Des mots pour dire les choses / les noms d’oiseaux
par Orélien Péréol
samedi 16 mai 2015
On peut vouloir suivre et décrire les phénomènes de la société, de l’actualité, on peut vouloir les expliquer, leur donner une cause, une source, un fil conducteur, un courant, un avant un après… on peut vouloir accompagner les phénomènes, les devancer, les modérer, les empêcher… Il faut savoir ce qu’on veut.
Il faudrait savoir et dire comment on fait : d’où on tire les constats que l’on fait, et avec quels outils de pensée on les interprète, on les relie à un ensemble plus vaste dont on fait un élément ; avec quelle logique on leur donne un sens, une circulation, des antécédents et des successions possibles, avec quelle logique, on en fait un moment du temps qui passe, avec des sources multiples et des conséquences (une aura). Dire de quoi c’est fait, d’une part ; d’autre part, dire d’où ça vient, comment cela rassemble des éléments épars antérieurs, et si possible dire au mieux ce que cela va devenir et ce que nous allons devenir dans cette évolution, comment elle va nous toucher, nous atteindre, au mieux, pas parfaitement, juste au mieux.
Nous vivons un temps où la force de conviction est de plus en plus prise pour force du discours, voire preuve du discours. Plus je montre psychologiquement que je ne changerais pas d’avis, plus je prouve que j’ai raison. Avec le corollaire, plus on me critique, plus celles et ceux qui me critiquent font la preuve que j’ai raison. En fait, plus je montre que je ne changerais pas, quoiqu’on me dise, plus je décourage les autres à me questionner ou pire me contester, moins j’aurais de questionnements, d’où je pourrais tirer l’interprétation que ce que je dis est tellement fort que personne n’arrive à s’y opposer.
Une telle façon de faire, dont je vois qu’elle a toujours existé et qu’elle monte (de plus en plus de mes contemporains se situent dans cet état d’esprit qui donne cette façon de faire) interdit la communication. Elle ne met rien en commun entre celle ou celui qui parle et celle ou celui qui reçoit la parole ou le texte.
Ce n’est pas raisonnable. On ne peut pas raisonner. On est accordés, et si on ne l’est pas, je te fais du mal (par les insultes, éventuellement les insultes ne sont qu’un début).
L’emploi de l’insulte augmente partout, ce qui implique, signifie et créé, que l’on n’est pas dans la recherche des arrangements nécessaires pour mieux vivre ensemble, mais dans la réduction, la mise à l’écart de l’autre. Salman Rushdie traite des écrivains qui refusent d’honorer Charlie Hebdo au nom de la liberté d’expression de « pussies » (pour les nuls en anglais, on a le droit d’être nul en anglais : fiottes ou lavettes, lâche a traduit lâchement le Figaro), prétendant qu’ils sont « à la recherche d’une personnalité ». E. Todd fait l’hypothèse que le premier ministre est « vraiment bête ». Certains appellent ça ne pas mâcher ses mots. Finkielkraut nous explique que l’interview de Todd et l’Obs. « chient sur les lecteurs de l’Obs. ». Ce serait une sentence.
Ce n’est rien. Aucune valeur. Aucun travail, aucune singularité, aucun engagement, au sens d’engagement personnel. Les autres sont des cons, et des salauds, ben oui… ils méritent des noms d’oiseaux… Souvent, on continue avec des mots encore plus sales, on se traite réciproquement d’imposteurs, de faux intellectuels… etc. (Je dois dire au passage de l’Obs., que je cite ici, ne s’est pas placé à ce niveau et n’a pas cessé d’argumenter). Manuel Valls répond à Todd que « ce type de propos déshonore leur auteur ».
Il se pourrait que nous soyons dans une période où ce type de propos soit prisé au lieu de déshonorer leur auteur. Que l’échange d’arguments se soit transféré et vidé dans l’invective réciproque et l’affirmation orgueilleuse d’une détermination immobile, (rien ne me fera bouger, n’essaie même pas, laisse-moi m’exprimer, c’est tout. T’as pas compris ?).
Il se pourrait que nous soyons dans une période où l’on juge au lieu d’analyser et pire, où l’on prenne le jugement pour une analyse. Sans dire que c’était mieux avant. Cette posture de toute-puissance, d’affirmation de soi comme administration de la preuve a toujours existé. C’est son extension en nombre de cas, qui pourrait être constitutive de notre époque, c’est sa valorisation intellectuelle qui ferait la différence avec des périodes où les pensées croisaient le fer, plutôt dans le domaine de la raison, avec quelques écarts.
Il faudrait s’accorder sur les constats. Ce qui est déjà une tâche ardue. Plus le constat est vaste, plus il est près de ce qui se passe vraiment et est susceptible, de ce fait, de permettre une bonne analyse et une réponse adéquate.
Rien ne peut être sorti du constat a priori (pour sortir un phénomène du constat, il faut disposer d’une « théorie » qui permettrait de dire que ce phénomène a une aura limitée, connue). De même, donner des « poids » à certains phénomènes ou à certains éléments du phénomène implique une théorie, alors qu’on cherche à théoriser.
Pour tâcher de répondre à la question : « Que faire maintenant ? Que faire, pour réduire les tensions, les problèmes ? » chercher un constat commun et discuter de ce constat commun est une tâche presque suffisante.
Est-ce que c’est la bonne question, déjà ? Sommes-nous d’accord là-dessus ?