Despotisme éclairé

par Bruno Hubacher
samedi 20 novembre 2021

« L'enfant n'est pas un vase qu'on remplit mais un feu qu'on allume » pourtant nous continuons à remplir des vases.

Le despotisme éclairé, une doctrine politique, née au 18me siècle, issue du mouvement des Lumières, popularisée par le philosophe Voltaire et ses « followers », combine, chez celui qui a le pouvoir, force déterminée et volonté progressiste, tout en sélectionnant, pour le peuple, le savoir qu’il juge utile, savoir qu’il distille, à compte-gouttes, à travers le système éducatif et les médias, qui, en hiérarchisant son contenu, assurent le maintien de la structure de pouvoir.

Walter Lippmann (1889 – 1974) avait beaucoup médité sur la chose avant de la théoriser dans son ouvrage « Public Opinion », paru en 1922. Son concept de la « fabrique du consentement » fut disséquée plus loin par l’oracle du « Massachusetts Institute of Technology » MIT, Noam Chomsky, un fervent critique de Lippmann, mais qui, avec l’âge, conduit, sans doute malgré lui, la pensée « lippmannienne » vers son apothéose, en déclarant dans une interview traitant de la pandémie du SARS-CoV2, en accord avec la doxa « voltairienne » ambiante, que, pour le Bien du peuple, il faudra se résoudre à écouter les experts et, si besoin, procéder à une « ségrégation entre les personnes vaccinées et les non-vaccinés, allant jusqu’à priver de nourriture les derniers, afin de les faire plier au consensus scientifique. »

A l’instar de son homologue contemporain William Henry Gates III, Walter Lippmann finit par quitter l’université de Harvard sans diplôme, ce qui ne l’avait pas empêché de devenir une des personnalités publiques américaines les plus influentes du 20ème siècle. Père du journalisme moderne, lauréat du Prix Pulitzer à deux reprises, il s’intéressait tout particulièrement au rôle des médias en tant que vecteur d’un discours politique consensuel, discours approuvé au préalable par un cercle restreint d’intellectuels et d’experts, dans un système démocratique, devenu obsolète à ses yeux car « personne ne s’attend à ce qu’un ouvrier métallurgiste connaisse les secrets de la physique quantique. Pourquoi devrait-il s’y connaître en politique ? »

Dans le but de populariser sa thèse d’une gouvernance élitiste de la chose publique, il fonda en 1914, avec quelques condisciples « progressistes », le magazine « The New Republic », racheté, pour la petite histoire, en 2012, par Chris Hughes, co-fondateur du réseau social « facebook », et dont un des nombreux éminents contributeurs fut le psychologue et philosophe John Dewey (1859 – 1952), figure majeure du courant philosophique du pragmatisme, par conséquent un ardent critique de la thèse élitiste de Walter Lippmann, et qui, contrairement à ce dernier put se prévaloir d’un parcours académique impressionnant. 

Le pragmatisme met en avant la capacité d’adaptation de l’être humain aux contraintes de la réalité, se référant à la théorie darwinienne de l’évolution, contrairement aux adeptes du darwinisme social du sociologue britannique Herbert Spencer, qui préconisent que c’est la compétition qui assure la survie, concept devant in fine trouver son apothéose dans une société régie par l’anarcho-capitalisme.

Quant à la vérité, pour Dewey, en accord avec Lippmann, elle n'existe pas a priori, mais, contrairement à Lippmann, elle n’est pas fabriquée par des savants et des journalistes, mais, elle se révèle progressivement à chacun par sa propre expérience. Par conséquent l’intelligence a pour finalité la capacité d’agir et non la connaissance, ou en d’autres termes, elle n’est pas une fin en soi. Or pour Lippmann, la connaissance prend une forme quasi religieuse sans finalité, au point que la diffusion de l’actualité doit se limiter à la communication d’un événement, tandis que la diffusion de la vérité consiste en la mise en lumière et la contextualisation de faits choisis, dans le but de construire une nouvelle réalité, censée permettre au public d’agir.

La modernité, de nos jours on pourrait évoquer l’accès illimité à l’information via internet, menace, selon Lippmann, la stabilité des structures de pouvoir, patiemment construites depuis la révolution industrielle, tout au long du 19ème siècle. Par conséquent il lui paraissait indispensable qu’une nouvelle classe dirigeante s’approprie à nouveau le pouvoir pour faire face aux nouveaux défis. Dans ce contexte, on constate actuellement une volonté affichée de censurer internet.

« Etant donné que le public est coutumier de se forger une opinion avant de disposer des faits, il est préférable qu’une élite du savoir « assainisse » ceux-ci, avant leur publication par les médias, afin d’éviter qu’ils soient pollués par des « stéréotypes », une expression crée et popularisée par Lippmann pour décrire un moyen efficace de manipulation d’un public insuffisamment instruit pour mesurer le degré d’importance des différents sujets d’actualité. Ainsi, une forme discrète, néanmoins omnipotente de contrôle sur les médias est indispensable lorsque l’autocensure s’avère insuffisante. »

Alors que pour John Dewey, le public consiste en de multiples publics à l’intérieur de la société en tant que telle, qui s’auto-éduquent et s’approprient le savoir, l’intelligence collective, pour arriver à former une société nouvelle du savoir.

Soucieux de préserver la stabilité et l’équilibre social, Lippmann imagina la mise en place d’un « bureau de renseignement » semi-gouvernemental, censé évaluer les informations connues de lui, dans le but de déterminer, par le biais d’un processus « essai-erreur » entre intellectuels et scientifiques, lesquels de ces informations seraient publiées et lesquels seraient épargnées au public. » 

En faisant de la question du libéralisme son cheval de bataille, surtout de la question à savoir combien de liberté(s) il convient d’accorder au peuple, il s’attira la sympathie du grand capital, car évidemment la notion de liberté est un double tranchant. Il y a d’un côté la liberté qui protège le citoyen contre l’arbitraire du souverain et de l’autre la protection par le souverain contre la misère matérielle, la liberté économique, ou la discrimination. Ainsi, partant d’un motif louable, cellui de protéger le peuple contre soi-même en prévenant, par la propagande bienveillante, qu’il s’expose à des « fake news » susceptibles de lui nuire, il fait le jeu du grand capital.

Suite à la publication de son ouvrage « The Good Society » s’organisa en 1938 à Paris ce qu’on appelle le « Colloque Walter Lippmann », un rassemblement de 26 économistes et intellectuels libéraux débattant de la capacité du libéralisme à faire face à la modernité et, en 1947, dans la commune suisse de Mont Pèlerin, la « Mont Pèlerin Society », composée d’intellectuels et journalistes, dont l’économiste Friedrich Hayek, père spirituel de la défunte Premier-ministre britannique Margaret Thatcher, Milton Friedman, père adoptif de l’équipe des « Chicago boys », moteur du coup d’état chilien du Général Pinochet, l’économiste autrichien Ludwig Van Mises, le philosophe autrichien Karl Popper. 

En 1981 fut fondée à Arlington en Virginie l’ONG « Atlas Network » un réseau de 500 « Think-tanks » néolibéraux éparpillés dans une centaine de pays à travers le monde, ONG qui doit son nom au roman « Atlas shrugged » de la romancière russo-américaine Ayn Rand, muse de l’ancien président de la Réserve Fédérale, Alan Greenspan.

En analysant le contexte économique et social actuel, une conséquence directe d’un siècle de pensée néolibérale dominante, force est de constater l’absence de réactivité d’une grande majorité de la population face au déroulement d’un nouveau projet sociétal, totalitaire et transhumaniste, sonnant l’avènement d’une nouvelle ère, celle du post-capitalisme, malgré un accès illimité à l’information, un état de fait jamais atteint auparavant dans l’histoire de l’humanité.

On ne peut que spéculer sur les raisons de cette servitude volontaire, mais peut-être pour beaucoup il ne s’agit pas d’une dystopie orwellienne mais bien au contraire d’une utopie, celle de l’absence de souffrance et d’effort, grâce aux progrès de la médecine et de la technologie.

Il semble y avoir une confiance quasi illimitée dans la capacité supposée de la science de perfectionner la nature et d’augmenter l’homme. Quoi de plus séduisant dans ces circonstances que de déléguer la maitrise sur son corps et son esprit à un « cercle restreint d’intellectuels et de scientifiques ».


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