Epītre ą Marianne…
par Najat Jellab
mardi 24 avril 2012
Chère Marianne, toi ce beau visage de la France, je voulais te dire.
Quand quelqu'un se rend à une exposition, à un concert, ou qu’il découvre un chef d’œuvre qui lui plaît, il arrive qu’il évoque ses proches absents et s'en désole : "comme ceci plairait à tel de mes amis, cela à tel autre !" pense-t-il et il ne profite dès lors du spectacle qu'avec une légère mélancolie. C'est cette même mélancolie qu’aujourd’hui, en étrangère spectatrice que je suis, je ressens quand je te regarde. Mais ce n’est pas l’absence de mes proches que je déplore, c’est celle de l’élite de ton peuple, absente à elle-même, et qui de ta visée éternelle et universelle ne voit déjà plus rien, empêtrée qu’elle est dans la redéfinition de ce qu’elle voudrait que tu sois.
Il y a dix ans déjà, un jour d’avril, un visage terrifiant d’extrême droite se dessinait sur les écrans cathodiques pour dire à des gens comme moi, que rien ne serait plus comme avant. A l’époque je faisais partie des étudiants étrangers sur ton sol, et je ne me lasse pas de le répéter, j’ai appris et grandi grâce à toi, et les mots ne sauraient témoigner de ma gratitude à ton égard.
Depuis dix ans, lorsque je te regarde, résonnent aussitôt les mots Laïcité, Communautarisme, République, Démocratie… Leur écho se confond tant et si bien que ces mots ne semblent guère avoir plus de sens que celui que chacun veut bien leur attribuer !
Pourrais-tu, chère Marianne, rappeler à tes professeurs, universitaires, intellectuels et politiciens, que les mots ont un sens, et qu’il faut cesser de les confondre. Je te l’assure, tu éviterais ainsi la défiguration dont tu es victime et qui attriste, tous ceux qui comme moi, t’ont tant admirée, aimée et étreint, mais qui aujourd’hui ont les bras rompus d’avoir aussi étreint un fantôme qui prétendait être toi ! Si le débat autour de l’islam en France semble si difficile, que ne commences-tu par rappeler le sens de laïcité et de communautarisme, deux mots si galvaudés par les sophistes et les démagogues qui ont rendu impossible toute vision d’avenir. Lorsque j’écoute les débats qui font rage sur ton sol, j’entends que la laïcité est synonyme de République, synonyme de Démocratie et qu’il ne saurait y avoir celles-ci sans le préalable de celle-là ! Marianne, tu comptes parmi tes citoyens des gens suffisamment instruits pour savoir qu’en Europe, il n’y a que toi, la France, et un autre pays, musulman, la Turquie qui avez eriges la laicite en rempart politique. Mais chez tes voisins, en Allemagne, par exemple, les institutions religieuses sont reconnues comme institutions qui participent au bien commun, l’Allemagne est une démocratie où les Eglises ont été partie prenante de la fondation de la République, Les Eglises y sont reconnues comme « corporations de droit public » et l’Etat soutient financièrement les Eglises catholique, protestante, méthodiste, mais aussi la communauté juive et musulmane.
Au Royaume Uni, les sikhs se sont vus reconnaître le port du turban à l'école et dans les services publics. Et concernant le foulard musulman à l'école, il est autorisé à condition qu'il soit à la couleur de l'établissement.
Quant à l’Italie, pays qui abrite le Pape, le catholicisme est patrimoine historique du peuple et la laïcité inscrite dans sa Constitution n’implique pas l'indifférence de l’Etat devant les religions, mais la garantie du maintien de la liberté religieuse dans un cadre de pluralisme confessionnel.
Pourtant, qui oserait dire de ces pays qu’il ne sont pas démocratiques ? D’autre part, qui oserait dire que république est synonyme de laïcité ? Il suffit de regarder les Etats-Unis pour avoir la reponse ? Souviens toi, cette démocratie que décrivait Tocqueville, ce pays où le président jure sur la Bible, ce pays où « In God we trust », et ce pays qui t’a sauvée à deux reprises au nom de la démocratie, quand le fascisme avait franchi ton seuil.
Ce que je voulais te dire, Marianne, c’est que tant que ce mot ne retrouve pas son véritable sens, celui d’une valeur et non d’un système, il continuera à tout et ne rien dire ! Chez toi, la laïcité est investie d’une mission d'émancipation, de libération des esprits d'un religieux identifié à la servilité. Mais si elle est érigée en système et transformée en laïcisme, elle sera toujours confrontée, comme dans tout système, à la dissidence.
D’autre part, tu as sans doute remarqué comme moi, que depuis plusieurs années, le mot communautarisme est employé à tort et à travers pour signifier sans doute ce qu’autrefois on désignait par « ghettoïsation » « repli sur soi » et pour parler clairement « refus de s’intégrer à la société française ». Marianne, je t’en supplie, mets un terme à cette hérésie ! Car outre le fait que les opinions exprimées sur ces prétendus communautarismes ne sont qu'une observation superficielle de symptômes, elles se doublent de suggestions qui semblent conclure que pour remédier à toute détresse, il suffit de couper court à tout espoir !
L’accusation de « communautarisme », -mot qui n’est entré dans le Petit Robert qu’en 2005- qui pèse sur des débats politiques récurrents, est tout à fait impropre et déplacée pour qualifier des revendications de visibilité sociale ; lesquelles remontent à bien avant l’introduction de ce mot dans la langue française courante. L’imprécision des termes initiaux du débat compromet déjà tout jugement. A dire vrai, l’emploi bien souvent aveugle du terme de « communautariste » traduit un état d’esprit équivalent en ignorance à celui dont a pu faire preuve un Mc Carthy quand il assimilait Charlie Chaplin, la gauche, les homosexuels et les drogués à des « communistes » et que la chasse aux sorcières, dénonçait tout « ennemi de l’Etat » en l’affublant d’une idéologie impropre à le qualifier. Aussi, examinons ce qu’est véritablement le communautarisme, incluant tous les éléments volontairement omis par ses détracteurs qui cherchent à le frapper toute entier de discrédit, quand il n’est qu’une approche valide et légitime de résolution du conflit qui oppose la volonté sociale particulière à la volonté sociale générale.
Depuis que j’ai quitté ton sol, Marianne, je vis chez ceux qui ont hérité de ta langue, et parmi eux j’ai beaucoup appris. Ils forment aujourd’hui le Québec au sein du Canada. Ils vivent, eux, selon les principes bien compris du communautarisme. Leur devise, figurant au-dessus de la porte principale du parlement ainsi que sur chaque plaque d’immatriculation est la suivante : « Québec, je me souviens » ! Dans le communautarisme, il ne saurait y avoir de « nous nous souvenons » sans le « je me souviens »… Nous sommes en Amérique du Nord, et charité bien ordonnée commence par soi-même. Bien qu’elle abrite en son sein une multitude de cultures, de religions et de nationalités, personne n’est dans l’impression que cette nation ait peur « d’aller de l’avant » ni qu’elle soit sous la menace d’une domination étrangère. Ce que le communautarisme souligne, Marianne, c’est le caractère constitutif des liens sociaux pour l'identité des personnes. Car l'identité de l'individu ne se manifeste pas par des choix volontaires -où les attachements qui peuvent le lier à autrui, au sein d'une communauté (famille, village, nation), ne joueraient aucun rôle constitutif- mais plutôt par une forme de compréhension de soi révélant des attachements communautaires qui lui étaient préalables. A ce propos, quelques lectures de Charles Taylor ou de Michael Sandel éclaireraient beaucoup les accusateurs du communautarisme qui emploient ce mot sans même savoir ce qu’il veut dire. Politiquement, ce communautarisme ne se traduit pas par des lois et concessions à l’intention de « groupes », il s’adresse à des individus, autonomes et responsables. C’est une philosophie individualiste et non de groupe ! Ainsi, la nation du « je me souviens », communautariste, permet à quiconque de s’honorer lorsqu’il le souhaite. Par exemple, quand un enfant ne se rend pas à l’école le jour d’une fête religieuse de tradition autre que catholique, tout le monde acquiesce devant l’initiative du parent qui ne l’a pas envoyé à l’école ce jour-là ; pourvu que personne ne fasse de prosélytisme. Ainsi, on pense que parce qu’il se souvient de lui-même, il se souviendra de la nation. Ce qui ne veut pas du tout dire que toutes les traditions et toutes les religions sont instituées en journées fériées ou en éloge à la paresse, mais que la loi reconnaît à chacun le droit à sa tradition culturelle. La mission du communautarisme est de faire coexister l’ensemble des individus, dans le respect de leurs libertés réciproques. Et, je t’assure Marianne, quand vient par exemple le jour de la Fête Nationale, celle-ci ne se résume pas à un défilé qui ne se regarde qu’à la télévision par un jour somnolent pour beaucoup, elle est plus enflammée encore que la fête de la musique dans les rues de ta capitale. Mais ce signe de « patriotisme » ne procède pas d’une volonté extérieure qui chercherait à imposer la commémoration ou l’adhésion aux individus, il est le fruit d’une volonté intériorisée de célébrer la volonté générale. Le communautarisme n’est nullement antinomique de patriotisme et nullement synonyme de repli identitaire ou de déni des valeurs d’autrui, comme ses accusateurs le comprennent. De plus, il est important de comprendre que comme aucun individu n’a besoin de la reconnaissance officielle de l’État nation pour célébrer sa tradition culturelle, si une revendication advenait de la part d’un groupe quelconque, qui interpellerait l’Etat sur une question le concernant, il ne s’agit déjà plus de communautarisme, car celui-ci légifère pour l’individu et non sur le groupe.
Et pour aller encore plus loin dans l’analyse de ces anathèmes jetés un peu vite à ce qui est compris comme étant des « intérêts communautaristes », l’attitude qu’ils révèlent rend impossible toute décision politique tant elle fait tourner indéfiniment le débat en rond. En effet, ceux qui dénoncent les « dérives communautaristes » désignent bien souvent de la sorte les revendications d’un groupe autre que le leur, oubliant parfois que leur point de vue n’est qu’une vue d’un point, et que même si cette vue était celle de la majorité en nombre, la majorité n’est en aucune façon synonyme d’universalité. Malgré cette distinction conceptuelle admise et avérée dans le langage, est pourtant dénoncé comme étant « communautariste » tout ce qui n’est pas « universaliste ». Si l’on pousse la logique universaliste elle-même à l’universel, doit donc être dénoncé comme communautariste - car non universaliste- toute revendication ou décision qui ne naîtrait pas ex nihilo ou qui n’obtiendrait pas l’unanimité ; non pas la majorité, mais bien l’unanimité. Ce qui disqualifie par avance toute politique et toute démocratie !
Mais je te rassure Marianne, il n’est pas question de nier ton Histoire et de prétendre que le communautarisme pourrait s’appliquer à ton modèle de société, car ta République est socialement et non individuellement instituée. Ainsi elle est disponible pour tous mais n’est pas vraiment investie par tous. Car de fait, n’importe qui pourrait bien disposer de toutes les langues, de tous les textes, ou de toutes les traditions du monde dans son assiette, s’il n’est pas doté des ustensiles nécessaires, il agira comme la cigogne invitée chez le renard, et ne pourra pas ou ne voudra pas participer au repas ! Pour prévenir le risque de couper tes citoyens d’eux-mêmes, Marianne, tu n’as, en effet, pas cédé la tâche de s’équiper aux individus et à leur famille immédiate, mais tu t’es dotée d’une autre institution républicaine : l’école, dont le but prioritaire est de lester tous tes citoyens d’un “ bagage culturel ”commun, sans lequel la plus grande part de leur environnement leur resterait étrangère. Ce qui signifie qu’une France, fidèle à Marianne, ne peut en aucun cas juger son modèle éducatif seulement à l’aulne de l’utilité économique- comme c’est le cas dans l’Amerique du Nord communautariste-. Et ce que toi, Marianne, tu as prescrit comme enseignement est avant tout un ensemble de systèmes de pensées transmissibles et reproductibles que tu as identifiés, pour ta République, non pas dans la foi, mais dans les humanités ! Outre les humanités, on peut ajouter le dessin, la musique et tout ce qui ne « sert à rien » si la seule visée est d’embrasser un métier. C’est donc seulement grâce à l’inclusion de ces humanités dans l’enseignement scolaire, humanités, qui « ne servent donc à rien » d’autre qu’à former des remparts contre l’aliénation, que la France peut conserver une cohésion sociale . Mais tu vois bien Marianne, qu’il y a une incohérence majeure et flagrante à se dire contre le « communautarisme » -qu’il faut maintenant baptiser autrement- et ne pas faire de l’enseignement des humanités une priorité. Car c’est le seul outil que tu as à disposition de tes citoyens, si tu veux qu’ils s’assoient à ta table, et perpétuent ton banquet. Et c’est à tes politiciens que revient cette tâche eux qui depuis dix ans complotent la destitution de tes valeurs, et simultanément s’étonnent devant le peuple de ce que celui-ci ne t`honore pas suffisamment !
Marianne, toi qui as inspiré tant d’hommes de tous horizons, toi qui rayonnes bien au-delà de tes frontières, parce que tu es garante de continuité, tu n’oublies jamais. Ton cœur est assez grand, assez beau pour réconforter encore beaucoup de chagrins, bien que quelques uns de tes gardiens terrifiants, ou de tes courtisanes aguicheuses, prétendent le contraire. D’autant que toi, tu sais que les victimes (ou ceux qui se sentent telles) ne seront pas toujours fatiguées, ou en colère, quand tu les auras rassurées, elles repartiront pleines de vigueur et d’enthousiasme et tu pourras en être fière, parce que tu te souviens, toi, que ceux qui t’avaient réclamés à cor et à cri, et auxquels tes gardiens avaient, dans les moments les plus troubles de leur histoire, interdit l’accès, ont aussi été ceux en qui tu as pu trouver le fer de lance de ta résistance, ceux qui ont participé à te rendre l’honneur qui est le tien. Quand bien même ta République devrait admettre en son sein des hommes et des femmes aux traditions périlleuses, c’est aussi parce que tu n’as jamais vaincu sans péril, que tu n’as pas triomphé sans gloire. Et quand bien même leurs revendications seraient difficiles à se représenter pour qui n’y a jamais été confronté, en faut-il donc si peu, pour tes gardiens peu éprouvés, pour prendre peur, s’affaiblir, et te croire à leur image, quand c’est à eux d’être à ton image, Marianne ?
Tu te souviens de ces jeunes gens à qui il est arrivé un jour de siffler la Marseillaise au prélude de quelque match de football, occasion habituellement si pleine de ferveur nationale. Je les compare à ces enfants qui, dans mon voisinage, faisaient du grabuge, le dimanche après-midi. Je sais que si je les avais réprimandés, ils auraient recommencé le dimanche suivant, encore plus fort. Aussi fut il beaucoup plus réjouissant pour tout le monde de leur apprendre les vertus du silence, de l’écoute, les vertus de Mozart, de Bach, (et pour la Marseillaise, de Rouget de l’Isle, pourquoi pas ?), de cette chose qui adoucit les mœurs : de la musique ! Je voulais te dire, Marianne.
Najat.