Détruire cinq mythes économiques pour comprendre les crises actuelles

par Kevin Queral
lundi 17 août 2015

C'est un euphémisme que de dire que les officines libérales ont emporté, au tournant des années 80, une victoire écrasante dans la bataille des idées. Depuis lors et sans relâche, nous sommes nourris au catéchisme hébétant de quelques « experts » de mass medias, experts sur lesquels tout a déjà été dit1 concernant l'inanité des analyses et les collusions diverses.

Il nous faut cependant comprendre, que bien que démentis par les faits et la théorie, ces discours sont aujourd'hui doxa2, et que penser à rebours de son temps et de ses croyances est une affaire bien délicate.

Nous nous proposons ici de mettre à mal cinq fables modernes (1. la mondialisation de l'économie est un phénomène récent / 2. le dessaisissement de l'État de l'émission monétaire est à dater des années 70 / 3. la financiarisation de l'économie est une dérive moderne / 4. le libre échange et l'internationalisation du capital favorisent la paix / 5. les États sont aujourd'hui déconnectés du monde financier), non par goût de l'argutie, mais afin de donner en dernier lieu des perspectives d'analyses efficientes et claires.

  1. La mondialisation de l'économie n'est en aucun cas un phénomène inédit.

Nous sommes tous, à divers titres, enfants des trente glorieuses. Il s'agit pour nous tous « du monde d'avant » la révolution libérale3 des années 80, univers disparu, où la circulation des capitaux était restreinte et contrôlée par les États, en souvenir des crises et guerres passées.

C'est en partie pourquoi il est si facile de nos jours de nous faire accroire à la modernité de la globalisation économique, alors même que celle-ci est en fait consubstantielle au capitalisme.

Des niveaux comparables d'internationalisation économique4 avait en fait déjà été atteints au XIXème et au XXème siècle.

Mobilité internationale des capitaux de 1860 à 2000. (Obstfled et Taylor)5

Il n'est pas inintéressant, en 2015, d'observer à quels moments se sont opérés les reflux des globalisations économiques précédentes : 1914 et 1929. Deux dates de sinistre mémoire qui doivent nous inviter à une inquiétude raisonnable et à chercher à éviter les écueils passés.

  1. La mainmise sur la création monétaire par des cartels bancaires non plus.

Il n'est pas question ici de réfléchir sur la création monétaire (j'encourage cependant tout un chacun à en découvrir6 les mécanismes élémentaires). Il nous suffit toutefois de savoir qu'émettre monnaie est un véritable pouvoir régalien, au sens fort du terme, c'est à dire, un des attributs essentiels du pouvoir, quelle que soit sa nature (monarchie, démocratie, oligarchie, etc.).

Sans contrôle de la création monétaire, point de souveraineté.

De nos jours, ce privilège est essentiellement dévolu aux banques privées. Le conseil de stabilité financière7 (FSB) en dénombrait, en novembre 20128, seulement 29 à l'échelle mondiale, sur les 4000 existantes, qui avaient une importance systémique, c'est à dire dont la faillite écroulerait l'économie mondiale. Ce sont les fameuses to big to fail, dont la santé est au passage bien préoccupante9. De fait, ces grandes banques sont en situation d'oligopole, et de là à parler du retour des cartels...

On pourrait alors nuancer la situation en imaginant que les banques centrales sont dans les mains des puissances publiques ; mais la FED ne l'est pas, pas plus que la BCE : c'est la fameuse « indépendance » (oui, mais par rapport à qui ?) des banques centrales.

Et cet état de fait n'est pas récent.

La Banque de France fut dès sa création par Napoléon, le 6 février 1800, un conglomérat d'intérêts privés10. Il est par ailleurs édifiant d'apprendre que chaque gouvernement de la troisième République devait présenter son budget au régent de la banque de France (privée) pour obtenir son aval et jouir de ses fameuses avances11, afin de constituer le budget de l'État. En substance, les gouvernements étaient déjà pieds et points liés par le mur de l'argent et ne pouvaient légiférer qu'avec l'accord des régents de la banque de France. Nos gouvernements se défient donc à tort de la comparaison avec leurs prédécesseurs.

La banque de France ne fut temporairement nationalisée qu'à la libération (tiens donc ? Avaient-ils des raisons...) mais finit par recouvrer son indépendance grâce à l'intégration européenne (1998).

Encore un fois : l'exception dans l'histoire économique capitaliste reste la période des trente glorieuses.

  1. La financiarisation12 de l'économie est tout sauf une dérive accidentelle.

Dérive de la finance, c'est la formule magique. À en croire certains, on aurait laissé délirer de jeunes mathématiciens ingénieux mais mabouls, sans se rendre compte de quoi que ce soit avant 2008 ! La financiarisation et ses produits dérivés seraient en train de tuer le bon vieux capitalisme à la papa. L'une serait l'ennemi de l'autre.

L'histoire économique nous enseigne toutefois le contraire13. Devant la baisse de leurs revenus, les grandes entreprises capitalistes ont toujours répondu par une concentration accrue du capital, c'est à dire par la création de groupes industriels et bancaires de plus en plus grands14 (fusions, rachats, trust, etc.). Cependant, la baisse tendancielle du taux de profit15 et la réalité inamovible de la loi de la valeur16 ne leur laissent pour continuer à accroître leur gains que deux options : la guerre (comme en 14) ou la financiarisation (comme après les crises de 187017 et de 1973).

La financiarisation est une ponction parasitaire sur l'économie réelle. Qu'importe toutefois aux grands industriels, s'ils sont aussi membres des institutions financières : ils gagnent moins en vendant des voitures, mais davantage en intérêts, ou en extorquant des dividendes.

La financiarisation n'est pas une nouveauté accidentelle, mais une réaction classique des grands groupes oligopolistiques. Et on sait aussi que cette solution, n'est qu'une fuite en avant...

  1. Le libre échange et l'interpénétration des capitaux n'ont jamais empêché les guerres.

C'est peut-être la plus absurde des légendes modernes : le libéralisme économique et l'interpénétration des capitaux nous prémunissent contre les guerres.

Ce serait la promesse d'une sorte de fin de l'Histoire à la sauce Fukuyama18. Mais bien sûr ! Regardons ! Tout le XXe siècle nous le prouve19 ! Nous n'avons qu'à évoquer l'histoire des relations économiques franco-allemandes pour comprendre à quel point cette prétention pacifique est mensongère20 . Avant les deux guerres, le capital allemand et la capital français étaient extrêmement liés21 ; avant 14, le capital américain était essentiellement placé en Allemagne, etc.

Et nous n'évoquons pas ici les conflits qui avaient pour but de rouvrir les marchés s'étant fermés suite à des options protectionnistes...

Il y a à cela un corollaire important : le Capital, tout mondialisé qu'il soit et conscient de ses intérêts propres, n'est pas unifié. S'il sait s'entendre pour s'accroître et perdurer, il n'en est pas moins en état de guerre et de concurrence permanent.

C'est ce que cachent malheureusement des expressions comme Troïka, finance mondialisée, oligarchie financière, etc., qui font croire à un consistoire mondial policé. Redisons-le : si nos maîtres, conscients de leur appartenance à une superclasse, savent s'entendre pour nous exploiter, ils connaissent aussi de violentes divergences d'intérêts. Et si ce monde-là est capable de faire travailler des enfants ou de choisir la misère pour contenir les salaires, de quoi le pensez-vous capable lorsqu'il s'agit de régler ses différents ?

  1. Les États ne sont certainement pas obsolètes pour le Capital.

Il est habituel pour la vulgate libérale de présenter les États comme au mieux parfaitement inutiles à l'économie, au pire tout à fait nuisibles de par leur interventionnisme, et dans tous les cas totalement dépassés et inadaptés à la modernité économique. Cette conception est absurde.

À notre avis, le rapport du Capital à l'État est bien plus complexe dans sa dialectique.

Les États sont des constructions historiques du temps long et seul le temps long et l'Histoire pourront les défaire. Si le Capital a cherché à détruire, et y est temporairement parvenu, tout ce que les États avaient mis en place au sortir de la dernière guerre pour lui faire contre-feu (contrôle des mouvements de capitaux, séparation des diverses activités bancaires, droit du travail, etc.), le Capital sait qu'il ne peut pour autant se passer des États : ils sont, selon une analyse classique, l'outil de contrôle des masses par la loi. Le capital ne circule en effet à sa guise que grâce aux structures légales qui l'autorisent.

Ils permettent aussi la mutualisation des pertes, là où le Capital privatise les profits : en clair, sans les aides sociales et un minimum de bien commun, la misère engendrée par le capitalisme serait telle que les populations chercheraient à renverser la table.

Enfin, les États sont les seuls détenteurs des richesses réelles : la force de travail de ses habitants et les ressources de la terre (agriculture, eau et matières premières). Qu'importe ! M'objecterez-vous, le capital pourrait faire et défaire les États à sa guise et pour son plus grand profit. Vous auriez raison, et il ne se prive pas d'essayer. Mais il se heurte alors à une autre lente construction historique : les Nations.

Son rapport à ces entités culturelles est une nouvelle fois assez ambivalent. Pour être transnationaux, les différents acteurs du Capital sont toutefois historiquement ancrés dans un contexte national, où il sont nés, où ils ont prospéré et sur lequel ils exercent encore une certaine emprise, quand ce n'est pas leur Nation qui a encore un certain pouvoir sur eux.

Dans ce cadre, les intérêts d'un acteur du Capital peut être particulièrement important au sein d'un zone géographique22 particulière : les intérêts du Capital allemand dans la Mitteleuropa, du Capital Russe à l'intérieur des anciens pays de l'union soviétique, des États-Unis en Amérique du Sud, ou plus récemment et marginalement du Capital Français en Iran.

De cette concordance entre les intérêts des différents acteurs rivaux du Capital et l'existence des Nations constituées, naissent les rapports géopolitiques. Les nations peuvent ainsi être une arme du Capital quand elles sont mobilisées pour la guerre, soit contre les peuples cherchant à fuir sa prédation, soit contre un Capital rival, avec lequel il a été décidé qu'il n'était plus possible de s'entendre.

En substance, les États sont les leviers d'action et de destruction du Capital autant que les corps qu'il parasite.

A contrario, les Nations ou les peuples, comme on voudra, sont les seuls à même de mettre au pas le Capital, par le poids des passions historiques, par leur relative autosuffisance et par leur capacité à se doter d'une législation, soutenue par le plus grand nombre, propre se prémunir des appétits criminels.

C'est en partie cet enchevêtrement d'utilitarisme et de crainte raisonnables qui fonde le rapport du Capital à l'État et à la Nation.

On entend souvent dire que Mayer Amshel Rothschild aurait prononcé la phrase suivante : « Donnez moi le contrôle sur la monnaie d’une nation, et je n’aurai pas à me soucier de ceux qui font ses lois. » La formule étonne, elle paraît sans doute assez juste. Mais, ne nous y trompons pas, elle abrite en trompe-l'oeil une illusion qu'il nous faut percer : la supposée disjonction de l'économie et de la loi. La politique reste, aujourd'hui comme hier, maîtresse de l'économie.

En substance, nous pourrions tout aussi bien dire : "donnez-nous les lois d'une nation et la force de les soutenir, et nous nous moquons de qui avait le contrôle de la monnaie !"

En somme, la finance mondialisée n'a mis un terme ni à la politique, ni aux conflits géopolitiques.

Autant dire que l'Histoire n'est pas finie...

 


1 http://www.monde-diplomatique.fr/2012/03/LAMBERT/47476

http://www.acrimed.org/article3904.html

http://www.acrimed.org/article3110.html

http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-mauduit/260312/les-imposteurs-de-l-economie

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/11/LORDON/16500

2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Doxa

3 https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_conservatrice_%28sens_moderne%29

4 « à la veille de la Première Guerre mondiale, plus de 40% de l'épargne anglaise est investie outre-mer (et ses exportations représentaient plus du tiers de son PIB). A la même époque, la France exporte un quart de son épargne. En conséquence, 50% du capital argentin, 40% du capital canadien et le quart du capital des États-Unis sont détenus par des investisseurs étrangers en 1913. »

https://sites.google.com/site/henritournyolducloshomepage/reperes-d-histoire-economique/iv---1870-1913-deuxieme-revolution-industrielle-et-premiere-mondialisation

5 http://www.melchior.fr/Les-vagues-de-mondialisation.3907.0.html?&no_cache=1&print=1

6 https://www.youtube.com/watch?v=syAkdb_TDyo

7 https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_de_stabilit%C3%A9_financi%C3%A8re

 

9 https://www.les-crises.fr/solvabilite-banques-systemiques/

10 https://www.youtube.com/watch?v=JQdyj7Ev8qk

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Banque_de_France

11 http://www.armand-colin.com/le-choix-de-la-defaite-9782200354916

 https://www.youtube.com/watch?v=IU3FZlKmTQA

12 http://www.lexinter.net/JF/financiarisation_de_l'economie.htm

 http://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-la-financiarisation-de-leconomie

13 http://www.cahiersdusocialisme.org/2010/11/23/le-capitalisme-des-oligopoles-generalise-mondialise-et-financiarise/

14 Les Trois Grandes Crises-2 (2)(1), par Jean-Jacques Perquel.

15 http://www.wikirouge.net/Baisse_tendancielle_du_taux_de_profit

16 http://www.wikirouge.net/Loi_de_la_valeur

17 https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_D%C3%A9pression_%281873-1896%29

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_bancaire_de_mai_1873

18 https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fin_de_l'histoire_et_le_Dernier_Homme

19Annie Lacroix-Riz, l'intégration européenne (8h) :

https://vimeo.com/17292807
https://vimeo.com/17515968
https://vimeo.com/18006526
https://vimeo.com/18324599

20 https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=8&cad=rja&uact=8&ved=0CEgQFjAHahUKEwiUpsOc6KjHAhVE2BoKHUNlA3U&url=https%3A%2F%2Fhal.archives-ouvertes.fr%2Fhalshs-00179071%2Fdocument&ei=N__NVdSuL8Swa8PKjagH&usg=AFQjCNE4qhT_iEX98fm6fWpzoGFLEiQWPA&sig2=aQI3ryz29cow-4Zm2T1p-w&bvm=bv.99804247,d.d2s

21Choix de la défaite, p.190-197.

22 Pensez aux Chaebols en Corée du Sud ou au Keiresu au Japon, par exemple.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chaebol

https://fr.wikipedia.org/wiki/Keiretsu


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