Du principe de précaution au principe d’attrition, ou du risque subi au risque choisi

par Joël de Rosnay
mardi 6 juillet 2010

L’application du principe d’attrition permettrait de rééquilibrer le principe de précaution, dévoyé de ses objectifs premiers, en proposant un principe de liberté contrôlée et raisonnée.
 
« L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable. ». Tout le monde a entendu parler du principe de précaution[1] au nom duquel décideurs et hommes politiques ont, ces dernières années, pris des décisions graves à la hâte, au motif qu’un danger extrême, mais supposé, allait peut-être causer des dommages irréversibles à la société. On a vu ainsi les grands de ce monde faire preuve d’une prudence exagérée en imposant des mesures, normes, ou lois internationales, solutions urgentes,… pour contrer des menaces potentielles[2] qui se sont finalement révélées non fondées ou exagérées. Céder à la panique sous prétexte que le pire peut advenir est devenu un réflexe de plus en plus naturel... mais le pire n’est jamais sûr !
 
Quelques cas d’école illustrent parfaitement cette tendance inquiétante, pour ne pas dire cette dérive, qui consiste à entretenir dans la population un sentiment d’insécurité, voire d’anxiété ou de peur.
 
Dans son remarquable article[3] « La religion de la catastrophe », le biologiste et philosophe Henri Atlan reconnaît que « l’expertise scientifique en situation d’incertitude est difficile. Peu d’experts ont le courage d’annoncer qu’ils ne peuvent pas répondre à la demande même en probabilité. (…) Aujourd’hui, les experts préfèrent de loin être prophètes de malheur ; comme l’avait bien compris le prophète Jérémie, on risque moins à annoncer une catastrophe qu’une bonne chose car en cas d’erreur on pourra toujours arguer de ce que la catastrophe a été évitée grâce à ceux qui l’avaient annoncée. Le principe de précaution étant passé par là, émettre des doutes sur la catastrophe annoncée est déjà dangereux pour les experts de qui on attend certitudes et recommandations fermes. ». En effet, comment peut-on raisonnablement et dans le souci de préserver l’humanité « prévenir des risques globaux incertains par des mesures globales à l’efficacité tout aussi incertaine », pour citer à nouveau Henri Atlan ?
 
Ces dernières années, les décisions prises dans le cadre de l’affaire du sang contaminé, de la maladie de la « vache folle », des présumées pandémies mondiales de grippe aviaire ou, plus proches de nous, de la grippe A(H1N1), des mesures de prudence prises lors du l’éruption du volcan Eyjafjöll, ou les propositions radicales anti-réchauffement climatique,… ont démontré à quel point le recours systématique au principe de précaution pouvait conduire à des voies sans issue, voire à des situations absurdes. Quand le principe de précaution est appliqué à tort et à travers, il est un frein au progrès parce qu’il n’y a pas de progrès possible sans prise de risque. Toute la difficulté consiste alors à évaluer au mieux ce risque, c’est-à-dire de manière rationnelle et raisonnable de façon à ce qu’il ne nuise ni à l’esprit d’initiative, ni à l’innovation, garants du progrès technologique et du développement économique.
 
Le risque zéro[4] n’existe pas. Simplement parce que vivre exige de prendre des responsabilités, de faire des choix face à des dangers potentiels connus ou inconnus, prévisibles ou imprévisibles. Cela implique l’acceptation préalable de la perte irréversible de choses ou de personnes. C’est ce que l’on appelle « le taux d’attrition ». L’attrition, c’est le taux acceptable de pertes, qu’il s’agisse de pertes matérielles (objets, équipements, meubles, animaux, immeubles, ressources naturelles, revenus, etc), immatérielles, (liberté, clients, relations, pouvoir, langue, croyances, nation, convictions, illusions, etc) et humaines (individus). En langage militaire, on parle de stratégie d’attrition. La bataille de Verdun[5] reste l’exemple le plus connu de sa mise en œuvre. Le sacrifice de soldats expérimentés a été considéré et accepté en fonction d’enjeux supérieurs, et de la nécessité de victoire. Cette stratégie s’applique aussi au monde de l’entreprise. On parle d’attrition des effectifs du personnel (démission, retraite, décès,…) ou du pourcentage de clients perdus (l’informatique décisionnelle permet aux entreprises d’analyser les facteurs déterminants susceptibles de déclencher « l’infidélité » de leurs clients. Dans le domaine théologique [6], l’attrition traduit le regret d’avoir offensé Dieu par crainte de son châtiment et des tourments de l’enfer. A ne pas confondre avec la contrition qui est le regret d’avoir offensé Dieu en ayant commis un péché.
 
Nous appliquons tous des stratégies d’attrition. Par exemple, quand on décide de fumer, de s’enivrer, de manger mal ou trop, d’avoir des relations sexuelles non protégées avec des inconnus, de conduire trop vite, de pratiquer un sport extrême… Bref, de jouer avec le feu quand notre plaisir ou la sensation de liberté sont si forts qu’ils peuvent exposer notre vie ou, pire, celles des autres.
 
Principe de précaution et stratégie d’attrition se fondent chacun sur la prudence, la prévention, la précaution. Dans le principe de précaution, la prudence vise les risques avérés, ceux dont l’existence est démontrée ou suffisamment connue empiriquement pour que l’on puisse en estimer la fréquence d’occurrence (conséquences de l’amiante, roulette russe…). La prévention également, mais sans pouvoir estimer la fréquence d’occurrence (le risque nucléaire, par exemple) : l’incertitude ne porte pas sur le risque, mais sur sa réalisation. Enfin, la précaution vise les risques probables non encore confirmés scientifiquement, mais dont la possibilité peut être identifiée à partir de connaissances empiriques et scientifiques (OGM, ondes électromagnétiques, biologie de synthèse,…).
 
A la différence du principe de précaution, la stratégie d’attrition concerne des choix individuels qui, coordonnés et synchronisés, peuvent devenir collectifs. La décision de tout arrêter ne vient pas du haut de la hiérarchie. Dans la mesure où prendre des risques individuels peut mettre en péril la sécurité des autres, on pourrait penser que c’est la fonction régalienne de l’Etat de décourager les « risque-tout » et de protéger les citoyens parfois « malgré » eux. Pourtant, l’accès à l’information et le développement des sociétés de la connaissance devraient contribuer à rendre les gens plus responsables en leur permettant de prendre leur vie en mains. On sait que le risque zéro n’existe pas et qu’on peut « y rester ». On fait donc un choix en connaissance de cause, en fonction de sa propre connaissance des moyens d’évitement du danger. Et si on ne réussit pas à l’éviter, tant pis ! Mektoub ! (C’est ton destin !).
 
De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les dérives de l’application du principe de précaution. Un principe qui a conduit à la fermeture du ciel européen en avril dernier à cause des panaches de fumée volcanique de l’Eyjafjöll. S’il est toujours facile, après coup, de dénoncer cet excès de précaution, combien de voyageurs ou de compagnies aériennes auraient accepté, en connaissance de cause (le risque est toujours possible) de braver les conseils de prudence au détriment de leur sécurité ou de leurs intérêts ? Selon le principe d’attrition, les compagnies ou les personnes qui estiment leur travail ou leurs vacances prioritaires devraient donc être prêtes à accepter un certain risque.
 
Les pouvoirs publics français et européens ont-ils adopté des « mesures proportionnées » contre le danger supposé ? Sans doute, dans un premier temps. La réponse est moins évidente ensuite. Dans le cas de la grippe A(H1N1), comme dans celui du nuage volcanique, on a tout simplement oublié de tenir compte ou même de mesurer la réalité effective du danger et de responsabiliser les gens et les industriels.
 
Les drames sanitaires ou environnementaux qui ont éclaté depuis une vingtaine d’années (Tchernobyl, le sang contaminé, l’amiante, la vache folle, la canicule de 2003,...) ont amplement démontré que les obligations de protection des citoyens ne résistent pas toujours à la logique du profit. Le principe de précaution ne doit pas, pour autant, être précédé ou dominé par un principe de suspicion et d’anxiété sauf à admettre une société craintive, affolée par la moindre innovation scientifique, minée par le sentiment de vulnérabilité, obsédée par le risque zéro, bref, une société en régression.
 
Le principe de précaution va trop loin : les politiques craignent la sanction populaire s’ils ne prennent pas les mesures adéquates et pèchent par excès de prudence, de prévention. Certains politiques choisiraient-ils aussi de « créer » ou d’utiliser les peurs pour se faire élire, sous la promesse : « Je vous protègerai ! » face à tous les grandes menaces du siècle (insécurité, terrorisme, CO2, violence à l’école, chômage, santé, automobile, sida, etc.) ? L’application systématique du principe de précaution par les décideurs politiques conduit à une société de peur, de méfiance, de non-solidarité, d’égoïsme. Face aux dangers permanents qui nous guettent, il ne reste donc que la religion (…et que Dieu nous protège !), les multiples assurances (sécurité sociale, assurance maladie, chômage, assurances « tous risques », assurance « père de famille », assurance du vol de portable ou de bris de machine, etc.). Assuré « tous risques » (santé, maison, chômage, auto,...) pourquoi me préoccuperais-je des autres ?
 
Selon le philosophe Dominique Lecourt, deux conceptions de l’Homme s’opposent, d’où la passion toujours prête à ressurgir. D’un côté, la conception moderne de l’explorateur de l’inconnu qui voit dans l’audace et le goût du risque, dans l’attrition, le trait le plus précieux de la condition humaine, par définition aventureuse. De l’autre, la conception de l’homme précautionneux, être de désillusion qui ne pense la responsabilité qu’en termes de culpabilité et qui cherche non à imaginer notre avenir mais à le maîtriser, comme s’il devait être un simple prolongement du présent.
 
Appliquer le principe d’attrition, c’est pouvoir accepter le risque que des avions puissent voler et donc que le risque d’en perdre n’est pas inacceptable. Un choix qui se justifie par l’acceptation de la réalité naturelle de l’imperfection des choses et/ou de la convenance de l’impossibilité naturelle de maîtriser le hasard. La vie, quoi… Cette prise de conscience, cette acceptation de l’imprévisible (ou de l’imprédictible) libérerait la société d’une anxiété aussi prégnante qu’irrationnelle. Cela permettrait aussi d’évoluer vers une société plus ouverte, moins égoïste, plus altruiste (au sens de l’« altruisme réciproque » défini par Robert Axelrod[7]), plus empathique, plus solidaire, puisqu’on se préoccuperait aussi des risques pris par les autres.
 
Nombreux sont ceux qui cherchent à trouver le moyen d’atténuer l’effet du principe de précaution. Un débat public sur ce sujet serait bienvenu parce que, si le principe de précaution est appliqué sans retenue, il nous mène tout droit vers une société impossible à vivre et certainement régressive.
 
Attrition et précaution ne sont pas opposés, mais complémentaires. C’est pourquoi il me semble que créer les conditions de cette complémentarité entre « précaution » et « attrition » serait fondamental pour aider à réorganiser la société autour de la responsabilisation devant le danger, à promouvoir l’empathie, l’altruisme et la solidarité. Il faut remettre « la vie » dans tout çà... et accepter la nature telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle soit. L’application du principe d’attrition permettrait de rééquilibrer le principe de précaution en proposant un principe de liberté contrôlée et raisonnée qui permettrait de décider comment gérer ses risques sans mettre en danger la vie d’autrui.
 
Bernard Etcheparre et Joël de Rosnay


[1] Définition du principe de précaution, loi Barnier de 1995.

[2] La santé et l’environnement sont particulièrement visés par l’application de ce principe.

[4] Le risque zéro est une notion décrite par le philosophe allemand disciple de Heidegger, Hans Jonas,dans son livre Le principe Responsabilité (édition originale 1979, traduction française en 1990). Hans Jonas est la « référence majeure des courants écologistes et plus généralement de tous ceux qui appellent à la méfiance systématique et au combat contre les tendances de la société moderne qu’ils voient soumise à la toute puissance de la technique. ». Source : http://pagesperso-orange.fr/denis.collin/jonas.htm

[5] Atteindre la cote 750 (un fort à conquérir) coûtera 1285 morts…

[6] L’Église catholique établit deux degrés dans le remords : l’un, qu’elle appelle la contrition, (d’où l’acte de contrition) est le regret d’avoir péché, fondé sur la douleur d’avoir offensé Dieu. L’autre qu’elle appelle attrition, est le regret d’avoir péché, fondé sur la crainte des peines de l’enfer. Mais on peut éviter l’enfer grâce au principe de précaution : comme on ne peut pas prouver que Dieu n’existe pas et, selon le pari de Pascal, par précaution il faut donc en déduire qu’il existe !
 
[7] Cf. « L’altruisme peut-il survivre dans un monde dominé par l’égoïsme ?  » (Les Di@logues Stratégiques, juin 2009).

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