Duchamp, l’art des petits bourgeois
par Paul Leleu
vendredi 15 juin 2018
Duchamp, l’art des petits-bourgeois.
Je reste impressionné par la ringardise de la « modernité » : Duchamp, Picasso, le Jazz, l’Art abstrait, les Situationnistes, Fluxus et tout le tra-la-la. Cette modernité qui a un siècle ! Pourtant, on ne cesse de nous rebattre les oreilles, par exemple avec Duchamp et son urinoir.
L’art moderne n’existe pas. Il n’est que le fils du romantisme aristocratique, du naturalisme et du symbolisme bourgeois, et le père de la mass-culture américano-plastifiée. Tout cela est un seul et même monde. Et l’urinoir de Duchamp est à l’art ce que l’étron est à la nourriture (une telle comparaison ne devrait pas choquer les amateurs d’urinoirs). Duchamp est d’ailleurs un magnifique contemporain de Céline, qui cherchait aussi dans la cuvette à chiottes une vérité nouvelle sur l’espèce humaine, et dans la laideur de vraies raisons de désespérer.
L’art moderne a connu trois époques : de l’émergence industrielle à la guerre de 1914, il s’adresse à la classe dirigeante, et il cherche dans le haut-de-gamme. Après 1918, en même temps que les banques américaines opèrent l’invasion de l’Europe, l’art moderne s’attaque à une nouvelle classe sociale : la petite-bourgeoisie urbaine. Après 1945, la « liberté » est étendue aux classes populaires, et c’est l’époque du rock, du cinéma, de la télé-poubelle et des sous-courants techno ou rap.
Les trois périodes de l’art moderne (élitiste, petite-bourgeoise et massifiée) répondent cependant toutes au même et unique logiciel : le nihilisme capitaliste. Il s’adresse simplement à trois strates sociales différentes. Et si vous observez bien, vous verrez que les trois strates sociales en question font continuellement référence à « leur modernité » respective. Il est très amusant de voir des jeunes « artistes » plasticiens et installateurs, issus de la petite-bourgeoisie urbaine, faire référence à Duchamp comme à un « moderne » : il a quand même un siècle ! C’est un peu comme si un rappeur ou une midinette du Rn’B nous chantait une farandolle provençale, et que les teufeurs dansaient la gigue ! Car il y a un siècle, les classes populaires sortaient à peine de la culture paysanne. Duchamp est contemporain du moyen-âge ! C’est un vieux ringard. Il n’est que le médium par lequel la petite-bourgeoisie urbaine entre dans la « modernité » après 1918. Ni plus ni moins. Mais si vous êtes un aristocrate, c’est un siècle avant, avec Beethoven que vous trouverez cette modernité. Et si vous êtes un fils d’ouvrier, c’est avec Johnny Hallyday dans les années 1960 que vous trouverez la même modernité.
Duchamp n’est pas un génie ni un moderne : il n’est que le représentant qualifié d’une catégorie sociale bourdieusienne, et de ses stéréotypes. Il n’est pas surprenant, que plus d’un siècle après, la petite-bourgeoisie urbaine continue de lui trouver de la « modernité ». Il est moderne à ses yeux, mais rien d’autre.
Les raisons de la modernité.
Pourquoi cette modernité ? Chaque ordre social doit légitimer la domination d’une classe sociale particulière. La féodalité légitimait l’aristocratie guerrière. L’ancien régime l’aristocratie de robe, bureaucratique. Le capitalisme doit légitimer la bourgeoisie. L’art féodal chantait la vertu guerrière, au sommet duquel se trouvait les guerriers. L’art classique célébra la vertu de l’harmonie, avec au sommet les « bureaucrates éclairés » de la Renaissance et des Lumières. L’art capitaliste doit légitimer le règne de l’argent, avec à son sommet les bourgeois. Ni plus ni moins.
On se rend compte qu’il est plus aisé, esthétiquement, de célébrer la vertu guerrière ou l’harmonie universelle, que l’usure et le trafic de chair humaine. C’est à cette tâche délicate que les artistes de la bourgeoisie ont du pourtant s’atteler. Et ils y sont parvenus ! Pour cela, il fallait mettre cul par-dessus tête : voler est bien, aimer est mal. Fabriquer de la merde en grand nombre est astucieux et mâture, alors que faire de la qualité en petit nombre témoigne d’une insondable bêtise et d’une immaturité sexuelle latente, n’est-ce-pas. La psychanalyse y apporta son eau au moulin.
Duchamp, comme tant d’autres, s’inscrit dans cette dynamique : il ne fait que chanter les gloires du régime et la joie de vivre en petit-bourgeois dans une métropole mondialisée. L’urinoir de Duchamp évoque parfaitement le mode de vie petit-bourgeois. C’est l’urinoir qu’on retrouve dans les « cafés » parisiens où notre vie se joue : travail, distraction, amitiés et amours. L’urinoir relève donc d’une fonction totémique chez le petit-bourgeois. Le grand bourgeois peut recevoir chez lui et dispose vraies toilettes : il socialise en privé. Alors que le petit-bourgeois ne dispose que d’un logement exigu, qui le force à fréquenter des lieux publics pour socialiser.
Narcissiquement, il est difficile à la petite-bourgeoisie universitaire et diplômée de s’avouer à elle-même qu’elle vit dans les vespasiennes de la grande-bourgeoisie. Alors, on esthétise. Duchamp c’est l’esthétisation petite-bourgeoise de l’ordinaire urbain. Duchamp n’est pas un art « brut ». L’art brut n’existe pas, d’ailleurs. Duchamp c’est la fioriture et le raffinement de l’urbanité petite-bourgeoisie. Bien-sûr, les sus-visés m’accuseront de ne rien comprendre, ou même de stupide intolérance. Je les renvoie à leur cher Duchamp : cet article n’est que l’urinoir de Duchamp lui-même.
Paul Leleu.