Ecoute-moi M. Kenya, de la part de M. Rwanda

par nsanzy
mardi 29 janvier 2008

J’adopte cette forme un brin narcissique de personnifier le pays dans un but louable : celui de m’adresser à toi de pays à pays comme je le ferais d’homme à homme. Ecoute attentivement cher Kenya.

Tu ne m’en voudras pas de te tutoyer j’espère, après tout, nous nous connaissons depuis très longtemps et il me suffit de traverser la parcelle de M. Ouganda ou de M. Tanzanie pour être chez toi. Comme tu as la chance d’avoir accès à la mer, j’achète beaucoup de choses chez toi et j’aime aussi venir profiter de tes plages magnifiques.

Je t’écris pour t’exprimer mon chagrin pour ce qui s’est passé chez toi dernièrement et aussi pour te prévenir de ce qui risque d’arriver par la suite.

En effet, comme tu le sais les eaux troubles que tu traverses je les ai traversées il n’y a pas si longtemps et tu n’es pas sans savoir que mes eaux étaient autrement plus boueuses et plus profondes. C’est un peu de cette expérience que je veux partager avec toi. Rassure-toi, je ne suis pas là pour pointer le doigt sur l’un ou l’autre de tes enfants qui serait à l’origine de ces horreurs. Ce que j’ai à te dire n’est pas plus agréable, mais reste plus général.

Te souviens-tu de ce qu’évoquait aux yeux du monde entier ton seul nom ? As-tu au moins conscience du parfum de fantasme exotique que provoquait la simple vue de ton nom sur les panneaux des agences de voyage ? Sais-tu combien de millions de gens ont rêvé d’un inaccessible ailleurs en pensant à ton nom ? Avant qu’Hollywood n’immortalise tes vastes plaines peuplées d’innombrables animaux sauvages, les récits d’aventuriers venus chez toi ont inspiré des générations entières d’amoureux du voyage. As-tu oublié que tu es l’inventeur de "Hakuna matata" (pas de problème), devenu credo de millions d’enfants après le succès du Roi lion, est-ce toujours le tien ? Chez moi, il y a des girafes, il y a des lions et des zèbres, mais c’est à chaque fois ton nom qui vient à l’esprit - même à moi - quand on voit leurs images sur fond de soleil couchant.

Toutes ces splendeurs qui étaient associées à ton nom n’iront nulle part et pour certaines personnes ton nom véhiculera toujours cette image d’évasion. Toutefois, désormais dans la tête des gens d’autres images sont apparues à côté des girafes, des lions et des danseurs massaïs. Ce sont des images de machettes, de personnes brûlées dans une église, de corps ensanglantés gisant sur les routes. Insidieusement, ces images vont venir peupler les esprits et, à terme, finiront par remplacer les anciens clichés. Petit à petit, ton nom sur la devanture des agences de voyage se fera plus petit et bientôt ne sera proposé que dans des agences spécialisées dans le tourisme à risque tel que
Hinterland Travel ou Live Travel. Une nouvelle race d’aventuriers viendra désormais te visiter et exposera tes photos à côté de celles qu’elle aura pris à Bagdad ou en Afghanistan sur "comebackalive.com", par exemple. Surtout ne t’attends pas à voir ta photo en "une" du National Géographic très bientôt.

Si je te parle de tout ça c’est parce que j’ai vécu ça... Enfin, je vis toujours ça. Mes propos peuvent paraître pessimistes, mais crois-moi la réalité est pire. Pour t’illustrer ça, je peux te parler de ce qui se passe pour moi depuis bientôt quatorze ans.

Tout d’abord, il est clair que je n’ai jamais bénéficié d’une exposition médiatique aussi énorme que la tienne. Je sais que plusieurs personnes ont pour la première fois entendu parler de moi lors de ce qui s’est passé chez moi en 1994, il est évident que la seule image qu’ils avaient était catastrophique. Dès lors, il suffisait de mentionner mon nom pour que les images de cadavres dans les églises, de rivières charriant les corps retournés, de fosses communes et de crânes cabossés par les haches et autres outils agricoles viennent à l’esprit de tout un monde nourri jour après jour par un flot de reportages plus précis et plus crus les uns que les autres. Moi non plus, Hollywood ne m’a pas oublié, mais il est venu après, ce qui explique les films à succès qui détaillent jusqu’à plus soif les atrocités d’il y a quatorze ans, ah ! La seule évocation de mon nom évoque encore chez de millions de gens cette vision d’une humanité détraquée et appelle à des réflexes soit de compassion, de rejet ou de culpabilité selon l’état d’esprit. Chaque fois qu’un massacre à grande échelle se profile dans une région du globe, tous les journalistes convaincus de leur savoir ne peuvent s’empêcher de s’interroger sur l’éventualité d’un "nouveau Rwanda" !

Ne crois surtout pas que je me complais dans cette posture de victime et que je n’apprécierais pas qu’on parle de moi de temps en temps en d’autres termes. Mais rien n’y fait. Je sais qu’il faudrait pour cela un énorme choc positif qui rivalise avec l’énormité choc négatif qu’à été le génocide. J’admets que ça ne va pas être facile de trouver quelque chose qui fasse médiatiquement écho autant qu’un million de morts pendant trois mois ! C’est-à-dire au moins dix mille personnes assassinées par jour !, pour un pays qui n’avait qu’autour de 8 millions d’habitants, difficile de trouver un équivalent historique.

Pour redorer mon blason, je n’arrête pas de faire des happenings que j’espère à résonance mondiale, mais leur bruit ne va jamais très loin, comme un murmure rendu inaudible par le grondement du tonnerre. Ainsi, une liste impressionnante d’étoiles mondiales sont venues me rendre visite ces deux dernières années, telles que : Bono, Ben Affleck, Bill Clinton, Quincy Jones, les filles de W. Bush, les anciennes gloires du football français Dessailly, Karembeu et Boli assistaient à l’élection de Miss Kigali, des festivals de la danse qui réunissent l’Afrique entière. Je possède le 1er parlement au monde ou les femmes sont les plus nombreuses devant la Suède ; en 2007, le tourisme a augmenté de +23 % à 42 millions de $. Je n’arrête pas de valoriser mes magnifiques lacs, les gorilles de montagne qui n’existent qu’ici, les collines verdoyantes et les volcans qui culminent à plus de 4 500. Tu vois où je veux en venir n’est-ce pas ? Eh bien, malgré tout ce que j’ai fait pour que mon nom soit associé à autre chose qu’au génocide de 1994, il n’empêche que chaque fois que tu tapes mon nom dans n’importe quel moteur de recherches, tu tombes sur des récits relatant les massacres, chaque fois que tu fais une recherche d’image incluant mon nom, au lieu de voir mes magnifiques lacs ou même le visage peu amène d’un gorille dos argenté, tu tombes d’abord sur un amoncellement de cadavres, sur un alignement de crânes troués, un entassement d’os de fémurs humains. J’espère que tu comprends bien que je ne souhaite en aucun cas voir disparaître ces images de l’horreur. Je veux qu’elles restent comme un témoignage pour le monde et les générations futures. "Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre", disait Winston Churchill, et ce passé ne devrait jamais se répéter, jamais. Je voudrais juste que quelquefois, à côté des vieilles images du malade, on montre quelques images de sa convalescence actuelle.

Voilà, j’ai compati à ton malheur actuel, je t’ai parlé de l’expérience de mon malheur passé. Je viens d’apprendre que chez toi la rage aveugle continue à frapper dans la vallée du rift et ailleurs, évidemment tu ne peux pas commencer à te soucier de la cendre alors que l’incendie est encore vif.

Bon courage cher voisin.


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