Écologie : 7 Milliards de smicards ?
par Jacques-Robert SIMON
vendredi 12 octobre 2018
Ce titre, emprunté à M. Jancovici, pose la question : est-il possible de doter l’ensemble de l’humanité de ce que possède d’ores et déjà la frange la plus modeste d’un pays dit développé tout en faisant une transition énergétique ?
La France de Louis XIV nourrit peu ou prou les siens. Mais cet équilibre se rompt vite avec les épidémies, les guerres, les épisodes climatiques extrêmes. Deux ou trois cent mille créatures périssent tous les ans de misère, surtout lors de l’enfance. L'espérance de vie ne dépasse pas 25 ans.
S’ajoutent encore le clergé pour prier (et influer sur les décisions) et la bourgeoisie qui détient les clés de la richesse mais pas le pouvoir confisqué par le Roi et ceux qui l’entourent. La société se caractérise par le poids des hiérarchies, les inégalités et les « cascades de mépris » qui vont du supérieur à l'inférieur.
Les grands seigneurs, dans leurs châteaux, vivent de bien différente façon comparés aux paysans : ils passent leur temps en réceptions mais participent aux différentes guerres décidées par le Roi. Travailler à des métiers manuels les ferait déroger, c’est à dire perdre toute dignité sociale. Ils aiment la bonne cuisine jusqu’à pratiquer la Grande Bouffe avec ragoûts, potages, entremets, poulardes, dindons... Le règne du Roi-Soleil sur la France est possible grâce à une main d’œuvre qui ne bénéficient malheureusement pas de machines dévoreuses d’énergie fossile : « sur dix français, un mendie, trois sont misérables, cinq vivent à peine » mais la grandeur fait seule l’histoire. La société de Louis IV est éminemment écologique : l’alimentation, les transport, le chauffage sont entièrement liés à la photosynthèse dont le rendement peut être posé égal à 1% (il est au maximum de 3% dans des conditions optimisées).
La forêt française occupe aujourd’hui plus de 28% du territoire alors que ce taux était tombé en dessous de 12% à la veille de la Révolution, soit une différence de 5000 km2. La source d’énergie à l’époque, qui se développe après Louis XIV, est donc massivement obtenue au détriment des forêts.
Les « machines » ne font que consommer et transformer des énergies fossiles ou nucléaires. Les cellules solaires (ou photovoltaïques) permettent de capter une partie de l’énergie solaire pour la transformer en électricité. Si on y ajoute l’électrolyse de l’eau pour obtenir de l’hydrogène stockable, le rendement global est au mieux de 20%, vingt fois plus environ que pour la photosynthèse naturelle utilisée très majoritairement au grand siècle. La surface disponible pour poser des cellules solaires peut être considérée comme égale à 5 000 km2, surface correspondant à la reforestation entre la Révolution et notre époque, ce qui offre 1012 kWh par an d’une énergie solaire transformée et stockée. La consommation (totale) d’énergie d’un Français contemporain est égale à cette valeur. Il est donc possible de subvenir à l’ensemble des besoins énergétiques Français (mais le résultat est identique partout) par la seule grâce de cellules solaires couplées à une électrolyse si l’on consent de dédier une surface de 70 km sur 70 km du territoire pour ce faire (il faudrait cinq à six fois plus de superficie avec des éoliennes).
On dispose ainsi d’un pays (virtuel) possédant une population nombreuse et bien formée, auto-suffisante pour son alimentation énergétique et calorique et ayant à sa disposition une source d’énergie renouvelable peu ou pas polluante. Il n’y a donc pas de problème d’alimentation énergétique, il faut cependant relever un défi afin de transformer une société du carbone vers une civilisation du solaire. Il faut quitter le monde des grandeurs physiques pour celui des échanges quantifiés par une monnaie qui ne montre pas forcément de relation évidente avec la raison. Il est temps également de se préoccuper de la production et de la consommation d’énergie en fonction des disparités souvent considérables des conditions locales. L’ensoleillement en Afrique est plus de deux fois supérieur à ce qu’il est en Europe alors que la densité de population est quatre fois moindre. La conversion photovoltaïque, qui nécessite l’une et l’autre de ces caractéristiques, est donc bien mieux adaptée pour les pays africains que pour l’Union Européenne. Par contre, pour les mêmes raisons, la production nucléaire devrait être privilégiée pour les pays qui la maitrisent, essentiellement les nations occidentales.
Au siècle du Roi-Soleil, la noblesse se distinguait de la plèbe par la naissance mais aussi par le fait qu’elle considérait comme « impur » le travail manuel dans les champs comme dans l’industrie. La société du XXIe siècle elle aussi réserve le travail manuel aux laissés-pour-compte méprisant l’intelligence de la main pourtant à la source de tant de découvertes scientifiques et technologiques génératrices de tous les biens matériels et sociétaux. La France se dédie au secteur tertiaire, près de 80% de la population y travaille : commerce, transports, activités financières, services rendus, immobilier, enseignement, santé humaine, actions sociales… Aucune des activités du secteur tertiaire n’est vitale bien que beaucoup soient nécessaires. L’alimentation, la production d’énergie, la production de biens matériels sont hors de son champ d’action et sont abandonnés aux manuels, aux scientifiques, aux industriels… qui partent en Asie. Pour se procurer les productions asiatiques, pourtant indispensables, les pays occidentaux n’ont plus grand-chose à vendre si ce n’est une hypothétique inventivité et de rutilantes innovations. Cette approche perpétue les mécanismes ancestraux de domination des élites ‘qui pensent’ sur les autres ‘qui travaillent’.
La France peut aisément s’accommoder de 68 millions de smicards du point de vue théorique, le monde peut s’accommoder de 7 milliards de smicards, le point d’achoppement n’est pas la production et la disponibilité de biens matériels (les machines et l’énergie qu’on leur fournit correspondent à plusieurs centaines d’esclaves par individu) mais plutôt l’acceptation d’une égalité, réelle et non proclamatoire, de situation et de rang entre tous. Mais peut-on faire régner l’ordre dans une société sans la cascade des mépris, sans les meilleurs et les moins bons, sans l’élite et les gens qui ne sont rien ? Sont-ce ces mécanismes qui permettent l’efficacité des systèmes, qui préservent de l’oisiveté, qui éloignent l’anéantissement créatif ? Devenir riche implique qu’il y est des pauvres, sinon à quoi bon ? Réussir implique que beaucoup ne réussissent pas sinon à quoi bon ? Le futur n’est que le présent qui se dessine : la cupidité, la sottise, l’intolérance, les inégalités, la bonne conscience des nantis augmentent chaque jour, c’est ce qui nous attend. Le mépris ne remplace pas l’intelligence mais il peut la mettre sous le boisseau : qui croit encore dans les forces de l’esprit ?