En route pour les arcanes du parlementarisme rationalisé
par Michel J. Cuny
samedi 4 avril 2015
Dans sa séance du 13 août 1958, le Comité consultatif constitutionnel reçoit Michel Debré, garde des sceaux du gouvernement présidé par Charles de Gaulle, et principal promoteur de la Constitution en cours d’élaboration.
En présence de ce personnage, dont chacun sait qu’il tient, par-dessus tout, à la stabilité gouvernementale, le député Bruyneel souhaite placer sous un jour particulier son souci d’imposer le silence au suffrage communiste. Ce qui l’amène à partir d’assez loin :
« Il n’est pas de régime parlementaire qui puisse durer sans une majorité solide. Cette majorité solide ne peut être trouvée que par une loi électorale et ne peut durer que si elle est soudée par la menace de la dissolution, qu’elle soit automatique ou qu’elle ne le soit pas, pourvu qu’elle joue. En tout cas, la menace joue. » (Volume II, page 500)
Selon lui, c’est donc bien la loi électorale qui "fait" la majorité solide. Si la loi est bonne, au lendemain de l’élection la majorité ne peut être que solide, sauf accident. Mais ce n’est vrai que pour une durée limitée, compte tenu des aléas de la vie politique. D’où la nécessité, pour le gouvernement tendant à sa stabilité, de pouvoir menacer la représentation nationale élue au suffrage universel d’une… dissolution, moment très pénible puisqu’elle renvoie les élus devant leurs électeurs.
Comme chacun le sait, à ce stade de l’élaboration de la Constitution, la dissolution est déjà acquise… Le député Bruyneel ne la cite que pour hisser au même niveau de pertinence son vrai cheval de bataille : l’interdiction du parti communiste. Ainsi affirme-t-il tout spécialement pour Michel Debré :
« Vous pouvez chercher tous les "trucs" possibles, tous les stratagèmes possibles, il n’y a pas d’autre solution qu’une loi électorale éliminant les saboteurs du régime, car le régime parlementaire est un jeu d’équipe où il est nécessaire que deux camps se trouvent face à face, celui de la majorité et celui de la minorité. Si la majorité n’est pas une majorité réelle, aucun gouvernement ne peut s’appuyer sur elle. » (page 501)
Une majorité n’est majorité que si, se soumettant la minorité, elle se soumet tout ce qui n’est pas elle-même. Il suffit qu’il y ait un tiers parti échappant au contrôle de la minorité soumise pour que la majorité coure le risque d’une contestation sur laquelle elle n’a aucune prise et qui, par ailleurs, pourrait très bien troubler la soumission de la minorité ou d’une partie significative de celle-ci…
D’un autre point de vue, on imagine mal la finale de la coupe de France de football se laisser troubler par l’arrivée inopportune d’une moitié d’équipe venue là sans y avoir été invitée.
Il faut donc interdire le parti communiste.
Mais, si Michel Debré est d’accord sur la fin : obtenir qu’il n’y ait plus que deux équipes ; il trouve que le moyen de l’interdiction directe est un peu trop rustique.
Reprenons le fil de ses explications :
« Il est bien vrai, M. Bruyneel a parfaitement raison de le dire, que si l’on avait une loi électorale majoritaire permettant d’avoir deux partis, majorité et minorité, il n’y aurait plus de problème car, effectivement, la responsabilité joue avec un système majoritaire, minoritaire avec le mécanisme de la dissolution, et il n’y aurait pas à étudier avec attention les mécanismes, voire le cas échéant, les stratagèmes. » (page 504)
Ici, sans doute n’est-il pas nécessaire d’être devin pour dire que si la proposition de M. Bruyneel doit être rangée dans les "mécanismes" plus ou moins rudimentaires, il y a fort à parier que Michel Debré dispose déjà de la batterie complète des "stratagèmes"…
Cette science-là est effectivement assez délicate. Et Michel Debré nous invite - nous qui sommes venu(e)s, un peu par inadvertance, tâter du Comité consultatif constitutionnel - à être particulièrement attentifs-attentives :
« Là, il faut bien vous rendre compte que l’effort qui a été fait par l’article 31 - c’est-à-dire la détermination de la loi et l’augmentation du domaine réglementaire avec ses sanctions - a comme objectif de diminuer les causes de conflits, et par conséquent de montrer que la responsabilité du Gouvernement, devant l’Assemblée et devant le Parlement, est une responsabilité que l’on détermine aux cas législatifs importants. On diminue les cas de conflit, ensuite, en faisant que la procédure législative soit aussi efficace et souple que possible et qu’elle n’aboutisse pas à des heurts. » (page 505)
Résumons-nous : si par la grâce de l’article 31 - que nous n’avons pas tout de suite l’obligation de connaître dans le détail -, la masse de ce dont le Gouvernement (l’exécutif) décide de lui-même est délimitée avec soin et englobe plus de matière que jamais du fait de cette nouvelle Constitution, les heurts avec l’Assemblée nationale (le législatif) même investie par quelques dizaines de députés communistes, seront assez limités.
Et d’autant plus limités que, pour les matières relevant tout de même du législatif, on aura mis, institutionnellement, un maximum d’huile dans les rouages.
Voilà comment couler à plus ou moins long terme le parti communiste, et aboutir au bipartisme made in Great-Britain.
Quant au reste, c’est ce que l’on appelle du "parlementarisme rationalisé". Or, en 1958, c’est déjà de l’histoire ancienne pour les initiés dont Michel Debré fait partie.