Eloge du couteau suisse, du sauciflard à la clé USB en passant par l’OMC

par Marsupilami
vendredi 6 février 2009

Le 28 janvier dernier s’est produit un fait exceptionnel : dans une cour de récréation de l’école Claude-Nougaro de Toulouse (où il est vrai “même les mémés aiment la castagne”), un gamin de 11 ans a poignardé l’un de ses camarades avec un… couteau suisse ! Il est en effet rarissime que cet instrument utile, sympathique et en principe inoffensif fasse la Une des faits-divers sanglants. Quelques jours auparavant, on apprenait que ce même couteau suisse se transformait en produit high-tech pour geeks, et que, quelques mois plus tôt sa fabrication avait failli être délocalisée en Chine. La coïncidence de ces trois événements majeurs méritait qu’on se penche sur l’histoire et l’étrange destin de cette star de la coutellerie. tout-à-fait d’actualité.

Lame chevillée au corps… d’armée

Le couteau suisse n’existe pas depuis toute éternité, mais il n’est quand même pas de toute première jeunesse, puisqu’il est né en 1884 (à peu près en même temps que l’Opinel !), et il n’est pas non plus l’ancêtre du couteau pliable de poche (c’est le Laguiole, pliable depuis 1840). Il n’est pourtant pas comparable à l’Opinel et au Laguiole, puisque dès sa naissance il était voué à la multi-fonctionnalité : lame, tournevis, ouvre-bouteille et poinçon en un seul instrument. Cette caractéristique qui fait son immédiate originalité est-elle due au fait que 1891, date à laquelle l’armée suisse se dote de ce couteau, a aussi vu la création de l’automobile à essence, du périscope pour les sous-marins, du fer à repasser électrique et du ventilateur ? Possible, mais on n’a jamais vu, ni à l’époque ni plus tard, un couteau suisse équipé de tels ustensiles plutôt difficiles à glisser dans une poche !

Au tout début, le couteau suisse doit son succès militaire à sa lame en acier inoxydable, alors que son manche est encore en bois : curieux assemblage entre haute technologie et basique ruralité, qui rapidement évoluera puisqu’à présent les lames des couteaux suisses sont composées d’un alliage d’acier inoxydable au chrome et au molybdène et que les manches sont désormais en aluminium pour les militaires, et en plastique rouge (et plus récemment vert pour cause de vague écolo) pour les civils, la croix blanche suisse sur fond rouge ornant indifféremment les modèles civils ou militaires.

Depuis ses débuts helvétiques militarisés (qui ont largement essaimé, puisque plus les armées d’au moins 130 pays utilisent aujourd’hui cet instrument) jusqu’à ses développements les plus récents, spatiaux et high-tech (nous les évoquerons plus tard), le couteau suisse s’est civilisé et démocratisé et est devenu l’un des outils préférés des randonneurs, campeurs, bricoleurs, et même une star de la sémantique et d’une série TV. On y reviendra aussi. Mais pour ne pas être trop chiant et pour créer un intermède-interlude, il faut aussi évoquer la dimension poétique, gastronomique et quasi-chamanique du très sympathique couteau suisse.

Le vague-à-lame, complice tranchant des voyageurs

Jusqu’à présent, ce texte se proposait d’évoquer objectivement l’existence d’un ustensile. Mais là je verse carrément dans la subjectivité de mon attachement à cet objet : oui, j’aime le couteau suisse, ce fidèle compagnon du voyageur. Donc je dis “je” avec lui. Parce que lui et moi faisons partie d’un tout dont nous sommes indissociables.

Mon couteau suisse m’a accompagné dans tous mes voyages, sur les chemins de grande randonnée de France ou d’ailleurs, des forêts du Morvan à celles de l’Himalaya. Il était rouge, vu que je ne suis pas un militaire suisse. Il m’a fait trancher, grâce à sa grande lame, des lamelles de saucisson ou des parts de pain et de fromage lors de casse-croûtes le long des sentiers ; il m’a fait, grâce à son tire-bouchon, ouvrir de bonnes bouteilles de vin ou grâce à un autre de ses outils, de faire sauter les capsules de canettes de bière même dans des endroits du monde les plus improbables, il m’a permis grâce à son poinçon de réparer des sandales ou des ceintures là où ça ne paraissait pas possible, de me curer les dents, de couper des sparadraps avec ses ciseaux ou d’extirper des épines d’un peu partout.

Mon couteau suisse m’a même permis, après que j’aie reconnu sa silhouette et sa dureté mâtinée de souplesse, de tailler, grâce à sa scie efficace, ma canne de randonneur à nulle autre pareille, obscure branche que j’ai découverte dans un grand flash tellurique au détour d’un chemin et au sein d’un bosquet un beau jour chamanique, et qui m’accompagne depuis dans toutes mes randonnées.

Et puis un jour, un cambrioleur m’a privé à tout jamais de ce couteau suisse qui m’avait suivi partout depuis une trentaine d’années. Je ne lui en veux pas vu que je ne suis pas fétichiste, mais quand même, je regrette ce vieux compagnon capable, non pas de tout, mais de pas mal de choses. D’ailleurs mon couteau suisse a contribué à réparer les pannes mécaniques de la plupart de mes objets domestiques avant qu’ils ne deviennent irréparables pour cause d’électronicité abusive.

La NASA, le proverbe, le livre, MacGyver et la clé USB



On le voit, ce génial instrument n’est pas avare de fonctionalités tous azimuts. Même la NASA s’en est aperçu, puisque depuis 1992 le couteau suisse (un modèle spécial, non commercialisé qui n’existe pas dans le commerce et est décoré d’une gravure de la navette spatiale Columbia) fait partie du kit de survie des astronautes !

Non seulement le couteau suisse s’est envolé dans le cosmos, mais il a aussi acquis un autre type d’universalité en devenant une expression métaphorique du langage commun, la phrase “C’est un véritable couteau suisse”, exprimant l’aspect multifonctionnel, ingénieux et pratique d’une chose, d’une idée ou d’un être étant valable dans pratiquement tous les domaines, même les plus éloignés de la coutellerie !

Le couteau suisse est aussi le titre d’un roman “accomplissant là, sous vos yeux incrédules, ce qu’il faut bien appeler une révolution. Et néolithique”. Et c’est en aussi l’indispensable outil de MacGyver, héros de la série TV éponyme, bien entendu. Il n’est pas impossible que ce soit lui qui ait inspiré les ingénieurs qui ont créé le couteau suisse le plus multifonctionnel : avec plus de 100 fonctions, il devient un objet-culte parfaitement inutilisable et tout sauf pratique. Un gadget, quoi, rien à voir avec le couteau suisse rose pour fashionistas, qui sert quand même pour la manucure !

A propos de gadget rouge à croix blanche, notons enfin la naissance du premier couteau suisse high-tech du XXIe siècle : le Presentation Pro, “un modèle qui, en plus des quelques accessoires traditionnels (couteau, lime à ongle, ciseau et tournevis), est pourvu d’une clé USB rétractable et de quelques fonctionnalités bien pratiques pour tout commercial nomade. Les données bénéficient d’une encryption matérielle 256-bit (AES et DES) et d’un lecteur d’empreinte digitale. Et ce n’est pas tout : on retrouve également une connectivité Bluetooth d’une portée de 100 mètres, deux boutons pour gérer des présentations à distance, un pointeur laser ainsi qu’une série d’applications pour par exemple, archiver les données”.

Evidemment, un machin pareil ne sert à rien en randonnée. Essayez donc de scier une branche ou de réparer une sandale avec une connexion Bluetooth ou un pointeur laser ! En passant, à propos de voyage, le fabricant de ce gadget a prévu de commercialiser une version “dépourvue d’accessoires contondants” à l’usage de ceux qui prennent l’avion, à cause des attentats contre les Twintowers de New-York le 11 septembre 2001 !

Reopen the swiss knife !

Eh oui, le 09/11 a aussi été un véritable attentat contre le couteau suisse, victime collatérale innocente du terrorisme international. En effet, suite à ces événements, les objets pointus et coupants ont été interdits dans les poches et les sacs à mains des voyageurs. Du coup, les deux principaux fabricants de couteaux suisse, Victorinox et Wenger, ont vu leurs ventes chuter de 15 à 20 % et ont même dû fusionner en 2005 pour faire face à cette crise et résister sur les marchés internationaux, ce qui a donné lieu à une vague de licenciements. A cause du 09/11, le couteau suisse a accédé au rang d’arme de destruction massive, ce que n’avaient certainement pas prévu ses inventeurs !

Et comme si ça ne suffisait pas, aux méfaits du terrorisme se sont ajoutés ceux de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), lorsque l’armée suisse a brutalement annoncé qu’elle voulait remplacer son couteau actuel, qui date de 1961, par un instrument plus moderne et plus sûr, muni d’un tournevis cruciforme et d’une scie et dont le design serait modifié.

Le couteau suisse délocalisé en Chine ?

L’OMC a en effet obligé l’armée suisse à lancer un appel d’offres international pour lancer la production d’une première série de 65 000 exemplaires du nouveau couteau, qui troquerait sa couleur grise pour le vert très tendance au passage. Les fournisseurs traditionnels n’ont même pas été prévenus de cet attentat mondialiste contre cette traditionnelle entreprise helvétique.

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe en Suisse et provoqué la fureur de l’ex-colonel et candidat à la Chambre des Cantons Alois Kessler, natif d’un village où on fabrique les couteaux. “Imaginez”, a-t-il déclaré, outré, “un soldat suisse tenant son couteau, avec sur la tranche du haut, une croix suisse, et sur celle du bas, un petit made in China...”. L’horreur, quand on connaît la déplorable qualité des produits usinés en Chine (le couteau suisse sinisé pourrait alors rapidement ressembler à ça) ! Il a lancé une pétition exigeant que la production reste en Suisse, pétition qui a rapidement récolté plus de 7000 signatures.

Il y aurait déjà quatre usines chinoises qui fabriquent des copies de couteaux suisses d’une piètre qualité ! Fataliste, le porte-parole du Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a décidé de se soumettre aux diktats de l’OMC et a annoncé, la tête basse, que “Le couteau sera produit en Chine”. Ce qui a immédiatement provoqué une vrai bronca chez les élus des cantons où sont fabriqués les couteaux. Plusieurs maires ont déclaré unilatéralement leurs communes “zone hors OMC”, s’estimant dispensés de “respecter des directives absurdes qui n’étaient guère valables pour les petites communes et les petites villes”. Il faut savoir que ce mouvement de révolte contre la mondialisation aveugle n’est pas isolé : 70 autres communes ou villes suisses se sont déjà proclamées “zone hors OMC”, et c’est même un phénomène mondial puisqu’on compte plus de 1000 communes et villes du monde entier qui ont fait de même.

Selon les sondages, 92 % des personnes interrogées se sont prononcées pour le maintien de la fabrication du couteau suisse dans le pays. Du coup le DDPS a fait marche arrière, avouant piteusement qu’il “semble qu’un appel d’offres ne soit pas absolument nécessaire. On va examiner la situation juridique dès que l’on sera en possession des spécifications techniques. La décision sera prise prochainement”.

Le couteau suisse n’est plus un outil, mais une arme !

Comment contourner les règles draconiennes de l’OMC ? Alois Kessler a trouvé la solution : la directive de l’OMC concerne les outils, et non les armes. Il suffirait donc de décider que le couteau suisse est une arme blanche, et non un outil, ce qui est tout à fait possible juridiquement. Un vrai “couteau suisse”, ce Kessler : ingénieux et pratique !

Ce combat à… couteaux tirés entre l’OMC et la Confédération Helvétique tournera à l’avantage de cette dernière : la fabrication du couteau de l’armée helvétique ne sera pas délocalisée en Chine : “Le nouveau couteau de soldat de l’armée suisse sera fabriqué par Victorinox”, a officiellement annoncé armasuisse, le service du ministère de la défense chargé des acquisitions de matériel. Ouf !

D’un point de vue plus général, comme le note W. Wüthrich, “le conflit à propos du couteau suisse (…) montre à quel point les directives de l’OMC sont inadéquates et irréalistes. 152 pays de cultures variées et aux stades de développement très divers sont membres de cette organisation. On pourrait sans doute évoquer des milliers d’autres exemples provenant de nombreux pays. Les négociations du cycle de Doha qui durent depuis 2001 et n’aboutissent pas en raison de différences insurmontables montrent également que l’OMS ne peut pas fonctionner ainsi. Il y a du sable dans les rouages. Qu’est-ce qui va se passer ?”.

Epilogue : le couteau suisse, arme anti-OMC ?

Un couteau suisse, ça sert vraiment à tout. La preuve : de la canne de randonnée aux méfaits de la mondialisation, des bricolages de MacGyver aux rondelles de saucisson, des attentats du 09/11 à la navette Columbia, ce sacré instrument nous aura permis d’aborder plein de sujets passionnants.

Mais si vous désirez acheter un couteau suisse non-militaire, pensez quand même à regarder où il est fabriqué : ce sera un peu plus difficile de le faire passer pour une arme. Quoique… vu ce qui s’est passé dans cette cours de récréation toulousaine… ça pourrait faire jurisprudence anti-OMC, non ?


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