Doit-on laisser faire ?

par sophie augustin
lundi 24 juillet 2017

Une mode est lancée à Châtel-Censoir, petit village de l’Yonne, 650 habitants environ, situé à une quarantaine de kilomètres au sud d’Auxerre, où il fit suffisamment bon vivre en des temps pas si reculés. La fantaisie du moment, et il y en a eu d’autres non moins intéressantes, c'est de hisser pavillon confédéré.

À la façade de la mairie d’abord, à l’occasion d’une « Fête des États-Unis » il y a presque un an, et à la devanture de l’épicerie depuis, pendant plusieurs mois, sans que personne ou presque ne s’en émeuve outre mesure, malgré la vue imprenable que l'on ne peut éviter d'avoir sur l'objet à chaque passage sur la place centrale du village.

Le cru est ce qu’il est, personne ne doit rien trouver à y redire, chacun est libre de ses choix de vie, de ses sensibilités religieuses, politiques, de ses idées et de sa conscience. Le principe démocratique repose sur la liberté de chaque citoyen d’exprimer ses opinions. La démocratie exige donc que chacun tente de convaincre les autres, échange avec les autres, et s’exprime avec les autres, dans les limites définies par la Loi.

Le soir de la Fête Nationale, une habitante de Châtel-Censoir rappelait : « On est en France ici ! ». Exact. On est en France.

La liberté d'expression, en France donc, n'est pas totale et illimitée, elle est encadrée. Et les principales limites à la liberté d'expression relèvent, en très gros, de deux catégories : la diffamation et l'injure, d'une part ; les propos appelant à la haine, qui rassemblent notamment l'apologie de crimes contre l'humanité, les propos antisémites, racistes ou homophobes, d'autre part.

Les premiers accrochages de drapeaux, ceux de la fête d'août 2016, ont été justifiés par la vieille rengaine : « On n’en savait rien ! ».

On n’a pas su, pas vu, pas entendu. Ritournelle habituelle. Pas de question. Rien. Le néant. Le grand vide.

Mais après tout, on a bien le droit de ne pas savoir. Accessoirement, on a aussi le droit de se renseigner, quand on ne sait pas. De ne pas penser que l’on sait déjà, quand on ne sait pas.

Puisque dans le doute, on s’abstient déjà, dans l’ignorance, surtout si elle est affichée, revendiquée et utilisée comme excuse ou comme alibi, selon toute logique, on ne bouge pas d'un cil.

En clair, si on n’a pas eu l’idée de génie de se renseigner avant de les acheter, les vilains drapeaux, on ne vient pas les accrocher sous la devise de la République.

Et même, encore mieux, si on veut, quand on se rend compte de sa bourde, on se coud des taies d’oreillers avec ses machins pour ne pas gâcher, et on se fait tout petit.

Mais puisque ces drapeaux-là sont descendus quasiment aussi vite qu’ils sont montés, disons que ça peut passer.

Ça peut ?

Le drapeau confédéré, c’est d'abord l'emblème des États du Sud des États-Unis qui refusèrent l'abolition de l'esclavage et voulurent faire sécession dans les années 1860, c'est aussi celui des opposants au mouvement des droits civiques des années 1960. Ce drapeau n'est pas seulement brandi pour ces raisons, et pas seulement aux États-Unis. L'interdiction de la croix gammée a suscité l'appropriation de ce drapeau par les groupes de skinheads et de néonazis européens. Il est aussi déployé par d'autres groupes d'extrême-droite en Europe, et bien-sûr par les groupes racistes et ségrégationnistes américains, dont le Ku Klux Klan.

Ça se trouve en deux ou trois clics, ou en ouvrant un dictionnaire.

Les seconds accrochages, ceux de l'étal de l'épicier, se sont justifiés par des : « Ça ne veut pas dire ça ! » (Ça quoi ?). Et par des : « Ce n’est pas interdit, il n’y en a que cinq qui sont interdits ! » (Ah bon ?).

Juste comme ça, la banalisation et l’apologie de crime contre l’humanité, c’est interdit depuis un bon moment.

Apologie, ça veut dire éloge, glorification.Un crime contre l’humanité, tout le monde sait ce que c’est. Ou au moins voit vaguement.

Alors, donc, puisqu’on en est réduit au tout petit premier degré, il n’est effectivement écrit nulle part dans la Loi : « De drapeau confédéré, publiquement tu n’exposeras pas ».

Par contre il y est écrit, et depuis 2001, il faudrait peut-être se mettre à la page, que : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité. »

Il a fallu y revenir en 2016, par amendement, pour que les apologies de ce crime-là vaillent les apologies d’autres. On préfère ne pas trop chercher à savoir pourquoi, ne pas chercher à voir par l’entrebâillement de la porte, histoire de ne pas deviner le truc épouvantable qui se cache derrière.

Toujours est-il qu’un « vide juridique » a été comblé et que, dorénavant, les juges sont en mesure de condamner l’atteinte portée à la mémoire des victimes de l’esclavage

Quinze à vingt millions de personnes.

Des hommes, des femmes, des gosses, des bébés, des jeunes, des vieux, des gens, déracinés, séparés, déportés, enchaînés, battus, violés, humiliés, vendus, amputés, pendus, tués, massacrés, ce sont des vies humaines, un honneur, une mémoire qu’on n’a pas le Droit, en France (puisque c’est de France qu’il est question, tout le temps) de bafouer.

Pas plus qu'on a le Droit de bafouer l'honneur de leurs descendants. Pas le Droit. Le Droit Légal. En France. Ne parlons pas du Droit Moral. Surtout pas.

Donc, si on résume :

Le drapeau confédéré, c’est le drapeau des états esclavagistes (fait historique).

La traite négrière transatlantique et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité (état de fait reconnu par l’Assemblée Nationale le 10 mai 2001).

L’exposition de ce drapeau est par conséquent une atteinte à l’honneur des esclaves et de leurs descendants car il constitue a minima une banalisation, voire une apologie des crimes de traite et d’esclavage.

Pour des férus d’Histoire, des mordus d’emblèmes historiques, de drapeaux, de symboles, de Liberté, de Droit, de Citoyenneté, de Nation, de Patrie et de France, la conclusion devrait être facile à tirer, et la marche à suivre, ou à ne pas suivre, évidente…

Sophie Augustin /Châtel-Censoir /Juillet 2017

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