DRAPEAU BLANC ou la complainte d’un soignant

par Pax Curat
samedi 28 mars 2020

DRAPEAU BLANC 

Confiné en quartorzaine, covidiféré, comme on dit pestiféré, j’ai du temps pour travailler, à la maison. Le temps de dé-bloquer, un peu, lentement mais sûrement, par la pensée, de me dé-confiner, c’est-à-dire d’essayer de me sortir de ma connerie en me replongeant -du moins par le bout de mes gros orteils- dans l’Etude. Mais… j’en ressors vite ! Retour au bercail, celui de l’angoisse et de l’agir, presto. Et ce ne sont pas quelques claudications dans les rues désertes de mon esprit souffrant, traumatisé, qui vont me faire retrouver le bonheur des milliers d’heures que j’ai passées jadis dans les livres. Au doux glouglou du bourguignon fumant, je me souviens des jours anciens et… scraaaatch, je déchire une nouvelle page, et je la jette au feu.

Des livres, partout des livres, encore ! Tiens, ce Reclus, ce Bouvier, ce Legendre, ce Walton, cet Ariès, ce Thoreau, ils sont là, tous, fermés.

Alors je sors. J’arpente la rue Sigmund Freud, je marche rue de la Marseillaise, il fait si beau, à Paris 19ème. Je carbure à l’encre noire qui crépite au four à gaz de ma mémoire et j’interroge les morts : qu’aurais-tu pensé de toute cette merde ? Hein Sigmund ? Et toi Lamartine, et toi Charles ?

Me souvenant de Spoerri et de sa topographie anecdotée du hasard, j’imagine une fonction, mathématique, une logique interne à l’écriture, une machine à écrire automatique, mes pas, tac-tac, je marche les yeux ouverts, et les noms des rues sont les chapitres d’un livre qui s’écrit et les arbres sont ces tâches blanches qui se dessinent au creux de mes paupières closes.

Rue Charles Nodier

Stalingrad

Lamartine

Du Progrès

Freud

De la Marseillaise

Nodier… son Dictionnaire raisonné des Onomatopées. Où l’on comprend que l’arbitraire du signe vacille aux tamtams de la matérialité sonore des mots-choses en prise avec le corps.

Stalingrad, ville au nom d’un homme qui rêva dans sa folie d’une langue, d’une langue universelle qui gagnerait tous les peuples de la terre le jour j du Communisme triomphant, et qui a fusillé, « nettoyé » Polivanov ce linguiste du Parti qui analysa la langue, la langue de bois délirante du parti de Staline.

Lamartine le pleurnichard. Pschiiii, ses larmes s’évaporent sur mes joues fiévreuses. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » ? eh… Alphonse, t’avais bien raison : i’y a plus personne, plus personne dehors ! Les rues sont vides ! Le monde ! Le monde entier ! Vide !

Rue du Progrès… manquait plus que lui ! Comme dirait l’autre, croire au Progrès ne signifie pas croire qu’un progrès a déjà eu lieu. Bon, j’aurais pu trouver mieux comme citation. Remarque Kafka, i’y a pire. Non ? Le progrès... Ah voilà, tiens ! Au Moyen-Âge, au moins, on ne faisait pas tout ce raffut face à la mort, c’était « la mort apprivoisée », non ? Alors le progrès… De nos jours, même plus moyen de vivre et de mourir en paix.

Rue Freud. No comment. Quoique. Me revient une querelle qui l’occupa, avec Ferenczi son ami, son élève. Il lui lança en quelque sorte : espèce de fou, de fou furieux ! Va donc te faire soigner de ta furor sanandi ! Soignants, écoutez-moi bien : prenez garde !

Rue de la Marseillaise. Liberté, liberté chérie ! Aux armes citoyens… Quelle tristesse. Du sang, toujours du sang.

Fffff…Stop. Ouf. J’en ai fini. Fallait pas que j’aille bien plus loin. Je suis essoufflé, fatigué.

Pourtant… Pourtant aujourd’hui, j’avais envie de marcher tout droit, sans m’arrêter, de traverser la montagne, et de partir, et de rêver, et de penser, et de ne plus penser, et de boire un verre de vin rouge dans un bistrot inconnu, et de regarder couler l’eau de la Seine, et de rentrer tard le soir en RER après 12 heures de marches sauvages. Hic sunt dracones.

Alors c’est décidé, je repars !

Sur Jean Jaurès, il y a un barrage de flics.

Jaurès… La « société violente et chaotique porte en elle la guerre,[…] comme la nuée porte l’orage » ! Jaurès, le pacifiste assassiné ! Tué, tué à nouveau. La guerre ! Encore la guerre ! Toujours la guerre !

Merde alors ! Mais où aller maintenant ? Me revoilà qui chauffe et qui tourne en court-circuit. Entre 4 murs.

Alors, je marche à rebours.

Rue de la Marseillaise

Freud

Du Progrès

Lamartine

Stalingrad

Nodier

La Marseillaise, chant de guerre totémique ! Le sang coule ! Les chiens s’abreuvent.

Freud et son recours mélancolique aux toxiques pour endormir la Douleur.

Le Progrès, celui de mourir pour rien.

Lamartine, l’éternel amoureux. Ô Nuit ! M’y fondre aussi !

Stalingrad, boucherie i-ni-ma-gi-na-ble.

Nodier, le récit fantastique, celui des discours déréalisants de politiques inconsistants, anciennement aveuglés par la doxa économique, et aujourd’hui en danger de radicalisation à la pseudo Science médicale.

J’écoute la radio.

Je regarde courir sur le plancher une petite souris grise. En d’autres temps, cruel, je lui aurais tendu des pièges. Je ne la vois plus… Mais je l’entends ! Ma dernière compagne. C’est elle maintenant qui dévore mes livres. Alors je me souviens de gros chagrins et puis de l’attention triste, de l’observation attentive du monde, du petit détail fascinant qui captive, et par lequel l’enfant dévasté reprend vie. Une voiture qui passe. Un oiseau qui sautille. Voire les feuilles d’un arbre agitées par le vent, les grains de poussière qui dansent dans la lumière.

Avec cette bébête en moi, cette connerie, pas même un microbe, juste un peu d’information génétique, sans mitochondries, sans rien – enfin presque-, sans parois, sans dedans sans dehors, difficile d’y voir clair. Son être-information vient coloniser mes cellules et c’est moi qui travaille pour elle, c’est moi qui suis son hôte et pourtant c’est moi qui suis confiné, qui suis son prisonnier. Et pendant qu’elle se multiplie en exploitant mes forces vives de travail, c’est moi qui dépéri, usé jusqu’à la moelle. Alors c’est quoi, ce virus ?

Cette maladie me dérègle. Elle me rend voyant.

De quelle Bête mythologique ces brins d’ARN sont-ils les débris éparpillés ? J’imagine que ces virus invisibles sont les morceaux de l’ARN d’une créature ancienne, gigantesque, disparue, terrassée par un peuple héroïque, monstre découpé, atomisé, un dragon peut-être. Une hydre mille fois décapitée dont les restes morts courent encore pour recréer la Bête qu’ils gardent en souvenir.

A en croire certains à la TV, ce monstre des temps modernes aux mille gueules hurlantes, qui dévore notre temps, notre cerveau, le fait social, nous serions en guerre. Elle le répète en boucle, la TV, elle répète, elle répète, elle répète. Elle distille l’angoisse et intoxique de vérités ineptes. Et bientôt, c’est moi qui répète, qui re-duplique, qui suis contaminé par ce virus de l’information : je suis en guerre, je suis en guerre, je suis en guerre…

Et bien, NON !

Soigner, est-ce cela faire la guerre ???

La seule guerre que j’ai connue, à l’hôpital, c’est celle menée contre le soin et les soignants, par des gouvernants.

Drapeau blanc ! Hissons haut le drapeau du soin et de la Paix !

Après l’orage, après des naufrages, après des sauvetages, il restera la mer, la terre, le ciel, les étoiles. Des humains par milliards. Des structures de pouvoir, des états, l’OMS. Il y aura de nouveaux millionnaires enrichis par la crise, de nouveaux pauvres par millions. Tout un tas d’autres maladies qu’on ne pourra plus soigner, des enfants, des multitudes de langues parlées, des amoureux, des musées, des ravissements, des salles de spectacles pour pleurer, ou bailler, en attendant la nuit, des religions, des cabarets, des enterrements, des écoles, de la bière, des mariages, des amitiés, des crimes. Nous aurons aussi tout un cortège de scandales politico-pharmaceutiques, politico-sanitaires, politico-financiers, nous aurons les fake-news et leurs ancêtres aux pieds palmés qui nous abrutiront de leurs coin-coin, il y aura de la Propagande et aussi de vraies guerres armées. Bref, le monde tel que nous le connaissons déjà, avec ce qu’il a de bon, et de mauvais.

Alors…, alors si ce n’est pas la fin du monde, nous aurons bien le temps pour être contaminés encore par d’autres virus, débris de ces grands monstres disparus tapis dans les cellules de petits mammifères aux mains ailées, stockés en réserves infinies dans les glaces du cryosol des hautes latitudes de l’Arctique, ou encore débités à l’envi par des bouches liées à la TV par la même langue de bois porteuse de Mort.

Bon, la promenade est finie pour aujourd’hui. Dorénavant, je ne sortirai plus sans un drapeau blanc.

La porte, CLAC, se referme derrière moi.

À la radio, un tube de Renaud chantonne : Mais bordel ! Où c’est que j’ai mis mon flingue ? C'est pas demain qu'on m'verra marcher avec les connards qui vont aux urnes choisir c'lui qui les fera crever. Moi, ces jours-là, j'reste dans ma turne…  


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