Elvis Presley, seul au monde

par Nicolas Cavaliere
lundi 16 novembre 2020

 

L’Idole (je n’en peux plus).

Il est violent de comparer deux artistes (deux prophètes ?) mais je me dois de commencer par ça, pour figer quelque peu le portrait du géant de cet article.

Elvis Presley chantait sous son nom, Brian Wilson chantait dans un groupe. Elvis Presley avait une relation forte avec sa mère, Brian Wilson se disputait sans cesse avec son père. Elvis Presley ne composait quasiment pas de musique, Brian Wilson faisait tout jusqu’à la production. Elvis Presley modifiait parfois les paroles des chansons qu’il interprétait, Brian Wilson laissait les autres tout écrire pour lui à quelques exceptions près. A l’heure où je tapote sur le clavier, Brian Wilson est vivant. Elvis Presley est mort. Du côté des points communs, ils ont débuté leurs carrières très jeunes. Ils ont survécu tous les deux à leurs frères. Et ils ont mentalement souffert de leur isolement et de leur génie. Il n’y a qu’Adam West, sans lien avec toute cette histoire, qui soit resté sain d’esprit toute sa vie. Une chauve-souris au plafond, mais pas d’araignée.

Oui, Elvis s’est lancé, de lui-même, très jeune dans le monde de la musique. Il avait envie de percer, il était passionné, curieux et cultivé ; et il s’est brûlé les ailes. Pressé de trouver un style nouveau par Sam Phillips, son appétit dévorant, celui qui lui tirait les lèvres, lui a permis de créer presque à lui seul un amalgame de tout ce qu’il entendait et connaissait, intimement. Ses premiers enregistrements ne sont pas seulement du rock n’ roll ou du rockabilly. Ils sont aussi de la country, et ils sont beaucoup du blues. « Heartbreak Hotel », son premier disque d’or, n’est-ce pas l’héritage direct de Robert Johnson ? Keith Richards a dit que la chose la plus marquante pour lui dans l’enregistrement, au-delà de l’accent singulier d’Elvis, était le jeu de Scotty Moore à la guitare, d’une finesse presque baroque quand on l’entend aujourd’hui. Et plus encore que ce jeu, le silence (le mystère) qui entoure le son (le train). Ce silence de solitude qui sied au thème de la chanson, il préfigurait celui qui allait entourer Elvis Presley lui-même après le décès de sa mère pour tout le reste de son existence. Il le portait déjà en lui.

La vie d’Elvis Presley me touche plus que le son de sa voix, belle comme les femmes qui se pressaient à ses concerts, sexy comme les femmes qui se pressaient à ses concerts, vulgaire comme les femmes qui ne se pressaient pas à ses concerts, et pourtant toujours élégante comme les femmes qui ont du goût. Même dans les titres les plus légers, comme « Love Me Tender », « Can’t help falling in love » ou « Are you lonesome tonight », les bêtises animalières à double sens comme « Crawfish » ou « Teddy Bear » (ce simple « your » !), les navets comme « Girl Happy » ou « Rock-a-hula Baby », il parvient à leur faire dire plus, à leur extorquer le sens qu’ils lui refusent, avec grande classe. Ses hurlements sur « Jailhouse Rock », c’est encore et toujours du chant. Alors, quand il se met au gospel ou qu’il remue les paroles d’« If I can dream » avec une conviction de tous les instants, il n’y a rien à faire d’autre que d’écouter religieusement.

Et pour la qualité de cet art, il y a une seule condition, et c’est l’ascèse. Pour tous les excès qu’on peut lui prêter, les chambres d’hôtel, les groupies, les médicaments en surdose, les délires spiritualistes, les jeux de rôle mafieux, les potes et les gardes du corps, tout ce qui a maintenu Elvis Presley en vie et qui l’a mené à sa mort, c’est son ascèse, c’est l’effet de sa solitude. Qu’il en veuille ou pas, c’est sa condition. Son frère est mort, Elvis est seul, mais il a sa mère. Sa mère est morte, Elvis est seul, mais Elvis a trop d’amour. Son manager lui a donné sa chance, l’a rendu riche. La (très) jeune femme qu’il a rencontré en Allemagne lui a donné un espoir consolateur. Alors il continue avec eux. Il suit le modèle de l’époque, qui veut que le cinéma soit plus prestigieux que la musique. Il enchaîne les films, qui sont souvent agréables, souvent niais. Il y passe presque une décennie, à sauver l’industrie, à jouer les idoles sans jamais devenir l’artiste qu’il a été malgré lui. Comprenant que sa vie lui échappe, il réoriente sa carrière, pensant que sa carrière c’est sa vie. Il y met tout son cœur, tout son corps, toute son âme. Son comeback est une réussite. Bientôt l’impasse se rétrécira de nouveau. Trop grand pour son métier d’entertainer qui lui tient à cœur, car ce métier a sorti sa famille de la pauvreté, bientôt trop gros pour son costume, il aura traîné son professionnalisme sans le moindre but une fois cette solitude enchaînée à son corps comme le boulet du deuil.

Prisonnier de son image, conscient qu’il est comme tous les grands artistes un schizophrène qui se sait, il s’abandonne à son public chaque soir, sans jamais pouvoir sortir de scène, sans jamais pouvoir sortir de son pays, lié à son manager dont le statut de clandestin aux États-Unis était certainement un secret de Polichinelle pour lui. Elvis a décidé tout de même de partir, en grande pompe. Il donne une foultitude de concerts, rit de lui-même, donne de lui-même, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à rendre son âme, qu’il croit pouvoir retenir sur ordonnance. Son corps demande le sevrage et finit par plier. Le cœur cesse de battre. Ce fut un long et généreux suicide.

Elvis fut des dieux de l’Olympe aux derniers instants d’une civilisation monothéiste, qu’il contribua à détruire. Sauf que si Zeus, Neptune et Vénus jouaient ensemble la Comédie humaine chacun sur leur nuage, le King n’avait personne pour lui donner la réplique. Personne ne pouvait le croire quand il imaginait d’un de ses amis que Marie était le nom de sa dernière flamme. Mais tout le monde savait qu’il ne rigolait pas quand il interpellait les gens qui cherchaient des problèmes en leur disant qu’ils venaient au bon endroit, et qu’il ne mentait pas quand il s’offrait une nuit de péchés avec la première venue. Toutes ses démonstrations de passion, de colère et de charme lui valaient toute l’admiration du monde. L’amour ne pouvait que manquer. L’amour, lui seul pouvait le donner. Il était au-dessus de tous les autres, au moins sur la grande affiche du spectacle.

Au fond, il a essuyé les plâtres de la célébrité pour les suivants, qui ont su prendre leurs précautions. Après lui, le rock a été affaire de groupes. Même après la séparation des Beatles, John Lennon a impliqué sa Yoko, Paul McCartney sa Linda, et les deux ont mené leurs thérapies en public à leur façon. Les Brian Wilson et les Syd Barrett se sont écroulés sans que leurs collègues ne puissent intervenir, mais ils ont su tirer le meilleur d’eux-mêmes et de leurs collaborateurs avant de sombrer. Elvis ne pouvait pas avoir le réflexe de se produire avec Priscilla, car elle faisait partie de sa vie, pas de sa carrière. Elvis avait encore la pudeur des interprètes qui ne composaient pas. C’était un chanteur professionnel qui s’entourait de musiciens professionnels. Il est un des plus grands monuments de l’appropriation culturelle avec Al Jolson et Fred Astaire, et sans le vouloir, simplement parce qu’il a été propulsé sur l’énergie de sa jeunesse, il a vu plus loin que n’importe lequel des deux (et il sera remercié par Public Enemy pour l’ensemble de son œuvre en 1989). Le long pont qu’il a bâti entre deux races, entre deux temps, s’est affermi sur lui. Tel Atlas sous la voûte céleste, il le soutiendra pour l’éternité. Néanmoins, il est actuellement illégal de le franchir sans disposer d’une attestation dérogatoire de déplacement.

Bref, l’épopée d’Elvis aura été vaine, et sa souffrance également. Rendez-moi mon Batman sixties, mon twist et Mary Poppins. Grâce à son sac sans fond, elle peut stocker autant de masques que nécessaire et avec son parapluie, s’envoler pour les distribuer comme des tracts sur la foule peureuse qui autrefois regardait un jeune homme promettre aux jeunes femmes une multitude de contacts sans paiement en se déhanchant librement à la télévision...


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