Dieudo - Entre Mémoire, souvenir et oubli

par CommunArt
mardi 14 janvier 2014

Ici point de polémique.

S'il est encore possible, par ces temps troublés, d'émettre une opinion aussi argumentée que dénuée de passion sur un sujet qui déchire un pays qui n'avait certainement pas besoin de ça, je souhaite que ces lignes proposent au lecteur une réflexion distanciée tirée d'une longue réflexion personnelle sur un sujet subitement redevenu d'une actualité brûlante.

J'espère que ce simple point de vue, en se voulant aussi factuel que possible, permettra au lecteur attentif de prendre le recul indispensable sur le sujet en question, sujet que j'aurais tout aussi bien pu résumer en empruntant le titre d'un célèbre ouvrage fondateur de la psychanalyse : totem et tabou.

On pourra, dès ces premiers mots, me reprocher cette volonté de distance, et le voeu d'émancipation intellectuelle qui l'accompagne, mais alors il n'est nul besoin de continuer la lecture. Si le lecteur ne souhaite pas réfléchir, ni s'interroger sur les repères moraux de son époque, c'est son droit le plus strict et il me faut le respecter.

 

70 ans d'Histoire (et moi et moi et moi...)

 

Je dresse un portrait rapide de l'auteur afin que l'on comprenne les enjeux de ce texte.

J'ai quarante ans, je suis d'origine caucasienne (ça veut dire blanc en langage correct) et j'appartiens à ce qu'on nomme encore, d'un point de vue économique, la classe moyenne. Relativement éduqué, je n'ai jamais cessé de m'intéresser à des sujets tels que l'Histoire, la Physique, l'Astronomie, la Littérature, le Cinéma et la Musique dont j'ai, très jeune, fait mon métier.

Au cours de ma vie j'ai eu un grand nombre d'amis ou de connaissances, hommes et femmes de tous horizons, de toutes les origines, couleurs, confessions ou sensibilités sans que cela ne représente à mes yeux quoi que ce soit d'exceptionnel.
En résumé, je suis un citoyen tout ce qu'il y a d'ordinaire, doublé d'un parisien sociable qui aime parler aux inconnus dans les bistros. J'ajoute que dans le métro, je tiens la porte aux voyageurs qui me suivent et qu'il m'arrive d'aider à porter des poussettes dans les escaliers. Bah oui.

 

Comme une majorité de collégiens de ma génération, j'ai été exposé, de par les programmes scolaires, à des récits et des images extrêmement violents, et ce à un âge où mes repères moraux n'étaient sans doute pas aussi construits qu'ils peuvent l'être aujourd'hui.

La nécessité de ces images et de ces témoignages m'a toujours semblée plus qu'évidente, et elle l'est toujours, en vertu de cette croyance qui est la mienne : la connaissance du passé est indispensable à toute construction d'un meilleur futur.

 

J'ai donc lu, et j'ai vu.

Les yeux grands ouverts sur les horreurs de la guerre, toutes les horreurs de la guerre. Des villes enflammées aux quatre coins du Monde, des navires coulés par milliers, des guettos jonchés de cadavres, partout mort et désolation. Partout folie meurtrière, éxécutions, tortures, souffrances innommables... Du cannibalisme dans les neiges de Stalingrad aux massacres d'Iwo Jima, jusqu'à l'extermination glaciale de millions d'innocents dans des camps. Millions de juifs bien sûr, mais aussi de roms, d'homosexuels, de communistes, de malades mentaux et d'opposants de tous bords.

Outre les films traitant de la seconde guerre mondiale dans son ensemble

("Nüremberg à Nüremberg " par exemple), j'ai également vu nombre de documentaires ou films traitant spécifiquement du massacre industriel orchestré dans les camps de la mort. En dehors des images d'archives, un certain nombre de témoignages m'ont été soit proposés soit imposés, au gré des programmes du collège et du lycée. Ce fut le cas pour Anne Frank ("Journal"), pour Robert Merle ("La mort est mon métier") et plus tard pour Primo Lévi ("Si c'est un homme").

 

En plus de tous ces témoignages, j'ajoute les films de fiction ayant trait de près ou de loin à ce sujet, et qui m'ont accompagné tout au long de mon adolescence et de ma vie d'adulte, jusqu'à l'âge que j'ai aujourd'hui (de "Au revoir les enfants" à "Amen" en passant par "La liste de Schindler", ils sont quasiment innombrables)

 

Il m'est difficile, et peut-être en sera-t-il de même pour vous, de trouver une période de l'Histoire et un thème avec lequel je sois aussi familier que celui-ci.

Je me suis plus tard intéressé au combat des soviétiques dans cette guerre, mais je n'ai rien trouvé d'approchant en terme de documentation. On passe parfois rapidement sur cet épisode de la guerre que représente la bataille de Russie et la défaite finale de l'armée allemande face à l'Armée Rouge, mais il est sans doute utile de rappeler que, sur les cinquante millions de victimes fauchées par ce terrible conflit, environ vingt-six millions furent des victimes soviétiques. C'est dit pour le cas où cela vous intéresserait...

 

Tabou, ou marqueur moral.

 

Fort de cette éducation républicaine, je pense appartenir à une tranche d'âge pour qui cette période de l'Histoire a constitué très tôt ce que j'appelle aujourd'hui un marqueur moral, dans le sens où la seule évocation de ces atroces images de camps, de bulldozers charriant les corps de victimes décharnées a longtemps suffi à provoquer un incontrôlable dégoût viscéral et physique.

Les seuls mots de nazis, de SS ou de gestapo ont construit en moi un repère infranchissable dans ma différenciation entre bien et mal. A cela rien d'étonnant, et j'ajouterai, rien de scandaleux.

 

Je ne sais quel aurait été ce marqueur du mal absolu si j'étais né quelques dizaines d'années auparavant, mais c'est une question à laquelle je ne saurai probablement jamais répondre.

 

En plus de constituer un repère moral incontestable, la conscience d'appartenir à une humanité capable de telles abominations m'a longtemps poursuivi. Est-ce le fait d'une sensibilité ou d'une empathie hypertrophiée, toujours est-il que ces images m'ont hanté pendant les vingt cinq années qui ont suivi. Que ce soit en cauchemars récurrents ou en angoisses mal identifiées, ce marqueur du mal absolu est longtemps demeuré un sujet difficile à aborder, tant la blessure psychologique est restée vive pendant toutes ces années.

 

Comme je l'ai déjà dit, je ne suis né qu'en 1974, et mon père, qui aujourd'hui n'est plus de ce monde, est lui-même né quelques années après la fin de la guerre (en 1950).

Pourtant, malgré cette apparente absence de responsabilité dans les horreurs de l'Histoire, j'ai baigné pendant tout ce temps dans une espèce de culpabilité aussi inexplicable qu'incohérente. Culpabilité dont les causes sont aujourd'hui plus faciles à m'expliquer, ayant pris avec l'âge et les épreuves de ma propre vie un recul salvateur sur une Histoire qui, en toute conscience, n'est ni la mienne ni même celle de mon père.

 

Né en France, j'ai donc étudié l'Histoire de France telle qu'on l'enseigne à l'école.
J'ai appris la défaite de 1940, j'ai appris le régime de Vichy, la collaboration, les milices, les rafles, les dénonciations, le camp de Compiègne et, dans une bien moindre mesure, j'ai appris la dérisoire souffrance d'une maigre résistance.

 

J'aurais pu naître allemand me dira-t-on, et sans doute ma cupabilité inconsciente en aurait-elle été cent fois plus douloureuse, je n'ai donc pas à me plaindre, en quelque sorte.

 

Mémoire, souvenir et oubli.

 

A travers les provocations répétées d'un humoriste aujourd'hui cloué au pilori pour son irrévérence, au point que l'on mette à mal les bases autrefois sacrées de la liberté d'expression chère à nos constitutions occidentales, un combat est propulsé sur le devant de la scène comme peut-être jamais depuis près de soixante dix ans. Le combat de la mémoire.

 

Depuis vingt ans déjà, la France s'est dotée d'une originalité juridique avec ce que l'on a coutume d'appeler "les lois mémorielles". Afin de punir le crime de révisionnisme - cette opinion qui consiste à mettre en doute l'histoire de l'extermination des juifs (et des autres minorités martyres) dans les camps nazis, les législateurs ont cru bon de légiférer pour faire taire ces drôles de voix.

Un simple citoyen comme moi ne saurait mettre en doute la nécessité d'une loi votée alors que je n'étais encore qu'un adolescent très loin de m'imaginer que l'on puisse mettre en doute ce qui m'avait été enseigné avec force images et témoignages, mais que voulez-vous... Il existe certainement des scientifiques pour affirmer aujourd'hui que la terre n'est pas ronde, on ne peut qu'en être navré pour eux. Cela dit, il leur serait extrêmement difficile de m'en convaincre.

 

La loi Gayssot, et plus récemment la commémoration placardée sur tous les établissements scolaires du pays, ont donc pour fonction de nous empêcher d'oublier l'Histoire du pays où nous vivons.

Une Histoire faite de honte et de trahison, de complicité et de meurtres, mais à laquelle non seulement nous ne pouvons malheureusement rien changer, mais à laquelle il nous est de surcroît impossible d'échapper eu égard à l'actualité éternelle qu'elle représente.

 

Ce texte touche à son but en s'adressant donc aux nouveaux censeurs qui, drapeau républicain au vent, se font un devoir de nous rappeler ce que, de fait, il nous est parfaitement impossible d'oublier.

 

Il existe une nuance entre la mémoire, par nature sélective, le souvenir et l'oubli.

 

Même si je le voulais, il me serait rigoureusement impossible d'oublier ce que l'on m'a appris. Cela, avec toute la dignité que l'on doit aux victimes d'un temps qui n'est heureusement plus le nôtre, s'appelle la Mémoire. Cette mémoire, je le crains, échappe à toute forme de contrôle.

Malgré un monde en piteux état sous bien des aspects, j'ai l'espoir que mes enfants grandissent en respectant l'Histoire qui les a précédée. Mais j'ai également l'espoir qu'ils ne portent pas éternellement dans leurs gènes cette culpabilité et cette montagne de souffrance dont il ne sont en aucun cas responsables.

Informer, sensibiliser, éduquer sont en effet les devoirs d'un humanisme qui respecte toutes les victimes des barbaries du passé.

 

Faire taire l'humour noir, fut-il douteux et de mauvais goût, au nom de cette Mémoire, et interdire ainsi la seule possibilité d'un oubli momentané des atrocités humaines, tout en faisant jouer la corde culpabilisante de notre responsabilité inexistante, c'est interdire à l'Humanité de regarder devant elle avec l'espoir d'un monde meilleur.

 

Ce triste combat souvent peu argumenté, est une impasse dans laquelle se croisent à la fois ceux qui veulent se souvenir, et ceux qui veulent oublier.

Le problème n'étant pas que les uns ou les autres aient tort, mais qu'ils ont tous certainement raison.


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