Drame de Lorient : l’indigne récupération par l’extrême-droite

par Nicolas Kirkitadze
samedi 15 juin 2019

Avez-vous entendu parler de l'accident mortel qui a couté la vie à 21 passagers d'un autobus dans l'état mexicain du Veracruz ? Sans doute non. Puisque ni BFM, ni CNews, ni LCI n'en ont fait mention. En comparaison, ces chaînes parlent de manière continue de l'accident survenu à Lorient lors duquel un quidam a percuté deux enfants avant de prendre la fuite. On ne va certes pas hiérarchiser la souffrance et l'horreur (rappelons qu'un des enfants a succombé à ses blessures) mais on s'étonnera de cette différence de traitement selon que l'évènement se déroule près ou loin de nous. A croire qu'il en est des faits divers comme des groupes de musique : tout le monde connaît (hélas) Daft Punk, mais, à moins de baigner dans le hallyu, personne n'a entendu parler de DBSK… Cette comparaison n'est pas humoristique : elle révèle un certain rejet de l'altérité par l'Occident puisque l'éloignement géographique d'un évènement/groupe/individu/culture conditionne non seulement l'intérêt qu'on y porte mais jusqu'à l'écho qu'on en a. Les chaînes d'information, presque exclusivement détenus par des hommes blancs d'âge moyen, se font hélas complices de ce traitement sélectif et eurocentré de l'information.

Nous n'aurions sans doute pas pris la plume pour écrire sur cette tragédie qui relève du domaine judiciaire et non politique, si elle n'avait pas été justement récupérée par des idéologues politiques de la pire espèce : l'extrême-droite. Ayant une certaine connaissance de leurs méthodes et sachant qu'ils sont prêts à tout instrumentaliser, il fallait certainement s'y attendre. Mais nous fûmes néanmoins surpris de constater que même une affaire a priori hors du champ politique relevant exclusivement du fait divers ait donné à quelques plumitifs natios l'occasion de noircir du papier par leur plume bileuse.

C'est que le suspect, toujours introuvable à l'heure actuelle, a la peau mate… ce qui, dans l'imaginaire de nos Hyperboréens 2.0, en fait non seulement un coupable digne de la perpétuité mais donne aussi un caractère sociétal, voire ethnique à l'accident qu'il a causé. C'est à peine si l'on ne parle pas d'attentat : le site Résistance Républicaine, islamophobe et identitaire par essence, parle ainsi sans vergogne du "faucheur de Lorient" qualifié d' "assassin" par d'autres sites du même acabit. Ceux qui ont fait du droit (ou pas, d'ailleurs) savent qu'un assassinat est un meurtre prémédité (comme celui du jeune Malik Oussekine par les milices de la droite pasquiste) tandis qu'un accident ayant entraîné la mort n'est même pas un meurtre mais un homicide involontaire. Le site Riposte Laïque, temple de l'islamophobie, se demande quant à lui "comment il s'appelle, le chauffard de Lorient", une allusion directe aux supposées origines du jeune homme. On se croirait un cauchemardesque flashback vers la criminologie du XIXème siècle laquelle prétendait "prévoir" les comportements délictuels en fonction de la forme occipitale et des origines "raciales" des individus. Mais non, ce n'est pas un flashback vers un passé obscur : il s'agit bien de la conception criminologique qu'ont les adeptes de l'extrême-droite en plein XXIème siècle.

Nos amis Cassen et Tasin, qui voient dans cet accident l'émanation d'une anti-France s'en prenant à la vie de nos enfants, n'ont sûrement pas été informés de tout sur cette affaire car, sinon, ils sauraient que les jeunes victimes de cet accident sont issues de la communauté turque. Quelques lecteurs, un peu plus avisés mais toujours aussi fascistes, l'ont d'ailleurs fait remarquer dans leurs commentaires salaces où ils se réjouissent presque de cet accident ayant endeuillé deux familles musulmanes…

Sortons des poubelles de la fachosphère et allons jeter un regard du côté des médias reconnus que l'on taxe souvent de "bien-pensance". Eh bien, surprise, on y trouve presque la même propagande sur cette France où la justice serait horriblement laxiste et sur ce jeune homme dont "la place est en prison jusqu'à la fin de ses jours", dixit un journaliste dont on taira le nom mais qui fait mine d'être un humaniste de gauche. Si de tels propos sont tenus dans des articles, alors quoi d'étonnant à ce que la plèbe s'en donne à cœur joie dans les commentaires ? Y compris sur des sites comme Le Monde ou l'Obs, réputés de gauche, on peut y lire pêle-mêle : "Qu'on lui mette une balle dans la tête", "toujours les mêmes à mettre leur m***e dans ce pays", "et il n'a pas de nom de famille, ce Killian ? on serait bien curieux de le connaître" quand ce n'est pas directement un appel à l'expulsion : "qu'on le déchoive (sic) de sa nationalité et qu'on le renvoie dans son trou à merde"… Ce commentaire mérite sans doute la palme d'or du préjugé le plus stupide puisqu'il part du postulat non-vérifié que le suspect n'est pas né en France et qu'il ne mérite pas, du fait de ses actes, la nationalité française. Ainsi, être Français serait un privilège que l'on devrait octroyer aux plus méritants… petit problème : quand le jeune Mamoudou Gassama avait sauvé un enfant et que le Président Macron lui avait octroyé la nationalité française, les mêmes ont poussé des cris d'orfraie arguant que la "francité" se transmettait par le sang et non par les actes. En toute logique, on ne peut protester que la naturalisation soit une récompense d'actes dignes si l'on réclame que les actes indignes entraînent le retrait de ladite naturalisation. La corrélation entre dignité et francité ne peut être à sens unique.

Et on ne saurait ne pas parler de Gaëlle T. la fameuse passagère qui s'est enfuie aux côtés de son petit ami avant de se rendre à la police. Cette jeune femme sans histoires de 21 ans, employée dans un magasin de vêtements et décrite par tous comme discrète, est devenue – presque plus que Killian – la tête à claque de ces messieurs fachos dont elle semble, à l'instar des tondues de 1944, avoir réveillé les rancœurs misogynes d'êtres ratés. Si la plupart des gens, dont moi-même, reprocherions à cette jeune femme d'avoir fui en compagnie du suspect et de n'avoir pas porté assistance aux victimes, les nationalistes, eux, lui reprochent avant tout d'être la compagne de cet homme à la peau mate, d'être une "PAB" pour reprendre l'abject terme que j'ai hélas pu voir dans un commentaire sur twitter. Et les fachos sont loin d'être les seuls à parler en ces termes. Les journalistes, alléchés par l'odeur du scoop, ont ainsi interviewé les "amies" et la famille de la jeune femme, qui disent tous le mal qu'ils pensaient de ce jeune homme. "Elle était sous son emprise", clame une amie tandis que l'oncle de la jeune femme assure qu'elle a été "prise dans un engrenage"… Pensez donc, une jeune femme de type celtique avec un homme basané ne saurait qu'être sous l'emprise (et pourquoi pas l'envoûtement) de ce dernier, quoi d'autre ! Ces déclarations tendent à montrer que le jeune homme, indépendamment de son indéniable méfait, n'était pas en odeur de sainteté dans l'entourage de la jeune femme qui voyait d'un mauvais œil cette relation métissée. Lorsqu'on est un "allogène" et qu'on s'éprend d'une femme française (ça peut arriver), on est souvent en butte à l'incompréhension voire au mépris de l'entourage de cette dernière qui se demande ébahi ce que la demoiselle nous "trouve" ou bien si elle n'est pas carrément sous notre "emprise" et si on ne la bat pas pour la forcer de rester avec nous. Que ce jeune Killian soit un délinquant ayant ruiné la vie de deux familles, c'est un fait ; qu'il doive être prestement retrouvé et traduit en justice, c'est un fait ; mais rien, absolument rien, ne saurait justifier la haine raciale dont il fait l'objet jusque dans les rangs de son entourage.

Ce fait divers en apparence anodin aura eu le mérite de révéler ce qui se cache dans le cœur de chacun et de nous montrer à quel point la xénophobie n'est pas l'apanage de la seule extrême-droite mais qu'elle sommeille tel un dragon dans l'inconscient profond de la mentalité française, n'attendant qu'un moment opportun pour se déverser tel un geyser de bile à la face du monde. La France serait-elle vraiment, comme l'affirmait le professeur Zeev Sternhell, la "fille aînée du fascisme" ?

Nicolas Kirkitadze


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