Egypte : la revanche du possible

par Michel Koutouzis
samedi 12 février 2011

21% d’américains et 32% de russes pense que la terre est le centre de l’univers solaire. 90% des politologues, géopoliticiens, diplomates et autres commentateurs de l’actualité étaient, il y a encore une semaine, convaincus que les lois de la nature, l’entropie en particulier, ont des limites du côté de l’Egypte. Tout ce beau monde exhibait et accumulait toutes les raisons pour lesquelles cette partie du monde restera immuable. Tout ce beau monde d’analystes et de penseurs n’avait pas un dixième de l’audace du dernier manifestant de la place de la Liberté.

Le dictateur chassé, les voilà qu’ils ressortent leur scepticisme, qui n’est rien d’autre que la continuation de leurs certitudes immuables antes la chute. Ils sont peut-être capables d’analyser le monde tel qu’il est à condition qu’il le reste. Pour le reste, ils sont incapables de sentir, voir, reconnaître, le changement. Ils ne sont pas très différents de tous ces russes et tous ces américains qui croient toujours que le soleil tourne autour de la terre.

Allons-y donc, et essayons humblement d’expliquer à tout ce beau monde (mais aussi aux maximalistes qui n’acceptent que l’idéal impossible comme alternative) les lois de l’entropie. 

Personne ne doute qui si l’armée avait tiré au début des événements, c’est à dire au moment ou les manifestants pensaient que c’était possible et même probable, le dictateur institutionnel serait encore en place. Sauf qu’elle n’a pas tiré. Depuis, chaque jour qui passait rendait de plus en plus improbable qu’elle le fasse. Les foules (le peuple) dans sa sagesse instinctive a tout de suite compris cette faille et sa signification. Pas les commentateurs, ni les politologues. Dès lors, il y avait un constat à tirer, et certaines attitudes à prendre. Faire tout pour ne pas abandonner la place de la Liberté, et ne rien faire pour obliger l’armée de tirer. C’est à dire, introduire de l’ordre place Tahir et stimuler le désordre au sein d’une institution par nature stable et ordonnée. Comment ? En l’enlaçant, en refusant la peur qu’elle pourrait inspirer, en ne faisant rien d’autre qu’être là. En acceptant règles et frontières informelles et non dites, tacites, qui soulignaient son autorité de fait, mais sans céder un pouce à celle du peuple sur la place elle même. 

Ce message collectif et inné était un choix du possible : au delà des géopoliticiens et autres analystes, le peuple reconnaissait l’essence du pouvoir mais sans artifices, c’est à dire en excluant sa représentation politique, les politiques et le premier d’entre eux. Le message était clair : nous sommes. Nous sommes une somme et pas une addition d’individus. Nous avons un désir, une exigence, qui font de nous un interlocuteur (mais aussi une alternative). Pour faire taire cette exigence vous devez chasser votre représentation politique ou nous tuer. Nous sommes divers (tout comme vous). Nous ne contestons pas que vous êtes, à vous d’agir, à vous le choix.

Cette force défensive ne conçoit la violence qu’à son propre égard. Il n’y a pas de discours sur la prise des palais d’été, il n’y a pas de manifestations offensives visant à occuper l’ensemble de l’espace, il n’y a pas de slogans insurrectionnels, il y a juste l’occupation symbolique, et exhibée au monde entier, de deux ou trois lieux publics qui soulignent l’existence et la détermination d’un peuple et son irruption sur la scène politique égyptienne en tant qu’interlocuteur plausible et raisonnable.   

Un autre message, plus subliminal, mais tout aussi efficace émerge de cette somme du peuple : chaque chose en son temps. Manières, procédures, mécanismes pour atteindre ce que nous voulons sont négociables. Mais n’est pas négociable le fait que nous existons, que nous avons une volonté collective, et que celle ci exige, ici et maintenant, de choisir entre deux symboles. Le nôtre et celui d’un pouvoir absolu. Nous, qui négocions les procédures de notre genèse politique et lui, 

En agissant de la sorte, ce nous introduit  de la démocratie (des choix) chez l’interlocuteur choisi par le peuple, c’est à dire l’armée et isole sa représentation politique, le dictateur Moubarak et son sérail. 

Le peuple vient de gagner une bataille en exhibant son désir mais aussi sa fragilité, en s’offrant comme potentielle victime d’un choix qu’il ne contrôle pas, face à un ennemi qui exhibait sa force, une force que lui aussi ne pouvait plus contrôler (mais imbu de ses certitudes, l’ignorait).

Transformer l’armée d’ennemi potentiel en arbitre, voilà la première victoire géopolitique du peuple égyptien. L’autre victoire, de taille, consiste au fait que, tout en niant toute expertise géopolitique et diplomatique, ce peuple vient de changer radicalement la donne géopolitique et diplomatique régionale, voir mondiale. Comme quoi, un grain de sable limpide qui se résume en un seul mot, liberté, est capable de bousculer des impossibilités et des certitudes cybernétiques considérées comme immuables. Comme quoi, ceux qui partent en guerre en Iraq ou ailleurs au nom des peuples doivent impérativement revoir leur copie.

Aux frileux qui gèrent le monde et aux exaltés qui veulent la perfection révolutionnaire le peuple égyptien montre la voie, semée certes d’embûches, des chaînons et des variables des possibles. 


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