Dix ans de révolution et contre-révolution en Syrie

par Jean Dugenêt
mardi 13 avril 2021

Depuis quelques semaines, les médias reviennent sur la situation en Syrie, après une période de silence, pour nous parler du dixième anniversaire de la "guerre". Mais ce qui a commencé dans le sud du pays en mars 2011 n'est pas une guerre. C’est une révolution. C’est peut-être la plus importante des révolutions parmi celles que les médias ont appelé le « printemps arabe ». Des millions de syriens et de syriennes, en particulier les jeunes, sont descendus dans les rues en défiant la dictature néolibérale féroce et corrompue qui est au pouvoir. La réponse du régime syrien était résumée dans le slogan « Bashar au pouvoir sinon on brûle le pays ». Et dix ans plus tard il en est encore ainsi. Bashar est resté au pouvoir, grâce à ses alliés, sur les décombres de ce qui avait été un grand pays. Mais la situation est loin d’être stabilisée.

Voyons quelques chiffres pour apprécier le résultat de cette politique de la terre brûlée (Voir aussi : « Dix ans de guerre en Syrie : la politique de la terre brûlée ?  » Plus de la moitié de la population de la Syrie d’avant 2011 (21 millions d'habitants) a dû quitter son domicile : six millions sont partis à l'étranger et six millions ont changé de lieu de résidence dans le pays. Les infrastructures ont été détruites et Le PIB a baissé de 60%. Selon les données officielles, 85% de la population est pauvre et l'ONU estime que 60% des habitants ne mangent pas à leur faim. La pandémie a encore aggravé la situation et le régime est incapable de répondre aux besoins les plus élémentaires de la population. Ces dernières semaines, dans les villes sous contrôle du gouvernement, il y a eu des manifestations pour demander du pain. Les enseignants ne sont plus payés et de nombreuses familles ont dû cesser de scolariser leurs enfants parce qu'elles ne peuvent pas payer l’école. La Syrie est maintenant tellement économiquement dépendante que quelques jours après l’échouage du cargo « Ever Given » dans le canal de Suez, le régime a rationné l'essence parce que le pétrole en provenance d’Iran n’arrivait pas. 

Révolution et contre-révolution

La révolution en Syrie est probablement celle qui est allée le plus loin depuis 2011 au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Dans certaines régions le mouvement révolutionnaire a mis en place des institutions alternatives à celles de l'État : les conseils et comités de coordination locaux qui garantissaient des services à la population et assuraient la coordination des luttes. Une situation de double pouvoir apparaissait ainsi.

La répression avec laquelle le régime a répondu au soulèvement populaire a été immédiate. Il a envoyé des tireurs d'élite et des chars contre des manifestants pacifiques. La soi-disant « armée syrienne libre » n'est jamais intervenue. Un embargo sur les armes a été imposé par l'impérialisme alors qu’il ne s’est jamais appliqué pour le régime d’Assad. Les différents groupes armés se sont vendus au plus offrant pour survivre : Turquie, Qatar, Arabie Saoudite ou les Emirats Arabes Unis. Ceux-ci ont vu dans la révolution une menace pour leurs propres intérêts. Ils ont armé les groupes djihadistes que le même régime Assad avait libéré des prisons en 2011 dans sa politique du « moi ou le chaos ».

Une révolution victorieuse en Syrie aurait déclenché un cataclysme menaçant tous les acteurs régionaux et internationaux dans cette région stratégique par sa position centrale entre l’Asie et l'Europe. En particulier, des projets de gazoducs et oléoducs sont l’objet de convoitises et de concurrences entre grandes puissances. Ils permettraient de joindre l’Iran et la Russie ou l’Irak et l’Europe de l’Ouest. Malgré leurs différences, tous les acteurs étrangers ont agi, d'une manière ou de l'autre, contre la révolution. Ils ont mis en marche toutes les forces de la contre-révolution.

Le premier agent contre-révolutionnaire a été le régime de Damas qui a provoqué tout un catalogue d'horreurs : Une répression directe et brutale avec des chars et des missiles, des bombardements avec les « bombes barils » contre les quartiers, l'utilisation de la faim et du viol comme arme de guerre, les arrestations et la torture de masse, des centaines de milliers de civils tués, les attaques avec des armes chimiques...

Le second agent contre-révolutionnaire a été le djihadisme, qui a agi comme cinquième colonne dans les zones libérées, attaquant les comités et les milices populaires qui avaient émergé du processus révolutionnaire. Ce fut au départ une stratégie cynique et délibérée d’Al-Assad. Il a libéré de ses geôles des militants islamiques afin, qu’un soulèvement de groupes islamiques soit présenté comme plus important que l’opposition révolutionnaire et démocratique. Cela lui a permis d’intensifier sa répression en se présentant comme un défenseur de l’état de droit luttant contre un extrémisme islamique. Ce processus a pris de l’ampleur quand la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite, se sentant menacés par une possible extension de la révolution, ont également agi comme une force contre-révolutionnaire en armant des groupes fondamentalistes et réactionnaires. Ce fut le terrible épisode de l’Etat Islamique qui a permis aussi l’entrée dans le conflit d’autres forces réactionnaires.

Les Etats-Unis contre la révolution

Les Etats-Unis ont pu alors intervenir. Entre 2013 et 2015, Barack Obama a voulu que les Etats-Unis se rendent maître de la situation. Il a refusé de négocier avec Al-Assad et il a tenté d’ouvrir une guerre par procuration  avec la stratégie déjà rodée en Afghanistan quand les américains avaient fait intervenir Ben Laden. Le schéma est connu : pour tuer une révolution, il faut créer des « terroristes islamiques » puis les combattre. L’affaire est bien entamée avec l’aide des alliés des américains que sont le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats lesquels apportent leur lot d’islamiques auxquels s’ajoutent les prisonniers libérés par El-Assad. Les américains n’ont plus qu’à passer à la deuxième phase : combattre les islamiques. En 2015, les États-Unis ont débloqué 500 millions de dollars et ont conclu un accord avec la Turquie pour former un corps de 15 000 rebelles mais, cette fois-ci, l’opération a tourné au fiasco. En juillet et septembre 2015 seulement 120 hommes sont entrés en Syrie : le premier groupe est aussitôt attaqué par un groupe affilié à Al-Qaïda qui fait plusieurs prisonniers, le second remet une partie de ses armes aux djihadistes pour obtenir un droit de passage. Les combattants de cette « Nouvelle force syrienne » désertent ou font défection et à la mi-septembre, le chef de « l'United States Central Command », reconnait que seulement « 4 ou 5 » rebelles formés et équipés par les forces américaines combattent l'État islamique sur le terrain. Barak Obama s’est alors mis en retrait au moment où de nouveaux acteurs internationaux sont apparus.

Le 19 décembre 2018, Donald Trump ayant succédé à Barack Obama a annoncé le retrait des forces américaines. Il a précisé ensuite qu'environ 400 de ces militaires sont restés sur le terrain pour une courte période. Cependant, en 2017 et 2018, l’impérialisme américain a lancé des attaques aériennes avec la participation de la France et du Royaume-Uni en expliquant que l’état syrien avait utilisé des armes chimiques. Les services secrets en avaient la preuve a dit Emmanuel Macron pour convaincre les français. Ces attaques ont fait essentiellement des dégâts dans les populations civiles. Nous ne savons pas si ce sont des usines de production de médicaments ou des fabriques d’armes chimiques qui ont été détruites. Rappelons qu’en France les socialistes et EELV étaient favorables à cette intervention militaire.

Poutine, les ayatollahs et le Hezbollah contre la révolution

Après l’effacement des américains à la fin de 2015, la Russie, l'Iran et le Hezbollah ont garanti une aide militaire, politique et économique à Al-Assad. Ils ont lancé une offensive officiellement contre Daech mais qui visait surtout les groupes révolutionnaires en lutte contre le régime d’Assad. Ils ont déployé la grosse artillerie pour combattre l’Etat Islamique par d’intenses bombardements au détriment surtout des populations civiles qui ont payé un lourd tribut en pertes humaines et en destructions massives. C’est à ce prix que Bashar El-Assad est toujours en place. Un article du monde commente  : « Le président russe a parfaitement compris que le retrait ostensible des Etats-Unis hors du Moyen-Orient lui offrait le privilège de restaurer, à partir de cette région, un statut de superpuissance disparu avec l’URSS » et il précise l’objectif des interventions russes en Syrie : « Il s’agit de briser les derniers ressorts d’une population civile, privée de soins comme de nourriture, afin de contraindre la résistance locale à la capitulation ». Il s’agit bien d’écraser révolution syrienne.

Le rôle joué par la grande majorité des organisations réformistes et staliniennes (PC et PS) est allé lui aussi dans le même sens. Sous les préceptes affichés du stalinisme ou du chavisme couvert par un faux anti-impérialisme, ils ont tourné le dos à la révolution syrienne. Ils ont même parfois approuvé le régime d'Al-Assad ou les bombardements de Poutine et de l’Iran en expliquant qu’ils s’attaquaient ainsi à l’impérialisme américain. Cette politique a eu le même impact sur le processus révolutionnaire. Elle a contribué à isoler les courants progressifs qui étaient ainsi attaqués sur tous les fronts. A aucun moment ni les uns ni les autres n’ont envisagé d’armer la population pour qu’elle assure sa défense avec ses propres milices.

Cette aide à la contre-révolution venant de Poutine, des ayatollahs et du Hezbollah est saluée par nombre d’organisations et de personnalités « de gauche » comme une victoire. Personne ne demande, à ce sujet, l’avis des syriens ; de ceux qui sont en prison, en exil ou dans la misère.

Voir notamment « Syrie : la société civile russe vilipende la politique de Poutine  »

« Un rapport publié vendredi dernier par plusieurs activistes et organisations basés en Russie dénonce pour la première fois les exactions commises contre la population syrienne au cours de ces dix dernières années par toutes les parties impliquées dans le conflit et aspire à sensibiliser l’opinion publique locale sur les crimes perpétrés ou appuyés par Moscou. »

Le Kurdistan syrien et le projet d’autonomie kurde

Au début, les kurdes ont participé au processus révolutionnaire. Ils ont créé leurs comités locaux. Mais la coordination entre les comités kurdes et les arabes n'a pas duré longtemps, car les groupes d'opposition syriens ne voulaient pas reconnaître le droit à l'autodétermination des kurdes. C’est un problème qui revient dans de nombreux processus révolutionnaires. L’espoir de l'opposition arabe que la Turquie, principal ennemi du peuple kurde, aiderait la révolution a fini par exclure la plupart des kurdes du processus. Une alliance militaire entre l’opposition à Al-Assad et les kurdes aurait pu être décisive.

Le régime devait concentrer toutes ses forces militaires dans la répression de la révolution dans les grandes villes comme Alep, Homs, Hama ou la périphérie de Damas et il ne pouvait pas se permettre d'ouvrir un nouveau front devant les kurdes. Il pouvait seulement laisser une présence limitée dans certaines villes comme Qamishli et Hassakah. Les kurdes ont voulu obtenir une autonomie par une troisième voie : ni avec la révolution ni avec le régime. Mais le résultat de cette politique a été catastrophique. Après avoir envahi Afrine en mars 2018, la Turquie a procédé à un véritable « nettoyage ethnique » contre les kurdes et la communauté yédidie dans le nord de la Syrie. Al-Assad a ensuite consolidé sa victoire. Il a refusé de faire des concessions au PYD (Parti de l’union démocratique syrien) et n’a même pas reconnu la moindre autonomie aux kurdes. Poutine est maintenant celui qui décide mais la survie du régime syrien est incompatible avec la reconnaissance d’une identité kurde.

Que faire ?

La révolution a été écrasée dans le sang dans des conditions comparables à ce que fut la semaine sanglante de la Commune de Paris. Il y a eu plus de 388 000 morts. Le décompte des massacres est épouvantable. Il reste des dizaines de milliers de prisonniers détenus ou disparus dans les geôles du régime. Il y aura, dans ces conditions, assurément un recul du mouvement ouvrier. Cependant, la situation n’est pas stabilisée. Les causes profondes qui ont conduit à la révolution syrienne se sont aggravées et le régime dépend maintenant du soutien financier et militaire de la Russie et de l’Iran. Al Assad ne peut pas résoudre les graves problèmes économiques et, malgré la répression permanente, les manifestations continuent ici et là contre le coût élevé de la vie, les pannes de courant et le manque de services élémentaires.

Une fois de plus, la grande leçon à tirer est qu’il faut un parti et une internationale révolutionnaire. C’est ce qui a manqué pendant tout le conflit pour mener la politique juste en Syrie et dans les autres pays :

A l’heure du bilan, il faut aussi souligner qu’il est maintenant prouvé que les Etats-Unis et la Russie sont deux puissances capitalistes réactionnaires qui sont tout autant disposées l’une que l’autre à écraser toute tentative de révolution socialiste. L'amitié qu'affiche Poutine à l'égard d'Achar El-Assad est significative de la politique ultra-réactionnaire des deux comparses. Le fait que maintenant ce soit la Russie de Poutine qui gère la situation en Syrie montre cependant un changement dans cette région. Le tableau d’ensemble où on voyait l’Iran encerclée par la puissance américaine avec des bases militaires dans tous les pays avoisinants est légèrement différent. La Russie de Poutine vient maintenant faire concurrence aux Etats-Unis, au moins dans cette région du monde, au moment où Joe Biden réaffirme la volonté de voir les USA continuer à dominer le monde.

Dans la diaspora, les réfugiés s'organisent et mènent des campagnes contre les crimes de guerre commis par le régime. Ils arrivent à se faire entendre en Allemagne ou en France, tout en continuant le combat pour la libération des prisonniers politiques. Ils mènent des campagnes comme celles des Familles pour La liberté ou l’opération César, que nous soutenons.

C'est une course contre la montre, parce que les grandes plateformes des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube effacent sous des prétextes de « Contenu violent ou inapproprié » des milliers de vidéos et d'articles. Nous devons préserver les millions de messages, œuvres d'art, slogans, chansons qui portent témoignage d'une révolution qui doit rester une référence. Il faut faire surgir la vérité. Ces témoignages seront utiles dans les batailles à venir. Voir notamment : « TRIBUNE | Dix ans de propagande en Syrie : une page d’histoire qui reste à écrire »

Nous devons continuer à soutenir la révolution en réclamant :

 

 

Jean Dugenêt,

Je me suis inspiré d’un article de Cristina Mas publié dans « Lucha Internacionalista » revue de l’UIT-QI (Union Internationale des Travailleurs – Quatrième Internationale) et des informations du groupe Facebook « France Syrie démocratie »

 


Lire l'article complet, et les commentaires