Elèves scientifiques, choisissez les banques !
par Dany-Jack Mercier
dimanche 28 avril 2013


Un article du Monde paru le 25 avril 2013 s'intitule Ingénieurs français, engagez-vous ! [1] Il y a beaucoup d'ingénieurs hors industrie, et cela a été la tendance des 20 dernières années. Il y a quelques années, une association londonienne d'anciens de Supélec a été créée, et sur les 60 ingénieurs présents à cette célébration, on en dénombrait 50 qui travaillaient dans les finances.
On comprend dès lors pourquoi les programmes de terminale S ont changé : maintenant, on donne une large part au statistiques et aux probabilités même si cela reste hors de portée de nos élèves, mais avec les machines, pas besoin de savoir exactement de quoi l'on parle, il suffit d'appuyer sur des touches comme un baudet et de mettre son esprit critique de côté.
Savoir de l'efficace, ne jamais perdre de temps à essayer de comprendre parfaitement une notion, cela semble être le mot d'ordre actuel.
Un peu plus loin dans l'article cité, on apprend que 19% des diplômés de moins de 30 ans des sept meilleures écoles d'ingénieurs se sont lancés dans les finances. Terminé l'industrie ! Le discours que l'on entend depuis les années 1990 est le suivant : « Pour gagner du fric, allez dans les finances ! ». En termes plus choisis cela donne : « L'industrie c'est sale, l'industrie ce sont les grands sinistres sidérurgiques et charbonniers, donc il vaut mieux se tourner vers le service ». Et encore un mot d'ordre : « Faisons de l'industrie sans usines ! ».
Cela explique comment les écoles d'ingénieurs se sont mises à former des générations de banquiers, et comment les bons élèves scientifiques sont partis faire des statistiques dans les banques, avec l'exploit sensationnel d'avoir créé des instruments financiers de plus en plus complexes et ingérables qui n'ont eu comme conséquence que de brouiller suffisamment les cartes pour amener la crise financière.
Cela explique aussi pourquoi la géométrie n'est pratiquement plus enseignée dans la filière dite scientifique du lycée depuis la réforme 2010 : on ne parle plus de barycentres, d'homothéties, d'isométries, de similitudes, de coniques, de courbes paramétrées, d'équations différentielles, etc. Et aussi pourquoi d'autres notions ne sont plus apprises : on ne saura plus dénombrer à la sortie du lycée, et l'on ne disposera que de quelques pages sur les nombres complexes. Et pour les futurs enseignants de mathématiques ? Ils apprendront à gérer des conflits et à laisser beaucoup d'autonomie aux apprenants, mais ils ne sauront plus ce qu'est un nombre puisqu'ils ne l'auront plus jamais appris. D'ailleurs, pour rire, on pourra toujours poser la question de savoir ce qu'est un nombre entier naturel, ou un entier relatif, et demander ce qu'est un nombre rationnel. Quant aux nombres réels, auront-ils vu comment les définir ? Dans l'énoncé d'un des deux problèmes du CAPES 2013, on rappelait ce qu'était un nombre rationnel : pas pour blaguer, mais parce que l'on savait que la grande majorité des candidats n'auraient par appris ces définitions dans leur cursus. Bah, pourquoi s'inquiéter : l'accent sera mis ailleurs : dans l'emploi des écrans et des calculateurs. Et si plus personne ne sait, plus personne ne saura qu'il ne sait pas ! Avenir radieux de la pensée scientifique sombre...
Pour les sciences physiques, ce n'est malheureusement pas mieux, le marasme est total : plus d'électricité, plus de cinématique... Que feront les lycéens de la seconde à la terminale ? Enfiler des perles ?
Les programmes ramènent tout aux statistiques via Excel, et s'interrogent sur la loi normale sans que l'on dise ce qu'est exactement une probabilité. Il suffit de répéter que cette loi sert à modéliser tout ce qui existe dans le monde (un credo à réciter, et qu'on ne se pose pas de questions SVP), donc à faire des pronostics, donc à se lancer dans les maths financières, et cela suffit. On utilise des tests d'hypothèses et des intervalles de confiance dans beaucoup de sciences appliquées, bien sûr, mais est-ce raisonnablement du niveau d'un élève de terminale quand celui-ci ne possède aucune base solide sur laquelle construire ces connaissances ? J'en doute.
En physique, pour dire que l'on étudie encore beaucoup de choses, et que l'enseignement n'a pas régressé mais s'est seulement renouvelé, on place quelques passages sur la théorie de la relativité. Rien que ça, mais rassurez-vous, ce sera fait de façon très imagée et très littéraire, donc ce sera un coup d'épée dans l'eau. Où sont les sciences dans tout ça ?
Le combat « pour les sciences » sera à livrer dans l'hexagone dans les années à venir. Pour l'heure, elle est perdue, et le piège est bien refermé. Que sera la science en cette première moitié du XXIe siècle ? La finance, le management et la publicité.
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[1] Floc'h, Benoît - Ingénieurs français, engagez-vous ! Le Monde du 25 avril 2013.