Émeutes et représentations : dynamique de changement et de continuité

par Tahar Hamadache
jeudi 1er décembre 2005

Les résultats et les enseignements des élections partielles (qui ont touché huit wilayates algériennes), tenues ce 24 novembre, s’éclairent davantage quand on intègre, dans sa grille de lecture, certains éléments en rapport avec les émeutes du début du mois, en France.

Et peut-être que le piéton -et l’oisif- a désormais l’avantage du contact physique permanent avec l’espace, avec l’environnement, pour ressentir, mieux qu’un universitaire -par exemple, la croissance dangereuse des changements non recherchés qui ont lieu dans l’environnement, parallèlement à la progression des changements qui devraient avoir lieu et dont on n’a pas de nouvelles. Cependant, comme le piéton et/ou l’oisif n’a pas souvent de tribune d’expression ni d’oreilles "accréditées" pour l’écouter, il lui faut être excédé et, dans le même temps, avoir la foule pour lui, avant qu’il ne puisse s’exprimer de manière visible et audible, par l’émeute. Mais comme l’émeute communique dorénavant par idiogrammes plutôt que par des slogans, il apparaît comme indispensable d’attendre ses développements pour comprendre les problèmes.

A la fois jeux d’intégration pluridimensionnelle (nationale, sociale, économique, politique, voire culturelle, etc.) et choc contre le mur invisible et mobile, crissant, vrombissant, polluant, éclaboussant, écrasant de la mondialisation, les émeutes que la France vient de connaître après l’Algérie sont un appel stressé à un nouvel ordre de défense, de l’échelle de la cave du « sans-papiers » à celle du monde ; une convocation de l’élite à se placer à la tête de la société, au lieu de demeurer coupée... comme une tête... de la société ; une exigence de redéploiement tous azimuts, qui prenne en considération les patrimoines respectifs, sans sélection autre que naturelle, les enjeux sans parti pris, et les dangers nouveaux, lucidement et courageusement. Des identités trop longtemps meurtries peuvent donner se métamorphoser en identités meurtrières.

Quelque chose est frappant, par sa variation dans la similitude, entre ce qui se passe à la suite des émeutes du Printemps noir en Algérie, et lors de ces dernières émeutes en France. Les chroniqueurs du Printemps noir pourront toujours discuter de l’incident de Kia-motors à Alger, le 14 juin 2001, justement puisqu’il s’agit d’un incident très discutable. Ce qui ne l’est pas tellement, c’est qu’il devrait y avoir à peu près le même taux de voitures brûlées en France que de « dos-d’âne » placés en Kabylie par « kilomètre/émeute ». On frapperait plus fort les autoroutes « virtuelles » de la mondialisation, qu’à travers les axes routiers « traditionnels »... "Ayez quelque chose contre la mondialisation ; n’ayez pas tout contre nous", semble signifier la fumée des "nouveaux Sioux".

En parlant de traditions et « d’émeutes comparées » à travers ces deux premiers hauts lieux connus, d’autres questions se soulèvent d’elles-mêmes. La première concernera la pertinence de l’hypothèse selon laquelle les politiciens les plus « bourdéliques » (de bourdes) devraient se sentir désormais plus compétents que d’autres pour occuper les postes de ministres des Intérieurs. Il y en a d’autres naturellement qui ne me semblent toujours pas posées.

Les émeutiers de France étant catalogués d’origine africaine (et maghrébine, ajoutent les cancres en géographie), pourquoi des conseils de tribus, des conclaves d’anciens et des délégués de 9-3 et autres ne sont-ils pas nés des émeutes ? Pourquoi ne parle-t-on pas d’autonomie des banlieues, mais plutôt de leur exclusion et de leur marginalisation ? Pourtant, il y a bien eu lieu rupture de médiation, de représentation et de caporalisation... La réponse est peut-être dans cette autre question : pourquoi des sociologues, qui s’estiment tellement érudits lorsqu’il s’agit d’ergoter sur les émeutes de Kabylie, à l’image de Alain Mahe qui se dit lui-même enfant de banlieue, ne se sont-ils, à aucun moment lors des émeutes des banlieusards, manifestés ? Mieux encore, ni Berbères de France, ni Cerakistes, ni Makistes, ni putes, ni soumises n’ont su, pu ou voulu placer pas même un lapsus au sujet de ces événements, qu’un monsieur tel que le président de SOS-Racisme a vu venir depuis des mois et des semaines. Ce dernier avertissait déjà que le consensus anti-discrimination était mis en difficulté. Peut-être qu’il faudrait déjà penser à le rétablir, ce consensus ébranlé, avant toute autre chose ?

Personne n’y aurait rien compris si des militants et des personnalités progressistes de tous horizons, des syndicalistes, des élus et des partis politiques avaient perdu autant de temps que leurs pairs algériens dans la prise en charge conceptuelle de ces événements, et le prolongement que quelques initiatives concrètes leur ont donnés. Tant mieux pour tout le monde, si les événements du Printemps noir leur ont servi d’expérience, s’ils réussissent là où l’originalité d’un tel mouvement a libéré les instincts de tous nos opportunistes, ici et « là-bas », tout en tétanisant les plus sincères d’entre nous, au point où le désarroi en a retourné plus d’un contre son propre camp, sans qu’on y prenne bien garde. Ceci nous aide, a posteriori, à écarter certaines hypothèses que d’aucuns voudraient défendre, « à la lumière » des partielles du 24 novembre qui devraient pourtant inciter à reprendre tout depuis le début, pour distinguer les événements tels qu’ils ont évolué, leur analyse telle qu’ils ont tenté de la formuler, et leurs propres aspirations -auparavant enfouies- qu’ils ont tenté de faire passer pour celles des émeutiers.

Écarter des hypothèses n’exclut pas, loin s’en faut, et il faut le souligner, la possible réémergence ultérieure de leurs aspirations, de marginales qu’elles sont aujourd’hui à des espaces plus communs... On devrait ne pas perdre de vue que parmi les propositions les plus opportunistes, il y en aura toujours qui pourront évoluer en propositions simplement opportunes. Autant dire qu’il s’agit, non point de disqualifier quiconque, mais, peut-être bien pour chacun, de vérifier en permanence son rôle, son apport, sa position et ses prétentions, sous tous rapports, à son appartenance (plurielle).

Il est tout à fait honnête de bénéficier du succès des autres face à des épreuves similaires, surtout lorsque nos erreurs leur servent. Prôner une autre politique n’est pas une clause de style, et personne n’est prédestiné à prendre en charge des transformations aussi complexes que l’heure exige.

La mondialisation est peut-être annonciatrice de destins nouveaux pour l’humanité ; accueillir l’évolution avec de bonnes dispositions donnerait meilleure figure que la subir sans y comprendre quoi que ce soit ; on pourrait mieux la concevoir ainsi, si elle ne donnait lieu à des ambitions de « déicrates » (i.e. régentant comme dieu la terre) et si elle ne prenait les « gouvernants » locaux par les cheveux, faussant toute représentation correcte du monde en amont et de la société en aval.

La Rue s’est invitée au débat, en Algérie, au moment où les projets de réforme, lancés par le président Bouteflika, entraient dans la phase « réalisation » ; ouvrir des chantiers de réforme était ce qu’il y avait de mieux qui puisse arriver à une Algérie alors exsangue. Les événements du Printemps noir ont imposé la réouverture de débats longtemps interdits (tabous ou illégaux) sur l’identité nationale, la légitimité (dont historique), l’altérité, le vivre ensemble, et toutes questions, confusément il est vrai, qui n’ont pas été prévues. Une structure s’est créée, qui s’est trompée, trop souvent et des années durant, d’ordre du jour.

Pendant que des « patrons », des analystes et des structures « traditionnelles » fixaient des yeux les tribulations du « Mouvement citoyen des Aarchs », d’anciens émeutiers investissent l’université puis, au fur et à mesure, les partis politiques qui, institutions et organisations comprises, s’étonneront certainement des thèses et des attitudes qu’elles verront certainement fuser, sous peu, de leur propre sein. De multiples indices en sont déjà visibles, à la faveur de ces élections partielles. En bousculant les certitudes et en faussant les prévisions (lors des partielles du 24 novembre 2005), la société continue d’indiquer que, en plus des principes inviolables qu’il faut davantage immuniser et vitaliser -et non seulement affirmer comme autant d’ennuyeuses litanies - il y a nécessité absolue de voir au-delà des coups de tête juvéniles le mur invisible contre lequel ils se cognent et qu’il faudra rendre localisable dans nos contextes respectifs. Pour y parvenir, les codifications de multiples ordres doivent à la fois être l’objet de transmissions très fidèles et passer des tests de mise à jour très adéquats.

Il ne suffit pas de « penser mondial, régionaliser l’approche et agir sur le local ». Le « local » aussi doit agir, veut agir. Il s’agit de l’inciter à interagir avec le monde, à prendre ses dispositions pour défendre ce qu’il y a à défendre et pour faire évoluer ce qu’il y a à transformer. L’initiative, prise par l’association culturelle AMSED, de Chellata, wilaya de Béjaïa, de lancer, depuis un certain temps déjà, le débat sur « la réorganisation de la vie sociale dans un village » est peut-être l’une des premières expressions explicites de cette disposition au changement lucide, collectif et volontaire. Il n’en demeure pas moins que les manifestations du double souci de veiller à la continuité de l’histoire sociale et de procéder à des réaménagements qui ne peuvent plus attendre se déclinent sur tous les tons, sous plus d’un ciel.

La continuité historique n’a rien à voir avec l’immuabilité. Aucun changement ne peut-être social s’il opère à travers l’encombrement de l’espace mental par de nouveaux produits, inconnus et indéchiffrables, et par des ruptures totales (et brutales) avec le passé des nations et des sociétés. Aucun État ne peut se substituer à sa nation quand lui-même donne de fortes envies à des forces supranationales. L’âge nouveau est (l’aube de) l’âge du virtuel, certes. La société ressent le besoin de s’y adapter. Mais la motivation en est d’abord de lui survivre et de se projeter à travers lui. Il faut l’admettre, il faut aider à la réorganisation et à la mobilisation (l’une n’allant plus sans l’autre) autour de ses ressources, de ses ressorts et de ses points d’appui collectifs. Il faut apprivoiser l’invisible présent sans s’identifier à lui, sans se « fantomatiser ».


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