Erdogan semble avoir perdu confiance en l’occident depuis le coup d'Etat échoué de l'année dernière, qu'il a présenté comme un complot occidental pour l'évincer et il semble être déterminé à assurer sa propre défense. Le transfert de technologie russe est attrayant pour la Turquie", a commenté Mme Asli Aydintasbas journaliste d’origine turque, chercheuse au Conseil Européen des Relations Internationales (ECFR).

L'annonce par M. Erdogan de l'accord avec la Russie est venue après que l'Allemagne ait déclaré qu'elle suspendait les principales exportations d'armes à la Turquie en raison de la détérioration de la situation des droits de l'homme dans le pays et des liens de plus en plus tendus entre les deux états : "Nous avons mis en attente toutes les commandes de la Turquie, et elles sont importantes", a déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Sigmar Gabriel, lors d'un débat à Berlin lundi, selon l’agence Reuters.

Après 2015, date à laquelle des avions turcs avaient abattu un avion de chasse russe à la frontière entre la Turquie et la Syrie, Erdogan a toujours cherché à améliorer ses relations avec la Russie 2016. Sa visite à Moscou en 2016a représenté une rupture avec l'ère de la Guerre froide, lorsque la Turquie était un allié zélée de l'Occident face à l'Union soviétique. La rivalité russo-turque dans la mer Noire et le Caucase remonte à des siècles.

Poutine, en désaccord avec l'Occident depuis les « événements » d’Ukraine en 2014, a également œuvré pour consolider les relations avec Ankara, voyant en Erdogan un homme fort qui partage sa méfiance envers l'Occident. Le fait que la Turquie appartienne à l'OTAN n'a fait que renforcer la volonté de M. Poutine d’opérer un rapprochement malgré leurs divergences au sujet du conflit en Syrie. L'année dernière, la Russie et la Turquie ont convenu de relancer un projet de gazoducs en souffrance.

Au fur et à mesure que la méfiance envers l'Occident s’est renforcée, les relations avec la Russie se sont réchauffées, en commençant par les relations personnelles entre Poutine et Erdogan qui a exprimé son admiration pour le président russe, à la consternation de nombreux dirigeants européens et américains. Il a également montré une attirance vers l’exemple russe, avec son sens de restaurer un empire perdu évoquant pour lui la nostalgie de la puissance ottomanes et le rejet du modèle « démocratique » occidental.

Les atlas géopolitiques vont sans doute avoir besoin bientôt de mises à jour sérieuses.

 


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